Jennifer Bélanger

 

Le don de vie est double : il est aussi don de mort. Les mères mettent au monde des filles et, avec elles, la douleur de la perte. Ces filles ne sont pas à l’abri. Elles disparaissent. Passent des vies entières comme fantômes, sont violentées. Détruites. La violence arrive par le corps, à travers lui. La mort est partout sur leur peau. Ainsi, il y a des mères qui cachent leur fille le plus longtemps possible dans leur ventre. Elles retiennent les débordements, préfèrent se dédoubler au lieu de donner naissance.

Les cris et les pleurs enterrent le mal de ventre de ma mère. La douleur se glisse sur mon corps comme première transmission, le marque d’une tache de naissance indélébile. Sous mon sein gauche, la preuve irréfutable d’être née. Enveloppée d’un linceul blanc, je suis hospitalisée et demeure sous les machines pendant deux mois. La peur de ma mère. Elle me dira : la peur de te perdre. J’entendrai : la peur d’avoir mis au monde une fille.

Les femmes tracent, avec leur corps, une iconographie du spectre : elles portent, dès la naissance, une robe blanche qui s’agrafe à leur chair.

Ces femmes avant elle, d’où venaient-elles? Qu’avaient-elles en commun, sinon cette honte qui coule comme une tare dans nos veines, cette honte qu’il faut retourner pour fabriquer un nouveau sens à nos existences? Qui sont celles qui ont offert, à ma mère, cette fatigue immémoriale qui l’habite? Qui sont ces femmes qui se sont dérobées dans le temps et dont les noms ne me disent rien? Il m’arrive de penser que cette filiation qui m’est inconnue me déracine, m’empêche de m’appartenir réellement.

Ses mains dansent maladroitement sur mon front. Elle vérifie souvent si je fais de la fièvre. Peut-être espérait-elle me trouver malade chaque matin, que mon corps, prématuré et fragile, lui fasse prendre conscience de sa propre souffrance. Je me répète ses mots : la peur de te perdre.
J’entends : la peur d’être mère.

 


Jennifer Bélanger est étudiante en études littéraires avec concentration en études féministes à l’UQÀM. Titulaire d’un DEC en création littéraire au Cégep du Vieux-Montréal, elle a entrepris, depuis quelque temps, l’écriture d’un recueil de poésie qui s’inscrit dans une poétique de la filiation, habite les territoires du deuil et d’une mémoire à refaire lorsque la forme que prend la figure maternelle devient fantomatique. La parole poétique compose ici avec un possible présent qui renaît des cendres et des ruines du passé. Ces fragments sont d’ailleurs tirés de ce travail.