La jeune fille dans l’œuvre de Virginie Despentes. De la laideur punk à l’horreur terroriste
CATHERINE MAVRIKAKIS et EFTIHIA MIHELAKIS
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
Dans King Kong théorie, Despentes affirme parler au nom des « prolottes de la féminité », des « looseuses » (Despentes, 2006 : 10), de celles qui « n’y arrivent pas » (Despentes, 2006 : 11), de toutes les oubliées par le féminisme et par l’histoire qui ne s’intéressent qu’à la femme bourgeoise et féminine. King Kong théorie affiche donc ses couleurs dès son incipit : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du marché de la bonne meuf » (Despentes, 2006 : 9). Pour Despentes, comme le montre Évelyne Ledoux-Beaugrand (Ledoux-Beaugrand, 2010 : 198), il s’agit d’adapter et de performer d’autres stratégies identitaires et littéraires afin de tenir compte des femmes qui ne font pas signe au bon goût social et dont le corps et la langue sont pointés du doigt par les bien-pensants. Elle écrit pour toutes celles qui sont perçues comme obscènes ou encore abjectes. Contre cette bourgeoisie d’un certain féminisme et même de la littérature, Despentes joue avec les genres littéraires et cinématographiques facilement catalogués comme repoussants qui savent mettre en scène un corps féminin, souvent considéré comme dégoûtant et laid. Elle présente ainsi des textes et des films inclassables ou classés directement dans le genre pornographique qui forment un « corps » monstrueux pour le bon goût artistique contemporain. Ses œuvres sont donc systématiquement rejetées hors de l’espace que formeraient la grande littérature ou le cinéma. Cette stratégie permet à Despentes de privilégier une écriture dont l’esthétique multiplie les genres (manifeste, récit, autobiographie, chanson, essai, porno) à l’intérieur de l’entièreté de son œuvre ou encore dans un même texte. Son esthétique va dans tous les sens et devient, elle aussi, l’évident objet d’un rejet artistique et politique, autant par les tenantes d’un féminisme anti-sexe, que par la critique littéraire et la classe sociale dominantes qui tiennent à un certain bon goût.
C’est à une esthétique de la laideur que nous convie Despentes où l’extrême se manifeste ici dans le désir féminin de se tenir volontairement hors des codes qui participent à la socialisation et à la domestication des femmes. En effet, de façon générale, dans une perspective occidentale classique, les femmes, par leur beauté et l’entretien de leur corps, ont été appelées à transcender la condition inhérente à leur sexe réel. C’est ainsi qu’elles peuvent être « la femme ». On peut ici penser aux phrases de Bataille qui, dans L’érotisme,a cette réflexion pour le moins étrange : « Rien de plus déprimant pour un homme que la laideur d’une femme sur laquelle la laideur des organes ou de l’acte ne ressort pas […]. Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure » (Bataille, 1965 : 160). Or, c’est précisément contre cette impossibilité de trouver la souillure dans la beauté que travaille Despentes. Le mâle ne peut être celui par qui la souillure arrive, parce que le corps féminin chez Despentes se place d’emblée dans une marginalité où la laideur et la saleté sont son lot. Ainsi l’artiste femme refuse au regard masculin et à tout regard de croire qu’il serait capable de pervertir ce qu’il y aurait de pur et d’innocent dans le féminin. En faisant cela, elle empêche à l’homme sa jouissance au sens où Bataille et le phallocentrisme traditionnel la décrivent.
La femme laide et le plaisir masculin
Au début du roman Baise-moi, on assiste à une scène où il est possible de comprendre la castration imposée au mâle quand la violée ne prend pas la place souhaitée par son violeur. En effet, Manu qui est en train de se faire violer par un groupe de mecs, pense que son amie Karla ne devrait pas crier à chaque coup brutal qu’elle reçoit. Elle participerait par sa souffrance au plaisir du violeur cruel : « […] ça a l’air de le rendre content » (Despentes, 1999 : 55), pense Manu, qui, elle, préfère penser à rester vivante. Elle ne bouge donc pas pendant qu’on la tabasse et la viole, ce qui fera dire à un de ses agresseurs : « J’ai l’impression de baiser un cadavre. » Celui qui regarde ajoute : « Elle a même pas pleuré, celle-là, regarde-la. Putain, c’est même pas une femme, ça ». Il finira par dire : « J’ai même plus envie, elles me dégoûtent trop ces truies. C’est de l’ordure ». Dans cette scène insoutenable, l’extrême passivité de Manu a en quelque sorte enlevé au violeur une partie de son plaisir. C’est son statut de femme et de victime que Manu perd en ne pleurant pas, en ne réagissant pas, et elle arrive ainsi à dégoûter celui qui est en train de la violer et qui en parle en la désignant par le déictique « ça » (« c’est de l’ordure »). Identifiée comme un « ça », Manu est dans une position de chose innommable, de monstre que l’on montre du doigt. La passivité extrême crée un effet de « déféminisation » et d’animalité qui repousse le violeur. Manu devient plus que laide dans la mesure où elle empêche à l’homme de trouver le plaisir cruel de dégradation qu’il peut avoir en violant une femme qui pleure et qui serait donc pure, une pure victime. Elle empêche ici toute souillure, en étant d’avance elle même la souillure, l’ordure.
La laideur devient en quelque sorte une vertu à cultiver pour Despentes. Mais il ne s’agit pas de la penser sur le mode de son possible renversement. On n’assiste pas à un éloge de la laide qui serait malgré tout, suivant d’autres critères de beauté moins misogynes, « mignonne ». Au contraire. La passivité n’est pas non plus une force : elle n’empêche pas le viol, (et n’oublions pas ici que Despentes préconise aussi de répondre violemment, quand c’est possible, aux agresseurs; c’est ce qu’elle explique dans King Kong théorie), mais elle diminue la jouissance et opère ainsi une petite forme de castration. Il y a par contre une prise de position des personnages de femmes dans les œuvres de Despentes, qui habitent le laid et qui tiennent à le performer, à se l’approprier. C’est en quelque sorte les organes féminins, comme Bataille les fantasme et comme les idées d’un « vagina dentata » les ont mis de l’avant à travers une mythologie fort misogyne, dans ce qu’ils auraient de terrifiant et de repoussant ou de simplement moche que les femmes veulent montrer, jouer dans des performances de soi où l’enlaidissement est de mise.
Dans Baise-moi, Despentes décrit Manu qui, en blonde, a « une tête de tapin bon marché » (Despentes, 1994 : 125) et Nadine, l’autre jeune fille en cavale du récit, en train de se regarder dans le miroir après s’être teinte : « Ça lui fait une face saugrenue, les cheveux auburn. Vieille hippie toute bouffie. Elle perce ses points noirs sur les ailes du nez. Ils giclent par plusieurs, comme de petits ressorts blancs » (Despentes, 1994 : 114). Comme l’auteure le dit dans King Kong théorie, on imagine les femmes jolies faire et montrer de jolies choses. Or, la description ici attaque ce principe d’un joli qui va si bien aux femmes. L’incongru du visage féminin, l’écart qu’il maintient quant à l’idéal d’un beau agréable qu’il devrait représenter, vise non seulement à surprendre Nadine, mais sert aussi à dégoûter le lecteur, à travers tout, particulièrement la description des comédons. Le texte se construit alors dans une volonté de faire laid, de repousser le témoin-lecteur qui ne peut être un voyeur d’une féminité sexy et érotique, mais est pris à devoir regarder ou imaginer le corps sale des femmes et à lire un texte qui ne cherche en rien à sublimer la chair féminine par des métaphores lyriques et éthérées. Les réactions négatives de nombreux critiques lors de la sortie du livre et du film Baise-moi allaient dans le sens d’une dénonciation du mauvais goût, de la violence et de l’impossibilité d’accorder une valeur esthétique et artistique à ce qui se complaît dans la laideur.
La scène des points noirs dans Baise-moi que l’on vient d’évoquer n’est pas sans faire songer aux paroles de la chanson « Ugly » du groupe rock The Stranglers (groupe dont le nom se voulait une provocation possible contre les femmes) où un homme étrangle une fille parce qu’elle a voulu l’empoisonner et aussi parce qu’elle a des points noirs et qu’il n’aime pas cela : « I guess, I shouldn’t have / Strangled her to death / But I had to go to work / And she had laced / My coffee with acid / Normally I wouldn’t have minded / But I’m allergic to sulphuric acid / Besides she had acne and if you’ve got acne / Well, I apologize for disliking it intensely » (The Stranglers, 1977). Dans les paroles de cette chanson, on voit combien la laideur d’une femme peut servir de prétexte à son assassinat. La femme est une ennemie à abattre parce qu’elle empoisonne ou encore parce qu’elle est moche! C’est contre cette banalisation d’un discours violent contre la laideur possible des femmes que Despentes pense. Et elle ira plus loin. Elle ne s’en prend pas seulement au stéréotype de la jolie fille, mais elle met en scène le corps féminin comme espace possible de contamination.
En effet, la femme a toujours été perçue comme souillure à cause de son sang menstruel qui ferait signe à une non-étanchéité du corps. Laissant passer des fluides de l’intérieur vers l’extérieur, le féminin a toujours été perçu comme sale ou impur. Comme le montre Elizabeth Grosz, dans Volatile Bodies (Grosz, 1994), de très nombreux penseurs ont vu la femme comme un réceptacle peu hermétique des fluides. La femme ne serait pas simplement un trou, marquée par son manque. Elle serait aussi perçue comme un lieu de fuites corporelles. « In the West, dit-elle, in our time, the female body, has been constructed not only as a lack or absence but with more complexity, as lacking uncontrollable, seeping liquid, as formless flow, a disorder that threatens all order » (Grosz, 1994 : 194 citée par Eileraas, 1997 : 131-132). Cette incapacité du corps féminin à être contenu et fermé met en péril la solidité de la raison masculine. Il faut donc tenir à l’écart la femme impure, sans forme, la tenir à l’écart des hommes et de la représentation. Chez Despentes, il y a un effort certain pour montrer ce féminin qui déborde de lui-même et qui peut venir marquer et contaminer le social. Pour mettre en scène une Manu sale, impure, Despentes écrit : « Ses cheveux dégoulinent sur ses épaules en boucles molles. Elle a laissé son empreinte sur le mégot et sur le bord du verre. Une fois, Lakin lui avait dit : “T’es le genre de fille qui laisse des traces sur tout ce quelle touche”, alors qu’elle lui passait un pétard taché de rouge au filtre » (Despentes, 1994 : 122). On voit ici que Manu ne peut empêcher que son corps dépasse les frontières qui sont les siennes. Il va au-delà de ses propres limites et se manifeste de façon anarchique partout où il est. En ce sens, la très longue description que Despentes fait du sang menstruel de Manu dans Baise-moi a pour but de ne pas laisser le lecteur en paix. Il en aura plein la vue et sera lui aussi « contaminé » par les éclaboussures de cette pisse rouge.
Quand [Nadine] entre dans la chambre, Manu est accroupie dans un coin. Elle ne porte que des hauts talons qui s’enfoncent un peu dans la moquette. Elle regarde attentivement du sang couler d’entre ses jambes, bouge son cul pour faire des traînées. Les taches rouge sombre restent un moment à la surface, bulles écarlates et brillantes, avant d’imprégner les fibres, s’étaler sur la moquette claire.
Nadine s’accroupit en face d’elle, considère sentencieusement le mince filet de pisse rouge très épaisse qui lui sort par saccades plus ou moins généreuses. Dedans, il y a des petits lambeaux plus sombres, comme la crème dans le lait qu’on retient avec la cuillère. Manu joue avec ses mains entre ses jambes. Elle s’est barbouillée de sang jusqu’aux seins (Despentes, 1994 : 152).
Le corps de femme de Nadine est ici décrit dans son pouvoir d’échapper à une humanité évidente. Il y a quelque chose d’animal ou encore de très, très enfantin à jouer ainsi avec ses liquides corporels ou ses déjections. Quelles que soient les métaphores que l’on pourrait employer pour penser ce que Manu fait, elle se trouve en quelque sorte « déféminisée », allant à l’encontre d’une image de la femme propre qui ne voit pas son sang et qui parvient à l’oublier, ou même des publicités de tampons qui ne montrent jamais réellement le flux menstruel. L’extrême réalisme de la scène sert simplement à manifester ce qui a été refoulé non seulement par le regard masculin, mais aussi par le regard féminin en Occident. Despentes force le lecteur à regarder ce qu’il a appris à ne pas voir. Mais l’image de la femme comme trou que seules les bites sauraient combler, qui permet au regard masculin de continuer à ne pas être d’emblée dégoûté par le féminin, devient impossible.
La femme, comme Despentes nous la donne à lire et à voir, est pleine de liquides et pas seulement pendant ses règles. Le corps féminin a des trous d’où entrent et sortent de nombreuses choses. Citons ici un passage où il est question des orifices comme lieu d’excès et de débordement : « Manu vomit à grands flots, agenouillée devant la cuvette. Les épaules secouées à chaque gorgée qu’elle rend, elle se vide l’estomac en s’enfonçant deux doigts dans la bouche. Se rince le visage en aspergeant toute la pièce et finit sa dernière bière à la paille avant de se mettre au lit » (Despentes, 1994 : 141). Ce qui est frappant, c’est que même après avoir vomi, et s’être vidée, Manu se remplit encore de bière. Elle ne fait pas un usage de ses orifices qui serait dicté par la mesure ou encore la raison, mais elle comble ses besoins de vomir, en s’enfonçant deux doigts dans la gorge, comme elle comble ses envies de boire, en finissant sa bière avec une paille. On voit ici combien le texte de Despentes veut nous montrer un corps féminin qui, tout en étant particulièrement producteur de fluides, est aussi un contenant sur lequel Manu a un pouvoir. Manu voit un rapport complexe se jouer entre l’intérieur de son corps et l’extérieur et même si elle contamine le monde par ses vomissures, elle maîtrise aussi ce qu’elle ingère ou vomit.
Cette esthétique d’une appropriation des orifices par la mise en scène à la fois d’un contrôle sur le corps et d’un débordement de celui-ci, Karina Exileras en parle quand elle explique l’esthétique féministe des groupes rock. Dans « Witches, Bitches & Fluids : Girl Bands Performing Ugliness as Resistance » (Eileraas, 1997), elle montre comment les groupes de rock ont mis l’accent sur un corps féminin qui ne sait pas se contenir et qui paradoxalement performe de manière maîtrisée son manque de contrôle. Dans certains groupes, les jeunes filles vomissent ou encore pissent sur scène et se permettent de donner de la femme une image laide et sale qui reprend le stéréotype du féminin pour le détourner et le pousser à ses limites.
Punk et féminisme
Cette position esthétique qui veut montrer le corps des femmes en s’appropriant les orifices et la laideur, et plus largement se tenir dans les marges de ce qui est accepté par la société, vient pour Despentes de l’héritage punk rock. C’est du moins ce qu’elle affirme quand elle rend hommage dans plusieurs textes ou prises de parole à la culture punk. C’est la culture punk qui lui aurait permis d’accepter qui elle est en lui donnant la possibilité de quitter la honte dans laquelle elle aurait pu se confiner. « Heureusement, écrit-elle, il y a Courtney Love. En particulier. Et le punk-rock, en général. […] Si je ne venais pas du punk-rock, j’aurais honte de ce que je suis. Pas foutue de convenir à ce point-là. Mais je viens du punk-rock et je suis fière de ne pas très bien y arriver » (Despentes, 2006 : 131).
En fait, les principales caractéristiques de la culture punk sont présentes dans les œuvres de Despentes et dans les propos de ces personnages. Il y a une profonde aversion pour ce qui est de l’ordre du « mainstream », le courant dominant du social. Dans son article, « Anarchy in the UK : ‘70s British Punk as Bakhtinian Carnival », Peter Jones (2002) relève que les punks sont dans un monde de résistance symbolique à travers la musique, les vêtements et l’attitude. Or, la fille punk va jouer dans son corps cette irrévérence fondatrice de toute rébellion. Pour Despentes, la fille punk est le manifeste vivant d’une dissidence. L’esthétique punk est mise de l’avant dans toute la conception de l’œuvre de Despentes. Il y a une nécessité de donner à voir une marginalité et de faire en sorte que l’objet produit artistiquement soit répugnant et ne plaise pas. Ceci n’est pas sans rejoindre la pensée féministe de Judith Butler dans Bodies that Matter. Lorsque’elle pose la question : « How can we legitimate claims of bodily injury if we put into question the materiality of the body ? » (Butler, 1993 : 52), Butler réclame, en d’autres termes, la possibilité de se construire une identité sexuelle en mettant à mal les stéréotypes de genre et de classe et en incarnant de façon radicale un corps qui dérange. Cette revendication consiste à redonner une place de pouvoir au corps et à sa monstruosité, et le mouvement punk sait porter cette revendication à son plus haut degré en faisant de l’œuvre elle-même un corpus ou un corps abject dans les yeux des autres.
Comme nous l’avons vu, Despentes a souvent présenté des femmes laides, des moches. Or, dans Apocalypse bébé (Despentes, 2010) la jeune Valentine, qui est punk et puis terroriste, en vient à exprimer le paroxysme de cette laideur. C’est là qu’elle retrouve un peu de pouvoir sur elle-même et le monde, comme le dit la sociologue et féministe Lauraine Leblanc :« I would have told you how becoming a punk was, for me, the ultimate in self-empowerment […]. I would have told you how punk saved my life » (Leblanc, 1999 : 3). Ces mots de Lauraine Leblanc sur lesquels s’ouvre le livre Pretty in Punk condensent une vérité qu’on a souvent tendance à cacher dans un monde bourgeois encore sous domination masculine. Loin de constituer un frein à la liberté de la jeune fille, être punk peut créer un terrain fertile de revendication. Et la jeune fille peut semer le désordre, elle peut faire éclater les normes qui l’obligent à jouer le rôle de la jeune fille en fleur.
Ni nymphette, ni femme-enfant, ni mean girl, la jeune fille punk ne semble pas l’emblème de la jeune fille délurée, friponne ou lascive, celle dont l’image ne cesse de défiler dans notre société de consommation massive. La punk produit des signes, elle parle, mais elle le fait avant tout par son corps qui souvent la précède et qui porte des attributs négatifs de la société. La punk parle ainsi pour les femmes qui ne peuvent pas parler, celles qui ne peuvent être entendues. Ses vêtements provocants lui donnent en quelque sorte un accès à la société qui la méprise et la trouve ridicule. Le social doit faire avec cette tache que la punk se permet d’être dans la rue et le monde.
La punk ne parle pas pour elle seule. Comme le texte King Kong théorie le fait pour les prolottes et les marginales, elle dit quelque chose pour les autres femmes. En cette punk se déploie une multitude, grouille un peuple de femelles. Elle répond en ce sens à ce que Gill Allwood explique au sujet de la violence masculine dans French Feminisms : Gender and Violence in Contemporary Theory (Allwood,1998) : celle-ci est dirigée contre la femme en tant que femme. Elle constitue ainsi un acte politique, non pas un événement entre individus. C’est en ce sens, et seulement en ce sens, que Despentes peut faire de la punk celle qui n’est pas femme, mais qui porte de façon extrême et exacerbée la laideur potentielle des femelles. Les vêtements de la punk ne renvoient pas à une excentricité personnelle, à une façon singulière de se démarquer du lot des femmes. Ils sont une adresse à la société, puisqu’ils constituent une réponse violente aux impératifs vestimentaires qui pèsent sur la femme en tant qu’idéal de régulation.
La jeune fille et la mort
Pourquoi Despentes a-t-elle pris la jeune fille punk pour représenter plus spécifiquement la posture féministe qui est la sienne? Elle aurait pu faire appel à une vieille femme (dans l’incipit de King Kong théorie, elle dit, comme nous l’avons cité, parler pour les vieilles), à une créature moins « mainstream », moins présente dans les médias. Or, c’est précisément parce que la jeune fille punk est capable du sacrifice de sa collaboration à une hospitalité sociale allant de soi que Despentes voit en elle la porte-parole des marginalités au féminin. Comme elle l’explique dans King Kong théorie, la jeune fille est facilement vue comme belle, elle est la femme idéale pour la société et son enlaidissement volontaire est ce qui lui permet de se maintenir dans la marge. La jeune fille, elle, est le fantasme par excellence de tout Pygmalion. Elle incarnerait la malléabilité envers les désirs de tous. Elle monte sur les podiums pour faire les concours de Miss Univers, ou de Miss Wyoming, elle est celle que l’on veut, par son sourire, sa fraîcheur, être la vestale de l’ordre et des hiérarchies sociales. Comme l’écrit Sarah Banet-Weiser dans The Most Beautiful Girl in the World : Beauty Pageants and National Identity (Banet-Weiser, 1999), la beauté de la plus belle jeune femme construit l’identité du groupe à qui elle « appartient » et en quelque sorte vient refonder un sentiment de communauté ou de nationalisme. Dans la culture punk, la jeune fille refuse de se rêver comme future Miss de son patelin. Elle ne se fond pas au désir collectif et entre en conflit avec son rôle social. Elle se durcit, se réapproprie son corps et ne le donne pas en pâture aux regards qui rêvent de la voir garder sa place de jeune fille en fleur.
Si la jeune fille a toujours été le symbole par excellence de la blancheur, de la délicatesse et de la beauté virginale, si « la jeune fille est la première victime, […] elle doit aussi servir d’exemple et de piège », écrivent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1980 : 339). Elle se profile, dans notre imaginaire, toujours pure et impure, innocente et coupable, angélique et démonique, comme si elle ne pouvait jamais être une chose sans en convoquer son contraire : vide, néant ou trop-plein, excès.Lorsque Deleuze et Guattari inscrivent la fille dans cette double posture, ils font l’hypothèse qu’elle est marquée par un corps sacrificiel : pour défendre sa cause, la fille ne doit pas seulement sacrifier son avenir, elle semble devoir rompre avec le continuum de toutes celles qui ont mal vécu leur passage de l’enfance à l’âge adulte. Elle se retrouve alors prise dans un monde qui la prend pour victime tout en l’obligeant à jouer le rôle de bourreau.
En ce sens, elle peut subvertir le rôle qui lui a été assigné, mais elle le fera sans parvenir toujours à se défaire d’une posture mortifère dans laquelle ses pulsions suicidaires, meurtrières ou autodestructrices seront très présentes. En fait, l’image ambivalente que se fait l’Occident à l’égard de la jeune fille relève d’une idéalisation, au double sens du terme : une abstraction et une célébration. Idéaliser un être, le tenir en respect, n’est-ce pas l’élever sur un piédestal, « [le] transformer en [reine] ou en [déesse] [digne] d’avoir sur les hommes autorité et pouvoir, de les avoir à [ses] pieds? » (Kofman, 1982 : 13) Le respect structure la place qu’occupe la jeune fille dans le monde. Respecter la jeune fille, c’est la solliciter comme le gage, redoutable et fascinant, d’une vie sacrée, de telle sorte qu’elle semble entretenir avec la mort un rapport indéniable. « La jeune fille et la mort », écrit Anne Dufourmantelle dans La femme et le sacrifice,
vont ensemble ainsi mêlées, reliées, dans une espère de fascination amoureuse, de délire, d’enchantement, qui donne à la jeune fille, en retour, aux yeux de tous, et des hommes en particulier, une aura sans égale. Elle est la jeune fille qui, par cette alliance avec la mort, entre comme un guerrier dans le domaine des hommes, parce qu’elle n’a pas peur de mourir. La vie terrestre, « mondaine », ne l’intéresse pas à l’aune de cet absolu qui prescrit son choix et la guide loin du commun des mortels (Dufourmantelle, 2007 : 94).
Elle porterait en elle un mal pervers tout en ne cessant pas d’abriter une innocence qu’elle réverbère sans cesse. Les personnages de jeunes femmes chez Despentes se retrouvent dans cette dualité où elles sont à la fois criminelles en cavale ou terroristes et victimes innocentes d’un système dont elles pâtiront puisque c’est souvent la mort qui les attend. En ce sens, elles occupent un espace sacré où l’absolu est de mise.
Or, « [s]i le sacré, écrit Besnier dans l’Éloge de l’irrespect, dont la vie profane ne saurait se couper totalement, appelle le respect, c’est justement pour en limiter et en domestiquer le pouvoir » (Besnier, 1998 : 23). Anne Dufourmantelle aussi rappelle que la jeune fille fascine surtout parce qu’elle semble avoir été modelée à partir de son impossibilité à vivre. Cette alliance avec la mort fait d’elle une figure vouée à la destruction. Associée à la blancheur et à la virginité, la jeune fille échoue à s’épanouir et à devenir adulte. Elle devient ainsi semblable à une Ophélie.
La représentation iconographique d’Ophélie met bien en image une figure traduisant un certain idéal féminin au carrefour de la délicatesse et de la fragilité frôlant la folie avant de s’abîmer dans la mort. On peut penser à l’iconographie préraphaélite de la deuxième moitié du 19e siècle (Hughes ca. 1851-53). Jeune fille exsangue, assise au bord de l’eau, contemplant la rivière, Ophélie sert parfaitement cette représentation qui consiste à réduire la figure de la jeune fille à la virginité. Ceci dit, cette représentation traduit aussi un certain malaise quant au corps de la jeune fille qui se retrouve comme vidée de son sang vital, et, en ce sens, toujours au bord de la mort. La virginité en vient à être simultanément le symbole de la pureté et d’une mise à mort. Elle se pose comme le prisme à travers lequel la jeune fille ne cessera de fasciner sans jamais susciter la peur de celui qui la regardera.
La jeune fille pure, folle, mourante ou internée, celle qui se retrouve aux prises avec des forces autodestructives est sans cesse renvoyée à un espace où elle peut être privée de son pouvoir de rébellion, comme si celui-ci n’existerait que dans la mort ou dans le confinement. Despentes raconte à ce sujet une anecdote qui montre bien la place conférée à la jeune fille par le pouvoir, ici le pouvoir médico-légal, et combien il est important pour celui-ci de mettre la jeune fille à sa place de « jolie » idiote, pure : « Quand je suis internée à 15 ans le psychiatre me demande pourquoi je m’enlaidis à ce point. Je le trouve chié de me demander cela, vu que moi avec mon pétard rouge, mes lèvres peintes et mes énormes rangers, je me trouve follement choc. Il dit que j’ai pourtant de beaux yeux. Je ne comprends même pas de quoi il parle » (Despentes, 2006 : 124). Il y aurait ici une neutralisation du pouvoir politique de la jeune à travers un possible enfermement ou encore à travers la mort, quand elle refuse de faire la belle. Or Despentes tente d’inverser les rapports de pouvoir et de faire du lien que la jeune fille entretient avec la mort un pouvoir féminin. En fait, c’est toute la culture de la jeune fille sur laquelle Despentes nous demande de réfléchir. En cela, elle participe d’un mouvement féministe qui tente de penser la position extrême que la femme jeune ou en devenir peut adopter dans le social pour contrer l’image de la jolie jeune fille, au bord toujours de la mort, étiolée, perdue ou exsangue.
Depuis le début des années 1990, et surtout dans le domaine des études culturelles et de la culture populaire aux États-Unis, et d’une certaine façon en France aussi, on a vu apparaître des œuvres littéraires et filmiques portant sur la colère et la violence de la « bad girl », de la mauvaise fille (ou de la fille rebelle). S’opposant à l’idée selon laquelle la jeune fille innocente n’est qu’une victime, les travaux des féministes comme ceux de Lyn Mikel Brown (1998) sont, à cet effet, significatifs. Bien qu’elle aborde des cas réels de jeunes femmes (les Laurel girls) en situation de précarité socio-économique, Brown appartient à une génération de féministes (Lentz, 1993; Mainon et Ursini, 2006) qui tentent systématiquement d’élaborer la posture de la jeune femme rebelle. Ce qu’elle écrit mérite notre attention : « Their flight for voice and for their angle of vision called into question the stability of conventional femininity. Through their resistance they asked, both implicitly and explicitly, whose construction of reality was to be given legitimacy and authority » (Brown, 1998 : x). Elle met ainsi au jour un questionnement ayant traditionnellement été posé par la première vague de féministes de la génération des années 1960-1970. Il y a en effet chez elle une importante réflexion quant à la légitimité identitaire et politique de la jeune fille en colère. Or, Despentes elle-même dans ses récits, et particulièrement dans Apocalypse bébé, tente de redéfinir la place de cette légitimité chez la jeune fille.
La terreur de la jeune fille
Apocalypse bébé est un roman d’enquête. Chaque chapitre donne la voix à une femme : Lucie, la Hyène et Valentine. Lucie Toledo est une jeune détective chargée de retrouver Valentine, une jeune fille portée disparue dans le métro de Paris. Lorsque Lucie se présente au début du roman, elle avoue tous ses défauts : « Je suis la gourde mal payée qui vient de se taper quinze jours de planque pour surveiller une adolescente nymphomane, défoncée à la coke et hyper active. Une de plus. […] on ne me confie que ça; la surveillance des adolescents » (Despentes, 2010 : 16). La Hyène est une lesbienne à poigne. Elle n’a peur de rien : « Y a rien qui marche comme la violence, pour bien communiquer » (Despentes, 2010 : 128). Les deux femmes traversent la France et l’Espagne sur les traces de Valentine, une jeune fugueuse qu’elles doivent ramener, et dont le portrait se dessine en creux, au cours de la filature.
Valentine, apprennent-elles, a vécu son enfance entre un père égoïste, une mère en fuite depuis sa naissance, et une belle-mère pleine de bonne volonté. Valentine, donc, sous ce haut patronage, a construit son identité comme elle a pu. Adepte de groupes de punk, virée de tous les groupes d’amis, elle a pris à la vie ce qu’elle pouvait lui prendre. Une victime idéale pour les terroristes à la recherche d’âmes malléables. Le corps de Valentine est, en effet, mis à l’écart du social et déconnecté de toute forme de collectivité. « Valentine n’avait aucun sol sur lequel poser les pieds. Elle planait, larguée dans la stratosphère. Son père s’en battait les couilles, de sa fille, sa belle-mère voulait qu’elle dégage, la grand-mère ne pouvait par la saquer et sa pute de mère avait oublié jusqu’à la date de son anniversaire » (Despentes, 2010 : 141). Son corps, tout son être, semble ne pouvoir prendre racine dans aucun lieu. Valentine est alors celle dont le corps ne peut se poser nulle part. C’est la question de l’impossible appartenance de la jeune fille à un milieu stable, fixe qui alors est posée dans le roman.
Comme Valentine est tout sauf délicate et virginale, elle ne peut trouver une place « naturelle » dans le monde, la place que l’on donne généralement aux jeunes filles. Contre les discours qui consistent à limiter ce qui peut être dit du corps, du désir et de la sexualité de la femme – et plus encore, de la jeune fille –, Despentes met en scène une fille qui défie l’ordre sexuel normatif. Despentes déjoue les distances imposées par le jeu du respect évoqué plus haut qui ne doit pas représenter la sexualité féminine. En donnant la voix à chaque personnage de femme, en essayant de rester fidèle à des paroles singulières, Despentes veut rester au plus près de points de vue et de sensibilités individuelles, sans qu’il y ait la moindre censure. Ainsi, elle ne cesse de poser la question de ce qui peut être exposé de la jeune femme qu’est Valentine en décrivant le rapport radical que celle-ci entretient à l’homme.
Valentine ne demeure pas une vierge blanche et innocente. Son corps est rarement respecté. Transfigurée vite en « vierge noire » (Despentes, 2010 : 143), impure, elle fera peur. Avec Yacine, son cousin, comme avec plusieurs autres garçons qu’elle aura côtoyés et qui finiront par la rejeter, Valentine semble inviter la mort à même son corps de jeune fille : « En son centre un noyau rouge ardent se déployait pour l’engloutir. Un coup de poing invisible, d’une force phénoménale, le propulsait dans des ténèbres pleines de bruissements. […] Valentine se transformait, elle devenait déesse de la destruction, sacrée et terrifiante. Et lui (Yacine) aussi se modifiait. Et ça lui faisait peur » (Despentes, 2010 : 143) La jeune fille punk dans Apocalypse bébé ne suscite pas un désir simple et évident. Elle ne peut pas être celle qui tour à tour se transforme en figure sacrée, salvatrice, sexuelle, ou maternelle. Ainsi, non seulement n’est-elle pas fraîche et ravissante, mais elle ne détient pas non plus le pouvoir de ressusciter le passé ou d’apaiser la crainte de l’avenir. Elle est tourment pour autrui. Son visage ne porte pas de masque social conforme à une idée du féminin. La jeune fille punk est laide parce qu’elle détiendrait en fait un visage à l’état pur. Et son maquillage n’a rien à voir avec les approches esthétiques dont l’objectif est d’accentuer la « beauté naturelle ». Si elle s’habille en noir et qu’elle se dote d’une crête iroquoise, c’est qu’elle porte un visage trop démasqué, trop cru pour être beau.
Il y a dans le roman une vraie urgence à développer la figure de la jeune fille punk pour dévoiler la laideur et la violence qui résident dans les rapports de sexe et qui résistent à toute forme d’épanouissement. De ce dégoût du jeune homme face au corps de la jeune fille, on peut déduire un réel refus de la part de Valentine d’adoucir la violence des rapports de pouvoir. Valentine ne peut être autre chose que « sacrée et terrifiante » (Despentes, 2010 : 143). Elle a un corps effroyable. Ce rapport à la mort et aux forces obscures participe bien sûr de l’imaginaire de la fille punk, celle qui en vient à constituer dans l’œuvre de Despentes l’envers de la figure d’une Ophélie tout angélique vouée à l’autodestruction. Néanmoins, la punk comme l’Ophélie seront toutes les deux destinées à la mort. Despentes creuse ici la question de l’identité et de la revendication sexuelle. Elle jette la lumière sur les rapports de domination entre hommes et femmes, sans jamais oublier de montrer cette violence sous une lumière crue. On n’a qu’à penser aux liens établis entre Yacine et Valentine, celui qui
l’avait dérouillée, une dernière fois, dans une allée, n’importe qui pouvait les voir, par-derrière, tirée comme une pute. Ça n’avait pas suffi à rendre les choses assez glauques pour qu’il se débarrasse de cette image d’elle. Elle était une divinité. Trop attirante. Le plaisir dans une abjection. La toucher le rendait, lui, trop fiévreux. Il n’avait aucune envie d’en apprendre plus sur l’étranger en lui, celui qui se manifestait à son contact (Despentes, 2010 : 144-145).
Le corps de la fille punk ne peut-il être autre chose pour l’homme – voire, pour l’adulte? – qu’un chaos où une éternelle lutte vouée dès ses débuts à l’échec s’établit entre terreur et désir? L’économie sexuelle qui se met en place ici met de l’avant une impossibilité pour Yacine de se réconcilier avec ce corps où le « trop » (« trop attirante ») de Valentine s’insinue dans l’homme rendu lui aussi « trop fiévreux ». La jeune fille est alors perçue comme un espace de contamination comme il fut le cas dans le roman Baise-moi.
Quant à la parole de la punk, elle se fait enfin entendre quand Valentine crie au nom de toutes celles qui n’ont pas de voix. Mais la jeune femme ne peut annoncer qu’une fin. Elle est prise avec le pouvoir performatif de sa parole qui fonctionne de façon contagieuse : « Je suis la peste, le choléra, / la grippe aviaire et la bombe A. / Petite salope radioactive, / mon cœur ne comprend que le vice / Transuraniens, humains poubelles, / contaminant universel » (Despentes, 2010 : 276). Cette insistance sur la maladie et sur la contamination porteuses d’un contenu apocalyptique, place la jeune fille dans une posture où elle se fait déesse du futur et en même temps chevalier de l’apocalypse. Elle ne peut échapper par sa voix alors à sa condition de « sacrée et terrifiante ».
De plus, la volonté de Valentine a été manipulée très vite par la sœur Elisabeth qui l’a recrutée pour devenir terroriste. C’est en ceci que sa rébellion échappe à Valentine. Lorsque les deux détectives la retrouvent à Barcelone, il est trop tard. La Hyène essaie de la soudoyer, de la terroriser, pour qu’elle avoue, mais « Valentine encaisse le coup. Elle est prévenue : ils mentiront. Ils chercheront à la faire douter » (Despentes, 2010 : 315). Son corps a toujours été un réceptacle fait pour encaisser l’hypocrisie de tous ceux qui l’ont entourée. Et il le restera. Face à cette force passive qu’incarnent le corps et la pensée de Valentine, presque à son insu, la Hyène ne peut rien. Devenue une croyante convaincue, symbole par excellence du kamikaze en devenir, la jeune fille n’a plus qu’à sourire, et à attendre, pénétrée par ce qu’elle a appris à devenir, à même son corps : « Elle n’est plus travaillée d’aucune hésitation. Elle n’a aucun doute » (Despentes, 2010 : 319). La fin se révélera alors. Ce sera bel et bien l’apocalypse, telle que Valentine l’avait prévue.
Valentine aura été séduite par la sœur Elisabeth, livrée aux idéologies extrémistes, puis abandonnée. Et son acte ultime s’achèvera dans sa propre mort. Si révolte il y a à travers la figure de la jeune fille, elle se manifeste dans cette brèche que Valentine ouvre dans l’espace du social où elle se montrera « sacrée et terrifiante » jusqu’au bout. Cette brèche permet de réduire la distance imposée par le jeu du respect et du retrait qui concerne d’habitude les jeunes filles. Il y aura donc un attentat au Palais-Royal, à Paris. Au cœur de l’attentat se trouvera une jeune adolescente, fille de bourgeois.
Terroriste, Valentine se suicide pour se nourrir d’une réalité qu’elle saura régurgiter en faisant couler un bain de sang. Il n’y a pas de gagnants dans le terrorisme. Si la machine de guerre est faite pour faire intervenir deux camps où les ennemis s’affrontent, le terrorisme, lui, est ici total : il veut tout détruire. Il veut donner naissance à la mort. Le monde doit basculer vers le néant. Or la terreur est d’autant plus grande que le monde baigne dans le sang d’une jeune fille : figure par excellence de la victime, qui ici s’est transformée en bourreau. Valentine a utilisé son pouvoir mortifère. Pourtant, on aurait tort de croire qu’il y a renversement de l’ordre des choses par le geste de violence radicale posé par Valentine : « La vie reprenait, petit à petit, on se remettait à dire des conneries » (Despentes, 2010 : 326) dit Lucie, après l’attentat.
Néanmoins, mourir de cette façon oblige ceux qui restent à voir une scène indécente, laide, horrible. Et, de surcroît, l’attentat terroriste, ce geste que Valentine effectue de ses propres mains, concerne tout le monde et, surtout, de façon tragique, les innocents. C’est qu’en laissant derrière elle cet excès d’impudeur et d’abjection, elle oblige celui qui regarde à franchir un abîme, à perdre ses repères rationnels. En allant vers la mort et son suicide, Valentine ouvre une brèche, et met le monde en suspens.
La jeune fille aura ainsi occupé sa place convenue de morte de manière à surprendre la société. De jolie morte, elle sera devenue une morte terrifiante. Elle aura alors réussi, par ses positions extrêmes, à mettre à mal, du moins pour un temps, les fondements d’une cohérence sociale où elle joue un rôle qui, depuis longtemps, ne l’intéresse plus.
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