La justice alimentaire, de la militance à la recherche universitaire
VALÉRIE GONTHIER-GIGNAC
Illustration : Catherine Lefrançois
Entretien avec Geneviève Laroche, coordonnatrice de l’École d’été en justice alimentaire de l’Université Laval
VALÉRIE GONTHIER-GIGNAC : Geneviève Laroche, tu es coordonnatrice de l’École d’été en justice alimentaire à l’Université Laval; on ne retrouve toutefois pas de programme à ce nom, est-ce un nouveau champ de recherche?
GENEVIÈVE LAROCHE : C’est relativement nouveau comme champ de recherche, ce n’est pas encore très institutionnalisé. La justice alimentaire a une connotation très militante, alors que les programmes qu’on retrouve habituellement sont plutôt en droit de l’alimentation ou en sécurité alimentaire, qui sont des domaines apparentés.
VGG : Est-ce que ces domaines font partie intégrante du champ d’intérêt de la justice alimentaire?
GL : Pas vraiment. En tout cas, pas ici à l’Université Laval. Il y a une École d’été en sécurité alimentaire, que nous avons d’ailleurs contribué à mettre en place à l’origine. Pour des raisons de vision, on a décidé de s’orienter vers la justice alimentaire, alors que d’autres groupes ont continué sur la sécurité alimentaire. C’est deux concepts très intéressants, mais qui n’ont pas les mêmes approches. Nous, au sein du comité, la justice alimentaire nous rejoignait plus, notamment pour l’aspect militant et pour l’aspect justice sociale qui est inhérent à l’angle avec lequel on observe le système alimentaire.
VGG : Pourrais-tu nous définir les deux approches, sécurité et justice alimentaires, pour qu’on puisse bien distinguer ce qu’est précisément la justice alimentaire?
GL : La sécurité alimentaire, d’une part, c’est un concept qui existe depuis plusieurs années, dont la définition a été donnée par la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) en 1996, qui est, de mémoire : la sécurité alimentaire est atteinte lorsque chaque individu a accès, en tout temps, à une alimentation de qualité, en quantité suffisante pour lui permettre de vivre une vie saine et active.
La sécurité alimentaire, ça s’interroge donc sur la manière de donner à chacun la nourriture dont il a besoin pour réaliser son plein potentiel.
Pour ce qui est de la justice alimentaire, comme c’est un concept relativement nouveau, plusieurs définitions circulent et s’entrecroisent. Nous, à l’École d’été, on n’a pas encore arrêté une définition en particulier, mais la définition de départ, qui a été développée surtout aux États-Unis dans les milieux défavorisés, urbains, souvent racisés, chez les populations noires, notamment, est la suivante : la justice alimentaire peut se définir comme étant la répartition équitable des risques et bénéfices associés à l’ensemble des activités du système alimentaire.
La perspective est donc différente. On ne parle plus uniquement d’offrir de la nourriture à tout le monde de la façon la plus optimale possible, mais on parle plutôt de justice à l’intérieur du système alimentaire. Comment faire en sorte que les producteurs agricoles y trouvent leur compte, ainsi que les mangeurs et mangeuses? Comment faire en sorte que les industries de transformation jouent leur rôle à travers ça? Comment faire en sorte que le système alimentaire ne soit plus le reproducteur des inégalités sociales qu’on retrouve à l’intérieur de nos systèmes sociaux plus globaux? Selon les contextes, ces inégalités sont de différentes formes, ont différents impacts également. Disons que c’est une vision un peu plus globale.
La justice alimentaire se différencie aussi de la sécurité alimentaire en ce qu’elle conteste le système alimentaire global actuel, qu’elle considère, de facto, comme étant vecteur d’inégalités. Alors que la lorgnette de la sécurité alimentaire peut nous permettre de cautionner comme de critiquer le système alimentaire global, je n’ai jamais vu personne cautionner le système alimentaire global du point de vue de la justice alimentaire.
VGG : C’est un mouvement qui est né aux États-Unis?
GL : Aux États-Unis, en lien avec les actions pour la justice environnementale, parce qu’on s’est rendu compte que certaines populations, souvent dans les quartiers les plus pauvres, étaient souvent non seulement marginalisées, mais aussi les plus affectées par les problèmes environnementaux. Par exemple par des problèmes de qualité de l’eau, qualité de l’air, par l’absence de parcs, par la pollution liée à l’utilisation de matériaux de construction non sains… À un moment, on a lié ça à des aspects alimentaires parce que c’est dans ces quartiers-là aussi qu’on a le moins accès à des fruits et légumes frais.
VGG : Ce qu’on appelle les déserts alimentaires?
GL : Oui, exactement. Des mouvements qui prônaient la justice alimentaire, des militants des populations marginalisées en ville ont alors décidé de faire des actions en lien avec l’alimentation. C’est de là qu’est né le concept de justice alimentaire, en liant les concepts de justice sociale et justice environnementale à l’alimentation.
Ça, c’est la perspective nord-américaine. Il y a d’autres perspectives, européennes, notamment, mais l’idée globale reste la même, c’est-à-dire de réfléchir aux inégalités inhérentes au système alimentaire et de voir comment on peut agir pour rétablir une certaine justice sociale.
VGG : Quelles sont les actions qui s’inscrivent dans cette perspective, qu’est-ce qui s’y inscrit moins? Par exemple, est-ce que l’Union paysanne s’inscrit dans le mouvement de la justice alimentaire?
GL : Ce qui est compliqué, mais ce qui est aussi très motivant, c’est que, comme c’est un concept relativement nouveau, la justice alimentaire n’est pas encore un thème dont les acteurs du système alimentaire se réclament. Ici, au Québec, on va plus entendre parler de souveraineté alimentaire, qui est un concept parent de la sécurité et de la justice alimentaires. Il y a des auteurs qui placent la sécurité alimentaire dans le discours très institutionnalisé, très corporatiste sur l’alimentation; la souveraineté alimentaire à l’autre extrême, très militant, grassroots; et la justice alimentaire entre les deux.
La souveraineté alimentaire, c’est une lutte politique qui se trame à travers des réseaux internationaux, la Via Campesina notamment, pour le droit des États de pouvoir instaurer des politiques pour protéger leur agriculture ou protéger l’alimentation de leur population.
Et ça, ça s’inscrit en contradiction avec le système de commerce actuel, où on veut éliminer les barrières, où il faut qu’il y ait le moins de politique possible pour favoriser les échanges. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent complètement.
Donc la souveraineté alimentaire c’est vraiment une question de politique : au niveau des États, on veut être capables d’établir nos propres politiques sans qu’une Organisation mondiale du commerce vienne nous dire comment faire.
VGG : Dans quelle mesure peut-on lier la souveraineté alimentaire à la justice alimentaire?
GL : Dans la perspective de la justice alimentaire, ces politiques de souveraineté alimentaire peuvent être des outils pour améliorer la justice alimentaire. En protégeant les agriculteurs du dumping (le fait qu’un pays exporte beaucoup d’un aliment, ce qui fait chuter les prix dans les pays importateurs), par exemple. Ainsi, le Sénégal, et d’autres pays, notamment, plaident pour être en mesure de réglementer l’entrée de riz américain sur leur territoire. Or, l’Organisation mondiale du commerce les empêche d’avoir des politiques antidumping.
En ayant une politique qui limite l’entrée de riz américain, on pourrait permettre au prix du riz sénégalais d’être plus élevé et donc réduire les inégalités entre les producteurs américains et les producteurs sénégalais. Et permettre aux producteurs sénégalais d’avoir un meilleur revenu, donc possiblement de mieux s’alimenter aussi. Par un outil de souveraineté alimentaire, une politique alimentaire forte, on peut venir réduire certaines injustices.
Mais ce n’est qu’un aspect de la justice alimentaire.
VGG : Je comprends que la justice alimentaire s’intéresse autant aux producteurs alimentaires qu’aux consommateurs?
GL : Exactement. Dans le monde, 70 % des producteurs agricoles vivent en situation de sous-alimentation. C’est un des grands paradoxes de notre système alimentaire : ceux qui produisent notre nourriture sont mal nourris.
Si on n’est pas capables d’avoir des producteurs bien nourris, c’est qu’il y a vraiment un problème systémique. Ça, c’est à peu près partout dans le monde; même au Québec, on a des producteurs agricoles qui sont obligés d’avoir des revenus complémentaires parce qu’ils ne sont pas capables d’arriver avec leurs seuls revenus agricoles, et qui doivent aller dans des banques alimentaires. C’est complètement injuste, c’est pourquoi il faut aussi travailler pour les producteurs, car eux aussi sont des mangeurs.
VGG : Et c’est un problème systémique dans la mesure où tout est interrelié? Par réflexe, on pourrait être porté à penser que, pour donner plus facilement accès à l’alimentation aux personnes en situation de pauvreté, il suffit de baisser le prix des aliments, alors que cette intervention causerait d’autres inégalités?
GL : Exactement. Donc on traite de ça aussi. Lutter contre l’injustice alimentaire, c’est extrêmement complexe; tout dépendant de l’acteur ou des acteurs sur lesquels on se concentre, la mise en place d’une mesure peut avoir des effets délétères sur les autres. L’exemple que tu donnes est excellent à cet égard. Quand on baisse le prix des aliments, oui, on rend service aux gens en ville, aux mangeurs des villes. Mais ceux de la campagne, notamment les producteurs, se trouvent pénalisés. Si on baisse le prix des aliments, on crée une injustice pour les producteurs. Mais si on l’augmente, on diminue l’accès aux populations urbaines. Les actions à l’intérieur du système même sont limitées.
Il faut donc regarder à l’extérieur du système alimentaire pour avoir des actions plus porteuses. Par exemple, une politique de salaire minimum garanti permettrait d’augmenter le revenu des gens au lieu de baisser le prix des aliments, ce qui leur permettrait de consacrer plus d’argent à leur alimentation.
VGG : Les interventions en justice alimentaire se font-elles surtout au niveau politique?
GL : Il y a les politiques, bien sûr, à différents niveaux : national, local, communautaire. Si on pense au contexte du Québec, on pourrait avoir des actions à l’échelle des MRC, des municipalités, etc. On pourrait avoir par exemple des politiques fiscales qui facilitent l’implantation de marchés publics, de marchés de légumes et fruits frais, des programmes qui facilitent l’accès à des aliments de qualité pour des populations à plus faible revenu, etc.
Mais ça peut aussi être des actions militantes pour faire reconnaître les droits des femmes, ou l’accès aux femmes à plus de ressources, plus de services, parce qu’on sait que les femmes sont souvent à la fois responsables de l’alimentation, mais aussi celles qui subissent encore le plus d’injustice à travers l’ensemble du système.
Les femmes sont directement touchées par l’injustice alimentaire, ne serait-ce que parce que, malgré les avancées dans la sexospécificité des rôles à la maison, les femmes sont encore en grande partie responsables de la gestion des repas ou de l’alimentation au quotidien.
VGG : Des petits programmes, comme OLO, est-ce que c’est le genre de petites interventions qui pourraient être regardées dans un contexte de justice alimentaire?
GL : Oui. On n’en fait pas un cas précis, mais tu me fais penser que ce serait intéressant d’en parler. On pourrait l’étudier quant au référent de la justice alimentaire en disant que ce programme-là, premièrement, il vise les femmes, donc des populations importantes du point de vue de l’alimentation; ensuite, il vise les enfants à naître, donc les générations futures; on pourrait ensuite s’interroger sur la part de l’orange là-dedans. Le lait, les œufs, on comprend que ce sont des aliments locaux, produits ici, donc qui favorisent l’agriculture locale. Pour ce qui est des oranges, c’est autre chose. Est-ce que c’est un aliment éthiquement produit?
VGG : Donc la production éthique est une question qui se pose dans le contexte de la justice alimentaire?
GL : Oui, certainement. On traite aussi du sort des travailleurs agricoles, pas seulement ceux qui sont producteurs, mais aussi ceux qui travaillent dans les plantations, dans les champs, les travailleurs immigrants temporaires… Au Québec, on s’intéresse à celui des Mexicains notamment, des Colombiens, qui viennent travailler l’été et qui repartent. Quelles sont leurs conditions de travail? Est-ce que c’est juste, est-ce que c’est digne?
La justice alimentaire, c’est vraiment lié à la question de dignité, pour tous les acteurs. Est-ce que ça permet aux mangeurs d’avoir une certaine dignité quand ils choisissent leurs aliments, que ce soit au supermarché ou à la banque alimentaire?
Et pour les travailleurs, est-ce que ça leur permet d’avoir des conditions de travail qui respectent leur dignité humaine? Est-ce que leurs conditions de travail sont bonnes? Est-ce qu’on leur demande des efforts qui sont raisonnables? Est-ce qu’on accepte des baisses de production pour améliorer les conditions de travail, etc.? Et souvent, ce n’est pas le cas. Il y en a encore des cas d’esclavage, notamment aux États-Unis, pour la production de fraises, notamment. Il y a beaucoup de travailleurs qui sont exposés à des produits chimiques sans vraiment le savoir parce qu’on profite de leur illettrisme, de leur manque d’organisation ou du fait qu’ils sont travailleurs temporaires pour moins bien les informer.
Les lois au Québec sont très bien faites, et au Canada aussi, mais dans d’autres parties du monde, ce n’est vraiment pas le cas.
VGG : Et les lois du Québec ne s’appliquent pas sur les produits importés… Est-ce que c’est quelque chose que la justice alimentaire pourrait vouloir mettre en place?
GL : Oui, tout à fait. Aux États-Unis, il y a une initiative qui s’appelle la certification justice alimentaire (Food Justice Certification), où les producteurs, s’ils remplissent certaines normes, peuvent recevoir ce logo-là, qui certifie que leurs produits sont produits de façon écologique (pas nécessairement biologique), mais aussi que leurs travailleurs sont traités dignement. C’est un petit plus, ça regarde la production des aliments non seulement d’un point de vue environnemental, mais aussi d’un point de vue social.
VGG : Si on revient à l’École d’été, comment s’insère-t-elle dans la structure universitaire?
GL : C’est piloté par la Chaire de recherche en développement international. Moi, je suis chargée de projets à la Chaire. Le titulaire, Alain Olivier, est professeur au Département de phytologie; deux autres professeurs siègent aussi au comité scientifique, Véronique Provencher, qui est nutritionniste à l’École de nutrition, et Shelley-Rose Hipolythe, qui est professeure à la Faculté de médecine, en santé des populations, et qui travaille aussi à la Direction générale de la santé publique (DGSP).
VGG : À quoi ressemblent les projets de recherche, en justice alimentaire?
GL : Par exemple, Véronique Provencher travaille dans un observatoire sur l’alimentation, avec des acteurs de l’industrie. Ils observent les variations de prix dans les épiceries et font des constats, par exemple que le pain blanc est toujours, statistiquement, offert à un prix plus faible que les pains à grains entiers. Ils recueillent des données, font des analyses et des constats qui vont permettre de faire des politiques ou encore d’informer mieux l’industrie. Personne n’a intérêt à ce que les gens soient mal nourris. Et personne ne se lève le matin en disant « je vais affamer ou je vais mal nourrir telle personne par mes actions ». Je ne crois pas à ça du tout, mais des fois, par des logiques de marché, on en vient à faire en sorte que le pain blanc soit systématiquement moins cher. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de renverser ça?
À la Chaire, on n’a pas encore intégré la justice alimentaire dans nos projets. C’est dans nos valeurs profondes, mais ça ne transparaît pas encore beaucoup dans nos recherches. Quoique… Tu vois, on s’intéresse beaucoup aux pratiques agricoles, donc agroforesterie, agroécologie… On s’intéresse beaucoup aussi aux aspects sociaux liés à l’agriculture, on place l’humain au cœur des systèmes alimentaires et agricoles. Ce qui nous intéresse, ce sont les relations humains-agriculture, et l’adoption de certaines pratiques permettant que les paysans de la planète, peu importe où ils se situent sur le globe, puissent accomplir leur travail de façon digne, puissent être rémunérés convenablement pour le faire, dans l’intérêt de la population et de l’environnement.
VGG : Quelles sont les autres disciplines qui interviennent en justice alimentaire?
GL : Sciences sociales, médecine, nutrition, agriculture… Dans l’École d’été, on fait aussi intervenir des économistes, des sociologues, même des philosophes. On se pose la question : c’est quoi, la justice? Ce n’est pas si évident de répondre à cette question. Tu peux avoir une conception de la justice différente de la mienne, ce qui fait que nos actions pour la justice alimentaire seront différentes, et parfois même contradictoires, notamment en ce qui a trait à notre conception de la place de l’État. Est-ce que notre conception de la justice, c’est de partir tous égaux, ou d’arriver tous égaux? Est-ce que justice et équité, c’est la même chose?
Au sein du comité scientifique de l’École d’été, on a des personnes qui vivent en situation d’injustice alimentaire qui participent à l’élaboration de la semaine avec nous, dans la mesure de leur connaissance et de leur vécu. Elles apportent beaucoup de senti, et sont capables de nous réorienter sur leurs préoccupations de tous les jours, sur des choses qui semblent banales, qui pourraient passer sous le radar des scientifiques. Par exemple, une personne à mobilité réduite qui arrive dans une banque alimentaire où il n’y a pas de rampe d’accès rencontre un méga obstacle dans son accès à l’alimentation…
Ce sont des détails comme ça qui font la différence, c’est donc vraiment enrichissant qu’elles siègent au comité. Pendant la semaine, elles offrent aussi des témoignages. Notre premier objectif, c’est d’essayer de déstigmatiser les personnes qui vivent en situation de pauvreté au Québec; elles nous aident en racontant leur vécu à travers l’alimentation. Ça donne un lien particulier avec les étudiants, qui n’ont peut-être pas vécu de situation comme ça. Tout le monde n’a pas subi de la violence étant jeune, tout le monde n’a pas été abandonné, tout le monde n’a pas vécu, par exemple, avec moins de 50 $ par mois, etc., et c’est parfois difficile pour les étudiants de se retrouver là-dedans. Mais l’expérience d’avoir à se préparer à manger, tout le monde la vit, et c’est à travers cet angle-là qu’on réussit à réunir, en tout cas, à rapprocher ces univers-là qui sont souvent très éloignés sur le plan socioéconomique.
VGG : À l’École d’été, il y a donc un objectif de développer l’empathie?
GL : Oui, exactement. Surtout de déstigmatiser, de donner la voix aux gens en situation d’injustice alimentaire.
VGG : Merci beaucoup, Geneviève Laroche, pour cet entretien.