#jesuismolle

hypatie_d_alexandrieMarie-Michèle Rheault

J’ai dix-neuf ou vingt ans et j’en suis à ma deuxième session au cégep. Oui, j’ai vingt ans, bon! Je fais partie de ces gens qui ont voulu vivre leur vie entre le secondaire et le cégep (lire ici, travailler de nuit au salaire minimum pour me payer un appartement minable dans le vieux Noranda). Bref, on est en 2002 et j’étudie en soins infirmiers : chimie, biologie, microbiologie, pathologie, pharmacologie, etc. C’est fascinant! J’apprends à connaître chaque millimètre du corps humain, chaque vaisseau sanguin, chaque organe. J’apprends aussi les réactions des médicaments dans le foie, le cerveau, le sang. On m’enseigne à faire des pansements, à prendre les signes vitaux d’un patient, puis à faire preuve d’empathie, d’altruisme, d’humanité. Un beau programme. Vraiment. Exigeant, mais beau et complet.

Avec les études collégiales viennent – au grand dam de bien des étudiants des programmes techniques – les cours du tronc commun général qui comprend la philo, la littérature. Je me retrouve donc au beau milieu du cours Littérature II avec mes futures collègues infirmières. Le prof, un beau grand brun passionné, s’active devant la classe. Tommy qu’il s’appelle. Il nous parle avec verve du Germinal d’Émile Zola. À travers ses mots je sens, je comprends, je saisis d’un seul souffle ce qu’impliquent les conditions de travail effroyables, la lutte des classes, l’amour quand tu crèves de faim, la loyauté, la résistance, la révolte, la révolution, la résignation. Je suis là, dans la salle de classe, et je catche toute l’étendue de ce qu’un roman peut nous apprendre. Je me sens soudainement flouée : pourquoi on ne m’a jamais dit que la littérature, ça pouvait être si grand? J’étais où, moi, toutes ces années? Ignorante que je suis. Tout d’un coup, je suis complètement absorbée par ce qu’on me raconte de Germinal. Je me retrouve catapultée dans une mine froide et humide du nord de la France au XIXe siècle. Le réalisme de Zola se fraye un chemin directement dans mes neurones et j’ai presque l’impression que la salle de classe sent le charbon et que mes poumons en sont pleins. À mes côtés, une collègue de soins infirmiers me glisse à l’oreille : « Ostie que c’est plate ». Je la regarde, médusée. Mon cerveau fait trois tours, se met à spiner, et s’arrête brusquement. Je la fixe avec des yeux ronds, incapable d’acquiescer à sa remarque. Faute de mieux, je lui fais un faux sourire niais. Ma tête dit/crie NON et ça devient d’une évidence déconcertante. Moi, je ne veux plus donner des médicaments et demander aux patients la couleur de leur marde. Moi, je veux de la littérature TOUS LES JOURS. Je veux que ma vie soit remplie de littérature, d’histoire, de sciences politiques, d’anthropologie, de sociologie, de philosophie, d’arts visuels, de cinéma. Je ne suis pas une scientifique, dite pure. Je suis molle! Je suis de celles qui voient tout ce que les sciences humaines et sociales, dites « molles », contiennent de connaissances et de possibilités. Je suis molle!

Vous en conviendrez, l’appellation « sciences molles », c’est fucking péjoratif. Si je cherche dans Antidote, on me dira que mou est ce « qui n’est pas ferme au toucher, qui s’enfonce lorsqu’on appuie dessus, qui n’est pas rigide et plie facilement, qui manque de vigueur, de vivacité, de dynamisme ». Pas étonnant qu’on nous rabâche les oreilles avec l’inutilité des sciences molles. Qu’a-t-on à foutre d’une science qui plie facilement, qui manque de vigueur et de dynamisme? Mais je ne pense pas que ces qualificatifs définissent ce que sont réellement l’anthropologie ou l’histoire ou la sociologie. Je discutais l’autre jour avec Typhaine et Sah sur l’idée de qualifier ces domaines de sciences « souples ». Plutôt que de propager l’idée de mollesse et de manque de vigueur, la souplesse renvoie plutôt à des notions de flexibilité et de mouvement. Quand on est souple, on tangue, on se transforme, on se modifie, mais on ne casse pas. Cette façon de qualifier les sciences humaines et sociales me semble beaucoup plus juste : à la fois profond, ouvert, complexe. Puis, elle renvoie moins à la dichotomie mou/dur et, par le fait même, diminue la perception négative des sciences qui n’entrent pas dans la sacro-sainte famille des « pures ».

Au-delà de la perception des sciences molles, on peut interroger l’éthique scientifique ou la méthodologie derrière les résultats d’une étude en sciences sociale ou humaine. Les détracteurs des mous vont dire que les sciences sociales ne reposent sur aucun fondement vérifiable, quantifiable, mesurable, qu’elles sont trop vulnérables aux facteurs extérieurs qui pourraient venir brouiller les résultats. Mais l’interprétation de faits sociaux est-elle vraiment moins précise et solide que l’interprétation de données dites « scientifiques » qui peuvent, elles aussi, être influencées par un paquet de facteurs plus ou moins contrôlés? Certes, l’interprétation des faits historiques est influencée par les valeurs politiques et sociales de la personne qui la fait. N’en est-il pas ainsi de la pharmacologie? Des lettres au néon formant les mots Bayer et Monsanto flashent dans votre tête en ce moment? C’est normal. C’est difficile d’accepter que l’industrie pharmacologique soit influencée par l’agroalimentaire et l’économie. La pureté est moins blanche tout à coup, hein? Vous avez envie que je vous parle de la pureté des laboratoires universitaires financés par des compagnies privées? Des études sur le climat commandées par des gouvernements pro-sable bitumineux?

Au lendemain de mon épisode de grande lucidité zolesque, j’ai sacré mon camp du programme de soins infirmiers pour m’inscrire en arts et lettres. Meilleure décision de ma vie. Je ne serais pas la féministe/militante que je suis devenue si je n’avais pas fait l’effort de me plonger dans les sciences humaines et sociales, si je n’avais pas lu Louky Bersianik, si je n’avais pas consulté les travaux de Micheline Dumont ou de Virginie Despentes, si je n’avais pas vu les films de Léa Pool. Comment aurais-je pu prendre conscience des inégalités sociales et travailler à les déconstruire si je n’avais pas eu accès aux connaissances qui émergent des sciences molles? Et aujourd’hui encore, je réitère mon besoin et mon envie de participer à l’émergence de nouvelles idées, de me battre pour le féminisme et l’écologie, contre le racisme et la pauvreté. Et tout cela passe, j’en suis plus que convaincue, par les connaissances que m’apportent les sciences humaines et sociales. #jesuismolle ! L’êtes-vous?