Journal du souffle qui fuit

VALÉRIE LEFEBVRE-FAUCHER

Illustration : Catherine Lefrançois

 

Je prends des notes pour témoigner de ce qui disparaît et que j’aime. De ce que je regretterai, de ce que je préserverais. J’écris sur le fleuve, les papillons et je me tais beaucoup. Un roman de silence à chaque béluga, chaque quenouille. Je me demande combien d’espèces je suis prête à laisser partir. Aucune, le deuil est déjà trop grand. Ce que j’écris se base sur la persistance de la sensation après le départ de ce qui l’a provoquée. Y a-t-il encore un monde en dehors de notre mémoire?

 

Je pense à la Louisiane, à la musique et aux marchés, aux ruelles croches de Villeray qui montrent le quotidien à l’envers. Il n’est pas question de bâtiments et d’objets : les quartiers, c’est quelque chose dans l’âme. Qu’est-ce donc que ce sacré que je voudrais cerner de mes bras protecteurs?

Je pense à mon souffle quand je parle, je pense fort au souffle. Je ne suis pas faite pour concevoir ce qui disparaît et ne revient pas. C’est à ce qui renaît que je suis attachée. Aux Îles de la Madeleine balayées par la fin si proche, à leurs fleurs contradictoires.

 

Comme je me déplace surtout à pied, les choses que j’aime et que j’ai peur de perdre m’apparaissent à vitesse humaine, et de près. Je ne décrirai pas le Grand Nord vu du ciel. Pourtant j’y pense souvent. En prenant mon café, cette chance perverse. Le café en silence qui me nappe de paix. Ses bras amers autour de l’angoisse matinale qui se précise, à mesure que les cauchemars s’estompent. Le Nord en feu.

 

Je ne réagis même plus aux sonneurs d’alarmes et lanceurs de « Réveillez-vous » perpétuels. C’est un bruit de fond infernal qui ne peut provoquer que déni et nausée. Qui ne motive aucune action sauf peut-être celle de serrer les dents, la gorge. Je suis écoanxieuse depuis aussi longtemps que je me souvienne, comme l’était avant moi mon père, lui qui craignait la guerre nucléaire, et voulait que tous les enfants puissent connaître la campagne. C’était moi la petite fille qui pleurait tant devant les nouvelles qu’on lui avait interdit de les écouter. Qui faisait des exposés oraux sur l’Amazonie. L’Amazonie. Nous n’avons pas besoin d’avoir encore plus peur. Devenir adulte consistait à résister à la paralysie. Défaire le cynisme. Déjouer l’abattement. Échapper à l’emprise du cauchemar et des larmes de 4h du matin. J’ai essayé de vivre dans le déni de l’avenir jusqu’au jour où je suis devenue maman. Alors j’ai recommencé à pleurer devant les écrans. L’anxiété tout juste décente.

 

*

La basilique trouée rouge révèle ce qu’elle avait d’aérien, la forme de vaisseau de feu qu’elle a déjà eu dans l’esprit des architectes de l’autre millénaire, qu’elle prend devant nous pétrifiés. Millions de gargouilles tordues devant nos écrans. Elle est encore belle. Notre-Dame-de-Paris en flammes me donne un fort sentiment de cohérence, de fatalité. C’est le symbole de notre arrivée. Un miroir de la France comme grande fourmilière. Comment avons-nous réellement pu croire qu’elle n’était pas éphémère?

 

Je me souviens de plusieurs autres effondrements à l’écran. Quand le deuxième avion a percuté en direct le World Trade Center, j’ai réveillé A. au téléphone en disant : « Lève-toi, c’est la fin du monde! » Celui-ci écrit aujourd’hui : « In girum imus nocte et consumimur igni… Nous tournons dans la nuit et sommes consumés par le feu… » (palindrome attribué à Virgile). Et je nous vois en papillons de nuit amoureux de la lumière. Il me faudra me méfier de ce plaisir : ma fascination pour ce qui se détruit.

 

Je ne sais pas si la chute est belle ou si c’est moi qui suis conditionnée à la désirer. Comme on apprend aux pauvres à apprécier le fade, aux femmes à désirer qui les rudoie.

Il faut peut-être renoncer à cette agilité de poète : le pouvoir de s’émouvoir du laid, du chaotique, du neuf. Dans notre pensée sur la fin du monde, notre désir d’amoindrir l’effondrement, je veux toujours garder la révolte. Même si la révolte fatigue et que le beau apaise. Je me méfie donc de moi et mes yeux à l’envers. Le crépuscule incendié, il ne faut plus le contempler, mais juste courir.

 

*

Je pense beaucoup ces temps-ci à la rivière Rouge. Nous la savons menacée. Nous savons que les citoyen.ne.s de Grenville-sur-la-Rouge, qui ont voulu la défendre en refusant un projet d’exploitation minière, sont attaqués aussi. Et cette année, c’est la crue déchaînée du printemps qui risque de tout emporter. Je vois son eau blanchie par le mouvement, sortie de son barrage depuis l’hélicoptère des nouvelles. Comme si la Rivière avait besoin de rappeler qu’elle est plus forte que nous.

 

J’ai joué, enfant, sur ces dunes, ce rouge soyeux, sombre entre les vagues de roc. J’y trouvais du bois lumière, ces arbres sceptres laissés par les magiciennes. Des brindilles et petites roches matériaux de nouveaux mondes. Aéroglisseurs vivants et courants de poissons. La magie restera, déplacée, autour des fossiles de nous.

 

À Sainte-Rose-du-Nord, le début et la fin d’un monde se regardent. Le beau te tombe dessus comme une chute vers une autre dimension, un amour jamais oublié, qui fait sauter les barrages, reprend sa place dans les veines.

Le souffle coupé par le fjord, je fige encore.

Saguenay, reprend tout mon air, je te le donne, lui et ses pulsations inutiles que tu accélères. Ça veut, ça hurle partout de désir de toi; nous nous battrons pour que tu restes, mais nous savons que tu dureras, que nous sommes les plus écrasables. Nous, bestioles agitées sur le rivage, nos poumons prêles, nos bouches ouvertes à marée basse, crevettes saoules de métal. Que la levée de falaise, la lenteur des arbres passent à travers nous, vainquent encore la mort, que l’eau nous gonfle de son sel corrosif. Soyons les médiums de la survie.

 

*

Maintenant que Jérôme grandit, et m’apprend des choses sur la nature, la terreur me réveille moins la nuit. On dirait que les générations s’aplatissent; nous entrons ensemble dans la fin d’un monde. Nous ne sommes plus ces adultes qui enseignent comment vivre et aimer la vie; nous accompagnons nos enfants dans leur combat. Écoutez-nous, dit-il. Je vois pour lui, pour les suivant.e.s, de vastes chantiers de déconstruction de notre centre, des plantations de forêts cathédrales. Grouillantes de parents butineurs venus redonner.

 

Ça vibre. Mes amies pliées en deux sur des plantes, chaque jour, leurs bouches pour le réconfort, leur dos pour les enfants, leurs mains sales. Voyez la danse reproductrice. Leurs dons d’empathie les rendent dignes de recevoir. Amélie dans son chemin vert, où elle puise l’énergie de tenir toute l’année vos enfants dans ses bras; son fils dans la manifestation, tous nos petits qui font la grève de l’enfance et inversent le temps. Noémie au jardin botanique, ce musée du vivant disparu, qui n’oublie jamais comment se mettre au rythme des tiges et des feuilles, qui glisse sous les fleurs pour les prendre en photos dans l’angle qu’elles ont choisi. Marielle dans son expo qui fait une performance de care impossible. Coupable, torturée comme ses boutures. Marielle qui gratte son cheval tous les jours, en soldate d’amour. Elle gratterait toutes les roches du fjord. La montagne la pousserait doucement de sa langue d’eau. Son œil triste murmurant encore.

 

Nous avons le savoir des mamans en petits pots
vissés de couvercles dorés
nous avons la foudre en conserve le magnétisme des ongles
les rêves des petites filles qui pleuvent
sur les boutures perdues
le sol caché par le plastique
le monde assoiffé de notre souffle
Ceci est une messe verte.
Soufflez.
Vous y entrez en lisant
nous y mettons notre joie d’y être, notre perméabilité complète, nos âmes instruments
et la force qui nous réveille la nuit. Ce n’est pas la peur, c’est le cri des corneilles, le vent à gonfler.
Invoquons la catastrophe d’invention, la dérive des forts
la déflagration des eaux.
Augmentons la plasticité du vivant, et des routes de vie qui sillonnent l’agonie. Soignons la bête qui dépasse notre compréhension. Soufflons pour éteindre. Pour allumer.

 

Nous ne transmettons pas ce que nous ne possédons pas : notre amour propulse ce qu’il enserre nous sommes la transmission,
enceintes par lesquelles le monde se répercute
se défend.