La force politique de la sollicitude [1] – ou pourquoi l’économie a besoin de féminisme radical
ISABELLE HUDON
Clarifions d’abord les choses. Je suis devenue féministe à travers l’expérience terrain de ma vie de fille, d’ado et de femme qui réfléchit, qui se lie à d’autres humaines, qui s’interroge, qui cherche à rester intègre et à faire sa place. Parce que le chemin de mon bonheur passe nécessairement par ma capacité à vivre une vie qui correspond à ce que je suis et à ce que je veux, je suis devenue, par la force des choses, féministe… Féministe radicale.
Entendons-nous, chaque personne a son histoire. Chaque personne avance dans sa réflexion, dans sa compréhension du monde, et change conséquemment son rapport à l’autre et son action dans le monde. Ainsi, je sais que mon féminisme radical est différent à plusieurs égards de celui de mes compères et que ma posture sur le sujet aujourd’hui est différente de ma posture d’hier et de celle de demain. Ce qui change très peu, ce sont les valeurs qui m’importent : le respect, la justice et l’honnêteté. Je cherche à être intègre dans un monde complexe où toutes les décisions et actions impliquent un tas de considérations éthiques. Et ce, sans m’enfoncer dans une lourdeur intenable ni dans l’absolutisme. Beau défi.
Un féminisme radical du « prendre soin »
Mon féminisme radical s’oppose à un certain féminisme libéral. Celui du : « Soyons toutes et tous également des brutes! »; celui qui valorise ce qu’on associe au masculin dans l’imaginaire social stéréotypé : la performance, la compétition, le prestige, la richesse matérielle, la force ; celui qui voit un problème dans l’humilité et la modestie, qui associe succès à pouvoir (financier et hiérarchique), et qui trouve que les ambitions des femmes devraient ressembler davantage aux ambitions des hommes qui réussissent dans notre société capitaliste individualiste.
Ce féminisme libéral propose une vision binaire du monde opposant masculin et féminin, tout en revendiquant davantage de place pour les femmes (en nombre principalement) qui arrivent à faire valoir leurs atouts « masculins ». C’est un féminisme qui accepte les règles du jeu dictées par des hommes depuis des millénaires. C’est un féminisme qui accorde plus de valeur aux femmes qui sauront tirer leur épingle du jeu dans cette jungle, à celles qui sauront crier plus fort sinon aussi fort que les hommes. C’est un féminisme qui revendique que les femmes fassent de la course automobile et qui méprise le scrapbooking.
Or, je propose une vision radicalement opposée à celle-là. Je souhaite plutôt que notre société valorise au moins autant ce qui est associé au féminin dans l’imaginaire social que ce qui est associé au masculin. Ça signifie en gros que je milite pour qu’on accueille avec bienveillance la part de vulnérabilité qui nous habite toutes et tous. Je souhaite que l’on reconnaisse notre fragilité d’humain(e)s, notre interdépendance, notre besoin des autres, d’altruisme et de solidarité pour une vie épanouie malgré la souffrance qui en fait partie. Chacun de nous a été en situation de dépendance totale au commencement de sa vie. En fin de vie, plusieurs risquent de se retrouver dans le même état.. Ensuite, chacun de nous, à moins d’être très chanceux, avons dû ou devrons cesser nos activités quotidiennes pour nous consacrer aux soins d’une personne proche, ou de nous-mêmes, à un moment ou à un autre. Bref, nous devons tous être soigné(e)s par quelqu’un ou soigner quelqu’un à certains moments de notre vie. Derrière une personne qui a du succès, il y a en une panoplie d’autres qui l’ont construite, éduquée, nourrie, épaulée, soutenue… soignée.
En fait, le « prendre soin », la sollicitude, le care, c’est pas mal la BASE de toutes les sociétés.
Et pourtant… Est-ce qu’on accorde beaucoup de valeur marchande à ces activités dans notre système économique? Pas du tout. Et pourquoi donc?
L’économie capitaliste : lieu d’un sexisme historique
Cette réalité s’expliquerait notamment parce que ce qui est valorisé et considéré dans la culture occidentale est associé au masculin Les valeurs et les croyances à la base même de notre culture s’appuient sur certains présupposés voulant que la part féminine de l’humanité soit faible, médiocre, sans importance et surtout, irrationnelle. Les hommes, par ailleurs, sont rationnels, intelligents, robustes et stoïques. Ils ont préconisé une rationalité instrumentale dans leur prise de décisions, pendant que la sphère du sensible, de l’émotivité, de la douceur et de la créativité était dénigrée. Associée au sexe faible, l’expression de la vulnérabilité et de la fragilité humaine est importune et inspire le mépris.
Ce sont essentiellement des hommes issus d’une culture misogyne qui ont mis en place le système économique capitaliste mondialisé actuel. La société patriarcale [2] dans laquelle ce système s’est développé est fondée sur une certaine vision du monde où il va de soi que le masculin (et les valeurs qui vont avec) l’emporte, opposant ainsi le féminin (faible) au masculin (fort).
Il y a là un enjeu de taille : dans l’imaginaire populaire, il est nié que le système économique du capitalisme financier actuel est en fait une construction sociale qui s’inscrit aussi dans une histoire marquée par le sexisme.
Dans les sociétés modernes qui ont vu naître le système capitaliste, le soin a toujours été la sphère d’action privilégiée des femmes. Que ce soit comme mères, comme maîtresses d’école ou comme infirmières, les femmes se sont fait historiquement assigner des responsabilités liées à des valeurs d’altruisme et de sollicitude. « Mieux comprendre la « transition vers le capitalisme », c’est aussi mieux saisir « la misogynie qui imprègne toujours les pratiques institutionnelles et les rapports hommes-femmes », écrit Silvia Federici. C’est réaliser comment l’association des femmes et de la nature a été utilisée pour les dévaloriser toutes deux, schéma qui perdure.» Comme on le sait, ce n’est que depuis les dernières décennies que les femmes ont pu accéder plus massivement à la sphère publique via l’accession au marché du travail et au droit de vote.
L’économie, c’est tout
L’économie, c’est presque tout.
L’économie, c’est notre façon de répondre (ou de ne pas répondre) à nos besoins individuels et collectifs. C’est la structure qu’on se donne pour y arriver. C’est l’organisation de nos avoirs. C’est l’« ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses » [3]. Ce sont nos modes d’échanges, de dons, d’interdépendance. C’est comment on s’organise pour vivre une gang de monde ensemble avec les ressources qui existent, qu’on crée, qu’on consomme, qu’on transforme, qu’on utilise… Des ressources matérielles et des ressources immatérielles (comme le savoir). Ça concerne tous les habitants de la planète. Ça implique une immense variété de choix (ou de non-choix) que nous avons à faire individuellement et collectivement. Par exemple, une des questions qui se trouvent au cœur de l’économie, c’est le travail, question qu’on déshumanise comme pas mal tout le reste, avec les conséquences qu’on connaît sur la santé physique mentale de nos congénères [4].
Bref, l’économie c’est d’abord et avant tout politique, car il s’agit en fait d’une part fondamentale du cadre général qui organise notre société. Ça nous concerne toutes et tous. Et dans la société démocratique au sein de laquelle nous prétendons vivre, chaque citoyen devrait pouvoir participer à la construction de ce cadre. [5] De plus, la représentation que les personnes au pouvoir et les citoyen(ne)s s’en font est supra importante pour notre avenir. Pourtant, on la remet trrrrrrès peu en question dans le discours dominant.
En fait, on parle d’économie comme si tout le monde s’entendait sur ce que ça signifie, sans se demander de quoi on parle vraiment. On fait comme si ce n’était pas vraiment lié à nos besoins et à notre façon de vivre ensemble. On fait semblant que l’économie est apolitique, non orientée en terme de valeurs, et ce, sans compter qu’elle est fondée sur des prémisses dont le sexisme est tellement ancré dans la culture qu’on n’arrive même plus à le voir.
On écoute ceux qui « s’y connaissent » nous jaser du marché, de l’offre et de la demande, des affaires, des cotes en bourse, du taux d’inflation, du calcul des intérêts, des baisses d’impôts et tralala… Un peu comme pour la météo. Parfois, on oublie tellement que l’économie est notre œuvre à nous qu’on croirait entendre parler de forces surnaturelles incontrôlables venues de l’espace.
C’est bien ce que le courant de pensée dominant en économie (qu’on peut appeler néo-classique ou orthodoxe) prétend. Selon cette posture, nous serions des homo eoconomicus, soit tous des êtres purement rationnels appuyant nos choix sur l’optimisation de nos intérêts (financiers principalement). À partir de cette prémisse, nous évoluons dans un univers ordonné par la loi du marché (l’offre et la demande) qui régule tout ça magiquement. Les bogues seraient dus à des faiblesses purement individuelles. Nous travaillons pour gagner de l’argent uniquement. Notre valeur est directement liée à la valeur marchande de ce que nous produisons. Il n’y a pas de questionnement éthique ou politique à avoir, puisque ce système économique est tout à fait neutre sur ce plan. Tout le monde, hommes et femmes, peut y tirer également son épingle du jeu, y trouver son compte, s’y épanouir. Ceux qui n’y arrivent pas sont paresseux. Ceux qui sont nés avec une déficience intellectuelle ou physique sont pris en charge par la charité des privilégiés, si ces derniers le veulent bien. Ainsi soit-il.
Avec les conséquences écologiques et sociales désastreuses que l’on connaît, notre culture sexiste nous a menés à construire un système économique capitaliste fondé sur un déni de notre vulnérabilité, de notre interdépendance et de notre besoin de soin. Un changement radical s’impose. Un changement de culture, mais aussi une transformation complète de nos institutions politiques et économiques… Il faut fonder notre façon de vivre ensemble sur la sollicitude.
Plus de sollicitude, moins d’anxiété
Cette culture capitaliste de la loi du plus fort se répand à l’ensemble de la société. Le chacun pour soi est privilégié. La solidarité sociale s’effrite, augmentant ainsi la vulnérabilité de chacun aux assauts hasardeux du destin. Chacun est responsable de sa propre condition, mais pas de la condition de la collectivité à laquelle il appartient, ce qui peut être très pratique… quand on est chanceux. Les livres comme Le secret et les discours répandus du genre « quand on veut on peut » et « on est les seuls responsables de son propre bonheur » en rajoutent. Tout ça est bien cohérent avec la vision d’une société peuplée d’homo eoconomicus.
Pourtant, même avec un calcul coûts-bénéfices, on est presque tous perdants au final. Mais l’infime minorité de ces hommes qui sont avantagés par ces règles ne veulent surtout pas les changer. Ils en profitent. Ils ont le pouvoir. Le pouvoir d’exploiter la vulnérabilité humaine qu’ils se plaisent à nier. Et les autres tentent tant bien que mal de tirer leur épingle du jeu en se conformant au système de peur de se retrouver parmi les perdants… Alors on reproduit sans trop questionner. L’ironie, c’est que cette façon de vivre nous blesse, nous brise et nous ramène au final à notre vulnérabilité. Et presque tout le monde y passe…
Heureusement, les tenants d’une économie alternative arrivent de plus en plus à démontrer les mensonges et injustices sur lesquels se fonde ce système. Parmi les approches alternatives de l’économie, on retrouve l’institutionnalisme pragmatiste de Commons [6] et les économies féministes [7], deux approches de l’économie qui sont bien positionnées pour se consolider l’une et l’autre. [8]
Enfin, ce que mon féminisme radical ancré dans une éthique du care [9] propose, c’est un changement culturel global, interpersonnel et institutionnel, qui remettrait un véritable souci de l’autre tant au cœur de toutes les sphères de pouvoir de la société, que de nos conversations quotidiennes. Notre système financier et économique est complètement déconnecté de la vulnérabilité que nous portons toutes et tous en nous. Vivement le jour où les décisions importantes seront guidées par des valeurs d’empathie et d’altruisme bien avant des considérations purement financières, matérielle ou tout simplement artificielles.
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Sélection de quelques autres références consultées
Marty, Christiane. 2013. Le féminisme pour changer la société. Paris: Éditions Syllepses,106 p.
Morel, Sylvie. 2012. «Sécurisation des Trajectoires Professionnelles, Théorie Économique et Engagement Citoyen». Canadian Woman Studies, vol. 29, no 3, p. 33-48.
Tronto, Joan. 2012. Le risque ou le care? Paris: Presses Universitaires de France, 50 p.
[1] Sollicitude : « Soins attentifs, affectueux à l’égard de quelqu’un». Le petit Larousse. En ligne [https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sollicitude/73347] – C’est un terme utilisé parfois pour traduire le terme anglais care. Certains préfèrent « souci de l’autre » ou « prendre soin ».
[2] Votre mère avait beau décider ce que vous mangiez pour souper, nous vivons dans une société patricale dont les institutions publiques ont été construites par des hommes qui bénéficiaient de nombreux droits dont les femmes ne bénéficiaient pas.
[3] Le Petit Larousse. En ligne. [https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9conomie/27630?q=%C3%A9conomie#27483]
[4] Voir à ce sujet l’excellent documentaire La mise à mort du travail, de Jean-Robert Viallet, 2009
[5] Il y a une réflexion très pertinente proposée par Isabelle Ferreras dans : Ferreras, Isabelle. 2012. Gouverner le capitalisme? Paris: Presses Universitaires de France, 292 p.
[6] Hallée, Yves. 2012. «Spécificité de l’institutionnalisme pragmatiste de John Rodgers Commons : une réhabilitation du cadre commonsien dans le champ disciplinaire des relations industrielles». Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 7, no 1, p. 74-106. / Morel, Sylvie. 2009. «Le capitalisme : cet impensé des économistes « orthodoxes »». Revue Argument, vol. 2, no 11.
[7] Alvarez, Elvita, Anne-Françoise Praz, Ellen Hertz, Stéphanie Lachat, Laurence Bachmann et Sylvie Rochat. 2007. «Vers des sciences économiques féministes». Nouvelles Questions Féministes, vol. 26, no 2, p. 4-11. / Morel, Sylvie. 2011. «L’économie féministe : quelques éléments de présentation». Site internet Économie autrement. [https://www.economieautrement.org/spip.php?article194]
[8] Morel, Sylvie. 2007. «Pour une «fertilisation croisée» entre l’institutionnalisme et le féminisme». Nouvelles Questions Féministes, vol. 26, no 2, p. 12-28.
[9] (ou de la solliciture, de l’empathie, du soin, du souci de l’autre – la traduction est difficile)