La matantification sociale
HÉLOÏSE VARIN
Illustration : Nadia Morin
Il y a quelques années, alors que j’entrais dans un dépanneur avec un ami d’origine libanaise, nous nous sommes heurté.e.s à la une d’un quotidien sur lequel on pouvait lire en grosses lettres rouges : « L’ennemi public # 1 à Québec » avec, en dessous, la photo d’une mouette. L’ami en question était sidéré, terriblement choqué de cette formulation à ce point alarmiste qui collait certainement mal à un oiseau. Cet épisode m’a marquée parce que, pour ma part, je trouvais cela plutôt habituel comme niveau de langage pour parler des mouettes, de la météo ou des cyclistes. Il faut dire qu’on a l’ennemi facile. « Héloïse! Il pleuvra aujourd’hui à Québec. Restez à l’abri! » Nous nous sentons tout de suite rassuré.e.s, on veille sur nous…
Les ennemis, la peur, le contrôle… la norme.
Il y a quelques décennies, Michel Foucault décrivait dans Surveiller et punir l’échec de la prison, haut lieu de la disciplinarisation, comme analogie aux stratégies de gouvernance qui encadrent les populations; ce qu’il a nommé « la société disciplinaire ». Le système carcéral, se réclamant d’une mission de réhabilitation et d’éducation, s’élaborait à partir d’une idéologisation de la surveillance. Autrement dit, la réhabilitation allait passer par un contrôle et par la normalisation littérale des corps individuels au moyen de techniques élaborées de surveillance continue et d’encadrement rigide du temps et des mouvements. Le meilleur exemple de l’idéologisation de la surveillance est le fameux panoptique élaboré par les frères Jérémy et Samuel Bentham; un modèle de prison cylindrique à l’intérieur duquel les cellules sont dispersées en cercle avec, à son centre, la tour de surveillance. L’objectif de cette conception était de donner aux prisonnier.ère.s le sentiment qu’illes puissent être surveillé.e.s en tout temps, mais sans savoir quand illes l’étaient vraiment. Résultat de ces stratégies carcérales? Un échec total quant à la mission promue, mais le constat de la création d’un lieu exemplaire de l’exclusion, de la marginalisation, de l’oppression, de la criminalité devenue personnifiée; de ce que nous devions ne pas vouloir être. On a appris à avoir peur de cet espace réservé aux « autres », à celleux qui ne font pas partie des nôtres, aux mauvaises « genses». La prison devenait le symbole de ce qu’il y a de l’autre côté des limites de la norme, le lieu de neutralisation des ennemi.e.s de la société, garant de la préservation de la paix. L’analyse démontrait un renversement de l’objectif de la prison, non plus orienté vers le/la criminel.le, mais vers le/la citoyen.ne, dehors.
De la peur créée autour de cette marginalité, de cette anormalité, découle une figure sociale vulnérable qui en est la réciproque, la victime potentielle, qu’on n’aura pas de misère à se représenter sous l’effigie de la matante. « Matante », ce terme que l’on emploie régulièrement pour qualifier une personne qui adopte une vie rangée, pantouflarde, qui ne fait pas d’excès ni même de vagues, qui est prévisible, qui défend la tradition et les bonnes vieilles valeurs et qui suit les « règles »; qui incarne, en d’autres mots, la normalité.
Deux idées autour de la prison sont donc intéressantes, celle de la surveillance continue et celle de la création d’un espace symbolisant la marginalité, qui peuvent être aisément transposées à notre vie en société : à force d’avoir peur de se faire chier sur la tête par des oiseaux, on en est venu.e.s à penser que notre liberté de mouvement dans l’espace public passait par la surveillance des autres et par la non-entrave de cette surveillance. Autrement dit, notre liberté passe ironiquement par notre discipline, notre dévouement à la cause de l’ordre, notre assujettissement : par notre « matantification ». On a pu le voir avec les nombreux commerces qui ont placardé leur devanture pendant le G7. Ils ont été bien avertis que c’était pour leur sécurité… puis on a pu les voir retirer les panneaux quelques jours plus tard l’air un peu malaisé, ne sachant trop à qui ou à quoi cette mascarade avait servi. Dans son roman Globalia, Jean-Christophe Ruffin écrivait : « La plus grande menace sur la liberté, c’est la liberté elle-même. Comment défendre la liberté contre elle-même? En garantissant à tous la sécurité. La sécurité, c’est la liberté. La sécurité, c’est la protection. La protection, c’est la surveillance. LA SURVEILLANCE, C’EST LA LIBERTÉ. »
Pour revenir à l’exemple du G7, il n’y a pas eu de « dégâts », toutes ces mesures ont bien servi. En tout cas, c’est ce qu’on dit. Le problème avec les prophètes de malheur, on l’a appris avec Jonas, c’est que si on les écoute, on ne saura jamais si illes avaient raison. L’ennemi à combattre demeure très flou, désincarné. Le risque, pourtant, semble bien réel.
Mais qu’est-ce qu’était le réel objectif dans le cas du G7? Mater les manifestant.e.s ou le reste de la population? C’est là que l’analogie avec la prison de Foucault devient intéressante. Le déploiement extrême de force autour des manifestant.e.s a servi à les marginaliser, à les montrer comme vecteur d’un désordre imminent, à les représenter comme ce que nous devions ne pas vouloir être. Si on reste à la maison pour une mouette ou pour 10 cm de neige (la énième tempête du siècle), on reste certainement à la maison pour une horde de « casseur.euse.s » en puissance. L’exemple du G7 demeure évident, les forces de surveillance ayant été étalées dans toute leur « splendeur ». Il n’en demeure pas moins qu’au quotidien, des procédés de surveillance semblables, mais beaucoup plus insidieux se déploient sans qu’on les voie et découragent l’investissement de la place publique : le contrôle des chiens, le contrôle autour des fêtes de la Saint-Jean, le contrôle de la cigarette et maintenant de la marijuana, le contrôle profilé du flânage dans la rue ou dans les parcs, l’accumulation de caméras à l’intérieur et à l’extérieur des commerces et des édifices publics, l’accentuation des contrôles aériens – de l’hélicoptère aux drones policiers, la multiplication des clôtures dont celles pour circonscrire des « zones de libre expression », etc.
Au nom d’une liberté créée par la peur de tout ce dont on est supposé.e.s avoir peur, on renonce aux plus fondamentales d’entre elles. La matante, cette image de femme vulnérable aux désordres publics, qui s’accroche à sa sacoche au carrefour comme si sa vie en dépendait, comme si elle avait tout à perdre, on se la crée collectivement.
Collectivement, on accepte tacitement la construction de cette subjectivité individualisée, normalisée et vulnérable, la matante anxieuse au point d’être avalée par son ombre. Elle ressort constamment, chaque fois qu’un nouvel épouvantail de la place publique se dresse. Une collection de matantes bien dressées à l’étiquette, bonnes partenaires du contrôle des masses. La « stratégie carcérale » est une réussite dans la réaffirmation du pouvoir en place; s’opposer à l’ordre établi contribue à démontrer son efficacité.
L’épouvantail public, symbole de la marginalité qui déstabilise l’ordre en place, ne s’arrête pas là, mais s’étend à tout ce qui est « différent » ou qui revendique une liberté réelle, exempte d’oppression. Foucault avait réalisé plusieurs analyses semblables à celle de la prison pour parler aussi des « délinquant.e.s », des « fous/folles » et des « déviant.e.s ». Encore aujourd’hui, les épouvantails se créent à partir de la maladie mentale, des croyances religieuses, de la diversité sexuelle, des dépendances, de l’obésité, des différences culturelles, du féminisme, de la pauvreté, etc. Toutes ces spécificités deviennent la définition même d’individus jugés socialement anormaux. Des personnes que l’on tente désespérément de redresser par des techniques élaborées de surveillance et par la médiatisation de discours portant, entre autres, sur la surmédicalisation des comportements jugés singuliers, la diabolisation du voile, la peur de voir bafouées des catégories comprises comme absolues, la déchéance présumée des centres d’injection supervisée, le culte du corps « parfait », la charte des valeurs, l’égalité effective de tous les hommes, le darwinisme social, etc. Des médias, qu’ils soient traditionnels ou sociaux, par la diffusion de débats vides et d’oppositions de principe, reproduisent les techniques de la prison en donnant le sentiment à ces « anormaux » qu’on les surveille constamment, que la société entière a le regard tourné vers elleux. Les juges sont partout et la peine est publique, exemplaire. Mais qui est-ce qu’on tente de mater encore une fois, le banc des accusé.e.s ou la collection de spectateur.trice.s apeuré.e.s, matantifié.e.s, revendiquant la non-entrave des normes sociales apparemment garantes de leur liberté?
L’image de la matante, elle frappe dans la portée grotesque de son stéréotype, dans sa personnification de la normalité et, en ce sens, nous ne sommes pas porté.e.s à nous l’approprier. Ce statut qui nous semble ridicule est néanmoins largement partagé et n’est pas l’apanage de femmes d’un certain âge qui aiment les courtepointes et les émissions de 17 h. Nous avons tous.tes notre seuil de réactivité aux « ennemis publics # 1 » qui apparaissent en première page. C’est pas parce qu’on bitche Virginie qu’on n’est pas un peu « matante » pour autant…