La bienveillance en extra

CAMILLE TOFFOLI

Illustation : Nadia Morin

J’entretiens depuis longtemps une affection non ironique pour les vieux restaurants de quartier et leurs assiettes déjeuner, souvent en spécial à 5 $ ou 6 $ avant 9 h du matin. Pendant une période où je faisais beaucoup d’insomnie, plusieurs nuits, j’ai attendu avec impatience l’ouverture du diner du coin de ma rue, soulagée à l’idée de pouvoir assoupir mes angoisses existentielles dans le gras de bacon. Je serais incapable de compter tous les débuts de matinée que j’ai passés au restaurant Le Sommet, dans Hochelaga-Maisonneuve, multipliant les refill de café filtre et faisant les mots croisés du Journal de Montréal pour repousser le début d’une journée d’étude ou de rédaction. Les moments passés dans ce type d’endroits ont aussi parfois été plus sereins. Je garde un doux souvenir de toutes les randonnées à vélo débutées sur des banquettes en plywood et en faux cuir à chercher dans les montagnes de patates rissolées recouvertes de ketchup l’énergie nécessaire pour pédaler pendant plusieurs heures.

J’ai toujours apprécié ces endroits pour leurs menus plus qu’économiques, mais aussi pour leur caractère à la fois intemporel et anachronique. Alors qu’à tous les coins de rue ouvrent des cafés indie – ceux où l’on se fait servir des lattés dans des verres IKEA par des baristas peu expressifs et où l’on s’assoit à de grandes tables parmi des inconnus cachés derrière des ordinateurs portables –, je trouve réconfortants ces lieux qui échappent à tous les principes de l’« art de vivre ». On me dira que mon intérêt n’a rien de bien original, qu’il est devenu plutôt convenu d’aimer le cheap, le vintage, le quétaine. En effet, lorsqu’on se met à analyser la clientèle de ces restaurants, on constate qu’aux communautés d’habitué.e.s s’ajoutent toujours deux ou trois hipsters. Je suis bien consciente du fait que j’appartiens davantage à la seconde qu’à la première catégorie, mais je persiste à croire que ma présence et celle de mes homologues n’est pas qu’ironique, qu’elle ne l’est pas du tout, en fait. La nourriture grasse et salée qu’on y sert évoque les spécialités de nos grands-mères, qui ont appris à cuisiner bien avant l’avènement du grano-bio-sans gluten. La décoration qui ne semble pas avoir été refaite depuis les années 90 rappelle celle des endroits où nous allions manger en famille après les concerts de Noël ou le premier jour des vacances d’été, et c’est cette familiarité que nous recherchons en passant la porte d’un diner.

J’ai aussi pris l’habitude de fréquenter ces institutions locales parce que je trouve le contact avec les serveuses qu’on y rencontre sincèrement agréable. Elles correspondent à un profil bien connu, celui de la « vieille serveuse » : âge respectable (la cinquantaine, si ce n’est pas la soixantaine), fort accent québécois, voix de fumeuse, teinture, permanente, maquillage prononcé. Elles s’appellent Lucile, Monique, Carmen, Réjeanne, et pratiquent leur métier depuis des décennies, du moins c’est ce que leurs gestes assurés et efficaces laissent croire. Je devine que leur vie a peu à voir avec la mienne, mais la familiarité avec laquelle elles s’adressent à moi me paraît toujours à propos. De temps en temps, l’une d’entre elles m’appelle « ma belle », et même si je comprends que ce n’est qu’une forme de courtoisie, même si je me doute bien qu’elle ne me trouve pas plus jolie qu’une autre, je ne peux m’empêcher de le prendre comme un compliment. Lorsque je les regarde sillonner la salle à manger les bras chargés d’assiettes, le pas preste et le brushing toujours en place, j’aime penser qu’elles ont quelque chose d’utile, peut-être même d’essentiel à m’apprendre sur la féminité.

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Je repense souvent à Diane, une des serveuses du Roi du Smoked Meat, à la Plaza St-Hubert, que j’ai vue pour la première fois alors que je terminais une soirée bien arrosée autour d’une poutine avec des amies. C’était un vendredi soir, vers deux ou trois heures du matin, et l’endroit était presque désert. Alors que, durant le jour, le restaurant est rempli de familles et de couples de personnes âgées, les quelques tables occupées ce soir-là l’étaient par des groupes de jeunes adultes ivres qui s’esclaffaient un peu trop fort ou somnolaient sur les banquettes rouge vif. Diane, elle – nous ne nous sommes jamais présentées, mais sur ma facture, on m’annoncerait que j’avais été servie par elle –, prenait les commandes, nettoyait les tables et distribuait les bons plats aux bonnes personnes avec une énergie déroutante. Sans jamais perdre patience devant nos hésitations et nos questions sur le menu, elle notait assidûment dans son carnet chacune de nos demandes spéciales : les extras fromage, les rondelles d’oignons substituées aux frites, les « pas de pickle s.v.p. ». Entre deux interactions avec des client.e.s, elle fredonnait avec un sourire au coin des lèvres les ballades populaires diffusées dans les haut-parleurs de mauvaise qualité. Elle avait le teint pâle, des débuts de cernes autour des yeux, mais rien dans ses expressions ne laissait deviner la fatigue ou la lassitude, et même si elle devait avoir plus du double de notre âge, j’ai pensé qu’elle nous survivrait.

Son service respectait toutes les règles de bienséance, mais sa politesse n’avait rien de maniérée ni de machinale. Elle nous a saluées chaleureusement à notre arrivée et à notre départ, est revenue à notre table pour remplir nos verres d’eau et nous demander si « tout était beau » juste assez souvent pour nous mettre à l’aise et s’assurer que nous ne manquions de rien. Son « comment ça va, les filles? » n’appelait pas de grands épanchements, mais dénotait tout ce qu’il faut d’enthousiasme pour qu’on se sente bienvenues. Ses manières d’être incarnaient une bienveillance presque maternelle. En même temps, son ton un peu sec et expéditif imposait un certain respect, marquait clairement la limite de son dévouement. Elle faisait preuve d’une amabilité qui dépassait largement ce qu’on attend d’une serveuse au milieu de la nuit, mais quelque chose en elle nous avertissait : « Pas le temps de niaiser. » Elle nous a toutes tutoyées; faire autrement aurait tenu de l’hypocrisie. Non seulement elle avait plus que l’âge d’être notre mère, mais elle nous connaissait sans nous connaître : des groupes de jeunes universitaires éméchées, elle devait déjà en avoir servi quelques-uns depuis le début de son shift, et des centaines, voire peut-être des milliers dans sa vie. Les attentions dont elle faisait preuve avaient été maintes et maintes fois répétées. Elle ne s’en cachait pas, ne nous permettait pas d’ignorer le caractère routinier de son travail, n’essayait pas de nous faire sentir plus spéciales que nous ne l’étions en réalité, mais cela ne diminuait en rien la valeur de ses égards. Au contraire, cela les rendait plus honnêtes.

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Une part importante de l’éthos des serveuses de diner relève, justement, de cet effet de réitération. Au cours d’une discussion sur la pluie et le beau temps avec Guylaine, ma serveuse préférée du Sommet, j’ai laissé sous-entendre que je me considérais comme une « habituée de la place ». Elle m’a regardée d’un air sceptique. J’ai alors compris que la notion d’habitude avait un sens bien relatif. Faut croire que, dans ce genre de restaurant, le fait de venir se payer un spécial déjeuner toutes les deux semaines n’est pas suffisant pour faire partie de la famille. C’est vrai qu’en portant attention aux personnes assises aux tables voisines, je pouvais observer une série de codes et de traits récurrents auxquels j’échappais décidément. L’endroit était essentiellement fréquenté par des personnes âgées – seules ou en couple – qui écoutaient les nouvelles télévisées diffusées sur les écrans accrochés au haut des murs en grignotant un seul œuf et deux toasts à la confiture et en sirotant un café. Leur attachement au lieu avait sans doute peu à voir avec la nourriture en tant que telle – manger la même chose à la maison n’aurait pas demandé beaucoup d’efforts et aurait coûté dix fois moins cher. Non, l’attachement tenait d’une sorte d’intimité installée au fil des repas. Alors que je devais à chaque visite redéfinir la composition de mon déjeuner – choix de viande, cuisson des œufs, couleur du pain –, je me rendais compte que Guylaine et ses collègues prenaient la commande d’une bonne partie de la clientèle en lançant simplement : « Comme d’habitude? » Elles savent qui sucre son café et qui y met du lait, se souviennent qu’untel n’aime pas les oignons et qu’une autre remplace généralement ses fèves au lard par du creton. Par cette faculté à retenir ce type de détails qui font le confort de chacun.e, elles jouent un rôle plus significatif qu’on ne serait portés à le croire dans les journées des habitué.e.s.

Malgré l’atmosphère familiale et sans prétention de ces petits restaurants de quartier, les serveuses y sont généralement bien mises. Vêtements de travail sobres et féminins (souvent des chemises et des pantalons foncés), cheveux teints et soigneusement coiffés, ongles manucurés, bijoux légèrement clinquants : leur apparence témoigne le plus souvent d’un soin, d’un souci d’élégance. Elles se « mettent belles ». Toutefois, je n’ai jamais vu aucune d’entre elles – et dieu sait que je me suis mise à les observer assidûment le jour où l’idée m’est venue d’écrire ce texte – se faire aguichante. Le charme des Guylaine, des Diane et de leurs consœurs ne relève pas de rapports de séduction, mais bien de cette proximité faite d’attentions et de gestes simples grâce auxquels elles confèrent aux échanges fonctionnels que sont les commandes de repas une dimension plus personnelle, plus humaine. Le métier de serveuse est rarement associé au care, mais en s’intéressant aux formes d’attentions subtiles, parfois à peine visibles que déploient les serveuses au quotidien à travers des tâches et des échanges qui paraissent a priori strictement fonctionnels, on constate que leur travail dépasse de loin le service.

Même si mes visites au Sommet et au Roi du Smoked Meat sont ponctuelles, même si elles ne sont que des sorties parmi tant d’autres dans mon emploi du temps, j’y trouve un réconfort particulier, qui tient à une tension subtile entre attention et impersonnalité. Les milieux culturels et académiques où j’évolue sont régis par la recherche de reconnaissance individuelle et de capital symbolique. J’ai souvent l’impression de participer, quotidiennement, à une course au mérite et à l’originalité, et je trouve quelque chose d’apaisant dans ces espaces où l’amabilité est accordée sans trop de distinction. La gentillesse des serveuses de diner est admirable, justement, du fait qu’elle est démocratique, qu’elle est accordée de manière presque indifférenciée, à quiconque fait preuve d’une cordialité et d’un savoir-vivre minimaux.

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Parmi mes lectures féministes les plus marquantes des dernières années figure certainement l’essai de Berveley Skeggs Des femmes respectables : classe et genre en milieu populaire. La sociologue britannique y consigne des observations et des réflexions développées à partir d’une série d’entretiens menés pendant plus d’une dizaine d’années auprès de quatre-vingt-trois jeunes femmes issues de la classe ouvrière défavorisée. Au cours de ces entrevues sont abordées, entre autres, les questions des rapports au corps, à la sexualité, à l’identité féminine, à la conjugalité. Skeggs convoque la notion de « respectabilité » pour décrire une insécurité qui anime la majorité de ces femmes tout au long de leur vie et qui conditionne leurs choix de vie comme leurs manières de parler et de se vêtir : l’angoisse du jugement d’autrui, la peur de paraître inconvenantes ou incompétentes, celle de ne pas être considérées comme dignes d’égards. Alors que la « respectabilité » s’acquiert sans effort, de façon presque intuitive pour celles qui appartiennent à des groupes sociaux éduqués, la quête de légitimité et de reconnaissance implique, pour celles qui proviennent de classes sociales stigmatisées, tout un travail de « construction de soi » qui traduit un rapport souvent conflictuel aux normes de la « féminité ». Selon Skeggs,

[l]a féminité exige la mise en œuvre de dispositions de classe, de formes de conduite et de comportement, de formes culturelles qui ne sont pas celles de ces femmes : il y a peu de chances qu’elles fassent preuve de la  « divine maîtrise de soi », manière d’être qui repose sur des dispositions  « féminines » telles que le silence, l’invisibilité, l’immobilité et le calme [1].

L’auteure explique qu’une grande partie des femmes auprès de qui elle a mené son projet de recherche ont fini par abandonner à un moment ou à un autre l’idée d’avoir l’air séduisantes par crainte d’être déplacées, pour définir plutôt leur féminité à travers l’affirmation d’un « soi dévoué », c’est-à-dire en développant une grande capacité d’empathie et en se dédiant au bien-être d’autrui.

Je ne crois pas qu’il soit possible de développer une compréhension sensible et originale du monde en plaquant des concepts sociologiques sur les réalités qui nous entourent, mais je ne peux que me rappeler les thèses de Berverley Skeggs lorsque j’observe les vieilles serveuses de diner. Guylaine m’a confié une fois qu’elle pratiquait son métier depuis plus de quarante ans, qu’elle avait été embauchée à 18 ans dans une brasserie de la rue Ontario, et qu’elle avait travaillé depuis dans pratiquement tous les restaurants du quartier. En réponse à mon air impressionné, elle a tenu à me préciser que son long parcours professionnel n’avait rien d’exceptionnel : « être serveuse, c’t’une carrière, tsé! » Je me demande de quoi avait l’air Guylaine quand elle était jeune femme, si elle adoptait des airs suggestifs devant les clients, et si elle a fini par convenir, à un stade de sa vie, qu’elle n’avait « plus l’âge pour ça ». Si c’est la peur d’avoir l’air vulgaire ou bien une bienveillance spontanée, une simple assurance décomplexée qui l’incitent à ces attitudes presque maternelles. Si elle a dû affronter des regards condescendants et des commentaires dégradants avant de développer cette cordialité sans complaisance qui inspire le respect. Je peux uniquement imaginer les dilemmes et complexes qui habitent Guylaine, Diane, et les autres serveuses de leur âge. Je ne sais pas si en mettant les pieds dans leurs restaurants, avec mes grosses lunettes vintage et mon exemplaire du Devoir, je participe du rapport de force implicite qui rend si précaire la « respectabilité » de certaines femmes. Sans supposer que ma fascination est réciproque, j’aime penser qu’elles regardent avec une pointe d’amusement les filles comme moi qui sortent déjeuner en pyjama le samedi midi et gardent leur tuque à l’intérieur pour cacher leurs cheveux gras. Leur sollicitude est peut-être symptomatique d’impératifs et de prescriptions auxquelles se conforment, consciemment ou non, ces femmes. Peut-être suis-je idéaliste, mais j’ai envie de croire que leur cause ne diminue pas l’importance de ces façons de faire qui définissent l’éthos d’une bonne serveuse de diner. Que c’est une reconnaissance implicite de la nécessité même de ces marques d’égards qui donne aux vieux habitués comme aux jeunes hipsters l’envie d’y retourner encore et encore.


[1] Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2015, p. 197.