La bonne gourmandise
MICKAËL BERGERON
Illustration : Catherine Lefrançois
Tout le monde mange!
C’est inévitable.
Il faut manger, sinon on meurt.
On meurt quand même, mais manger est une façon de survivre.
L’obligation de la digestion.
Des brunchs, des encas, des desserts, des entrées, des cinq services, des collations, des grignotines, des festins, des buffets, des poutines de fin de brosse, notre imagination a su créer une multitude de contextes pour manger en dehors des déjeuners, des dîners et des soupers.
Manger, c’est du plaisir, des souvenirs, des occasions romantiques, des célébrations, des retrouvailles, des réjouissances. Des jouissances, aussi.
Le regard de Ricardo avec des étoiles dans les yeux en nous parlant d’une nouvelle recette, Di Stasio qui se brûle les lèvres à force d’échapper des « mmmmh » de bonheur, Stefano qui se vide les poumons pour déclamer son amour de la sauce à spag de sa mère et Bégin qui s’émoustille dans notre télévision devant n’importe quel saumon.
N’en déplaise à l’Église, la gourmandise est maintenant célébrée partout, jusque dans les librairies.
Tu fais ta confiture toi-même? Amen! Tu fais ton kombucha maison? Alléluia! Tu fais ton pain aux bananes comme une cheffe pâtissière? Praise the Lord! Tu fais mijoter un plat en ce moment même? Que Dieu bénisse ta maison!
Sauf si t’es grosse.
Le plaisir de la digestion n’est possible qu’avec le bon corps.
Comment peut-on avoir l’audace d’avoir un corps gros? De vivre avec des bourrelets? D’avoir les cuisses qui se touchent?! La seule excuse valable pour avoir un ventre est d’être enceinte!
Que les vicieuses personnes grosses n’essaient pas de se cacher derrière des salades, des lentilles, des smoothies ou du tofu! Manger autre chose serait, de toute façon, inacceptable!
Les vertueuses personnes minces ne sont pas dupes. Elles savent que les personnes grosses sont incapables de se contrôler! Pas assez intelligentes pour faire les bons plats. Pas assez fières pour le Valhalla de la gourmandise.
Avoir du plaisir en mangeant n’est qu’une injure de plus à l’intolérable corps graisseux.
La culpabilité est la seule option lorsqu’une personne se vautre dans le déshonneur de l’obésité.
Même si arrêter de manger mène directement à la mort, vaut mieux mourir de faim que mourir grosse. Voilà une manière de retrouver son honneur, le hara-kiri du surpoids.
Aucun doute que toutes les personnes minces travaillent très fort à garder le bon corps pour continuer de profiter de cette gourmandise qu’on nous enfonce comme on gave les oies et les canards. C’est une évidence que les personnes minces sacrifient tout afin de rester dans cette pureté essentielle pour savourer autant les raisins que les fromages.
Développer un trouble alimentaire est un bien petit prix pour garder le bon corps et rester dans les grâces. Après tout, la santé mentale ne se voit pas, tandis que notre corps est notre billet d’entrée pour le jardin des plaisirs!
Tu n’as pas les moyens pour t’acheter autre chose que du pain blanc? Honte à toi! Tu n’as pas de promotion parce qu’on te prend pour une grosse niaiseuse? Honte à toi! Tu te fais humilier sur ton poids par ta famille? Honte à toi! Tu ne trouves pas de linge à ta taille? Honte à toi! Tu ne te fais pas diagnostiquer ton problème hormonal parce que ton médecin te prend pour une paresseuse? Honte à toi! Tu te fais crier des insultes dans la rue? Honte à toi! Tu n’as des relations sexuelles que si c’est en cachette? Honte à toi, l’obèse!
Oser être grosse dans une société sédentaire qui passe son temps à manger, quel manque de respect envers son prochain!
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Près de trois adolescentes sur quatre utilisent jusqu’à quatre méthodes de contrôle de poids simultanément [1]. Signe d’une tendance à la hausse partout au Canada, le nombre d’hospitalisations pour des troubles alimentaires avait bondi de 44 % entre 2008 et 2014 [2].
La grossophobie, qui englobe les discriminations systémiques envers les personnes grosses, mais aussi les humiliations, le dénigrement et l’image négative autour du poids, touche tout le monde. Les troubles alimentaires et la grossophobie ont une racine commune : une obsession sur le poids, sur l’image, sur la norme.
Comme cette image populaire de la personne grosse à la télévision ou au cinéma, une image majoritairement négative, avec peu de modèles positifs. Cette fixation des médias à parler de l’obésité comme un problème individuel, alors que la majorité des études [3] sur le sujet s’intéressent aux facteurs externes et que 70 % du poids d’une personne dépend de sa génétique. Ce sont neuf employeurs sur dix qui croient que les personnes grosses sont moins compétentes [4]. C’est une stigmatisation qui provient aussi des professeur.e.s ou de ses propres parents [5]. C’est un salaire moyen plus bas que la moyenne [6]. Près de sept personnes grosses sur dix affirment s’être senties humiliées par un.e professionnel.le de la santé [7] – une étude française concluait que les trois quarts des médecins avaient des préjugés envers les personnes grosses et n’avaient pas envie de les aider, les jugeant « lâches [8] ». Résultat : moins de temps de clinique et moins de dépistage [9]. Les tentatives de suicide sont plus élevées chez les personnes grosses [10].
Plusieurs personnes n’ont pas peur de devenir grosses pour des raisons de santé, mais plutôt pour ne pas diminuer leur image sociale et pour leur estime personnelle. D’autres minent leur santé mentale afin de préserver ce qu’elles croient être une bonne santé physique.
La santé n’est pas un poids précis. La santé, c’est avant tout être bien dans sa peau, avoir de saines habitudes de vie et une bonne santé mentale. Le poids qui en découle est un poids santé. L’humiliation et l’exclusion sociale ne pourront jamais servir à améliorer la santé publique.
* Plus d’informations dans La vie en gros, publié en mars 2019 aux Éditions Somme toute.
[1] « Les problèmes de poids », ÉquiLibre.
[2] Katia Gagnon, « Hausse fulgurante des hospitalisations pour troubles alimentaires », La Presse, 2014.
[3] Tarra L. Penney, Sara F.L. Kirk, « The Health at Every Size Paradigm and Obesity: Missing Empirical Evidence May Help Push the Reframing Obesity Debate Forward », American Journal of Public Health, 2015.
[4] Sylvie Thevenin, L’obésité et les salaires au Canada, Mémoire de maîtrise, UQAM, 2010.
[5] « Fact Sheet on Bullying », National Association to Advance Fat Acceptance.
[6] Pierre Fortin, « Le physique de l’emploi », L’actualité, 2010.
[7] Simone Lemieux, « Obésité, préjugés et santé », Contact, 2014.
[8] Rebecca M. Puhl, Chelsea A. Heuer, « The Stigma of Obesity: A Review and Update », Obesity Society, 2012. Traduction libre.
[9] Rebecca M. Puhl, Chelsea A. Heuer, « Obesity Stigma: Important Considerations for Public Health », Obesity Society, 2010.
[10] Wagner, Klinitzke, Brähler, Kersting, « Extreme obesity is associated with suicidal behavior and suicide attempts in adults: results of a population-based representative sample », National Center for Biotechnology Information, 2013.