Je t’attends

MARIE-MICHÈLE RHEAULT

 

Illustration: Anne-Christine Guy

 

Aujourd’hui, c’est la fête des Mères et je trouve que c’est une bien triste journée. Oui, je sais, si j’étais pas si égoïste, je ferais comme tout le monde et je publierais sur Facebook une belle photo de ma mère que j’aime tant et je la remercierais pour tout ce qu’elle est. Si j’étais pas aussi centrée sur mon propre désir d’enfants, je me réjouirais de tout cet amour, quétaine certes, mais oh combien sincère, des gens pour leur douce et admirable maman. Mais je n’en ai pas envie parce qu’aujourd’hui, mon utérus a décidé que je ne serai pas mère et ça me fend le cœur. Les crampes sont là au creux de mon ventre. Sournoises. L’endomètre se détache. Même si j’essaie d’en sublimer tous les indices, les menstruations seront là dans quelques heures et je ne serai pas mère. Pas ce mois-ci. Pas encore. Je sais, je sais, je ne dois pas trop y penser, ça va arriver un jour, faut être patiente. Facile à dire quand on a déjà des enfants ou quand on n’en veut pas. Ce qu’il faut savoir, toutefois, c’est que le cycle menstruel de la femme qui veut tomber enceinte, contrairement à celui de celles qui ne le veulent pas, est rempli de différentes périodes toutes plus interminables les unes que les autres. D’un jour à l’autre, le temps s’étire pour ne devenir qu’impatience, angoisse et attente.

 

Jours 1 à 5 : toucher le fond du baril, puis remonter tranquillement

Tu as passé les derniers jours avec un espoir au cœur grand comme le lac Champlain. Ta tête s’était remplie de « peut-être que ça y est », de « me semble que j’ai mal au cœur », de « ok, si je suis enceinte maintenant, ça veut dire que j’accoucherais en février, c’est parfait, il se passe jamais rien en février ». Bref, tu étais pleine d’espoir et de tendresse anticipée et tu te retrouves un dimanche matin de fêtes des Mères, assise sur le bol de toilette, les culottes à terre, un papier souillé de sang entre les mains et ton cœur s’émiette. Tu le sens qu’il craque. Tout ce qui l’avait rendu tendre et fleuri depuis quelques jours s’est instantanément desséché pour ne devenir qu’une petite boule sèche et rêche. Tu pleures un peu et puis tu essaies de sécher tes larmes avant d’aller enfouir ton nez dans le cou de l’autre, dans le cou de celui qui attend lui aussi que ça arrive et qui s’était laissé aller à rêvasser avec toi de petits pyjamas et de berceau et de biberons. T’as pas besoin de dire grand-chose, il connaît cet air de chien battu. « Tu as tes règles? » Tu fais un petit oui de la tête, la mine basse. Tu retiens tout en dedans parce que tu ne veux donc ben pas que ça ait l’air d’un drame pour toi et tu te laisses doucement convaincre que ce n’est pas la fin du monde par les « mais c’est pas grave ma chérie, ça va arriver un jour et puis si ça n’arrive pas, notre vie va être autrement ». Tu essaies donc ben de ne pas te laisser aller à la culpabilité (ah! si j’étais plus mince aussi!) ou à l’insécurité (peut-être que je suis pas fertile?). Ça marche plus ou moins parce qu’en plus d’avoir de la peine et d’encaisser le coup, ben tu es menstruée et tu as juste le goût de te rouler en boule et de laisser la Terre tourner sans toi.

Jours 6 à 12 : la « nouvelle moi »

Les jours avancent tranquillement et le taux d’hormones diminue. Tu reprends un peu le contrôle de tes émotions et tu entres dans ta période proactive. C’est pas vrai que tu vas te laisser abattre pour ça. T’sais, dans le fond, ça fait même pas longtemps que vous vous essayez, pourquoi en faire un drame. Ça va ben finir par arriver un jour. Mais le doute reste quand même au creux de ton cerveau et tu te dis : je vais TOUT faire pour optimiser ma fertilité. Google : optimiser fertilité. Première page proposée : Doctissimo, « Booster sa fertilité pour tomber enceinte », « 10 conseils pour tomber enceinte rapidement », « Programme 1, 2, 3 enceinte : 3 mois pour booster votre fertilité ». Ça me semble d’une fiabilité sans faille, tout ça. Voyons un peu ce que ça nous dit. Premièrement, il faut arrêter de fumer. Bon, je ne fume pas, ça va aller. Joyeux bordel en vue pour celles qui fument parce qu’il faut aussi à tout prix éviter le stress. BRA-VO. Deuxièmement, il faut…. roulements de tambour…. perdre du poids. What?! Me semble que s’il y a un moment dans la vie où c’est avantageux d’être large, c’est ben quand on veut avoir un bébé, non? Nos grands-mères aux hanches et aux cuisses fortes, à la poitrine généreuse n’étaient-elles pas justement choisies pour leur physique qu’on disait parfait pour la maternité à répétition? De nos jours, on dirait que la solution à tous les maux, c’est de perdre du poids. Tu as de l’asthme, perds du poids, tu es infertile, perds du poids, tu as une conjonctivite, perds du poids. Estie que j’suis tannée. Bon, ok, je vais essayer (encore une fois) puisque c’est pour la bonne cause. Ça ne peut pas me faire de tort, de toute façon. Une chance que l’été s’en vient, je vais pouvoir sortir mon vélo et ne pas me faire chier avec des cours de Zumba dans un gymnase d’école primaire avec des personnes n’ayant aucune coordination. Troisièmement, il faut faire l’amour souvent, dans des positions adéquates et surtout, SURTOUT, ne pas faire sentir à « son homme » que le sexe, maintenant, ça a une utilité autre que le fun. Heille! D’un coup que ça le turnerait off. « Il faut se la jouer cochonne en tout temps pour qu’il croie que votre libido exacerbée est due à son irrésistible masculinité. Aussi, si vous le voyez tendre vers des positions qui ne sont pas optimales à la fécondation, ramenez-le dans le droit chemin avec adresse et subtilité. » Là non, c’est trop! Je veux ben faire les efforts nécessaires pour préparer mon corps à cette grossesse, mais je n’ai pas du tout envie de porter toute la charge de la gestion de la conception. Y’a toujours ben des limites. Là, il y a certainement l’expression « charge mentale » qui vient de vous popper dans la tête. On en parle beaucoup ces jours-ci. Quand on s’y attarde un peu, on se rend compte que ça s’applique à pas mal plus large qu’on pensait. C’est pas vrai qu’on va faire semblant de ci ou de ça. C’est pas vrai que c’est nous seules qui allons calculer les jours pour cibler l’ovulation et qui allons initier tous les actes sexuels pour ne pas froisser la virilité des messieurs. On décide pas toutes seules de les faire ces enfants-là? Ils les veulent autant que nous ces enfants-là? Qu’on se partage la conception! Pourquoi ne pas avoir un calendrier du cycle en commun qu’ils pourraient consulter et ainsi prendre leur part de responsabilité? Faut pas prendre les hommes pour des cons. Ils sont ben contents de participer et surtout de comprendre mieux tous ces calculs qu’on opère chaque mois. Dernier point pour « booster sa fertilité » : arrêter d’y penser. Euh… han? Il faut que j’arrête de fumer, que je maigrisse, que je fasse l’amour tous les deux jours dans des positions prédéfinies, que je calcule mon ovulation en prenant ma température tous les matins, que je sois à l’affût de tous les signes et symptômes que mon corps m’envoie, que je prenne des hormones (dans le cas de celles qui sont allées consulter en clinique de fertilité), mais je dois arrêter de penser que j’essaie d’être enceinte? LOL. Tu me fais ben rire Doctissimo.

 

Jours 13 à 18 : l’ovulation

Go! C’est la période de rut. Quoi, on est bien des mammifères, non? Bon là, c’est le temps. Tu donnes tout ce que tu as. Le matin, l’après-midi, le soir, par en avant, par en arrière, sur le côté. C’est le bout le fun et tu te fais plaisir et tu es tellement complice avec ton chéri et vous y croyez donc ben. Ça, c’est pour les hétéros fertiles. Quand tu es en couple avec une fille ou que toi ou ton amoureux n’êtes pas fertiles, c’est tellement une autre histoire. Dans ces cas, ce sont les rendez-vous en clinique, les injections d’hormones, les examens gynécologiques, les échographies intravaginales, les absences au bureau, la douleur, l’humiliation et la panique quand l’infirmière ou le médecin ne trouvent pas de fucking follicule. Malgré toute la bonne volonté des parents de vouloir faire de cette conception assistée un beau moment, le médecin te scrape ça d’un « ben je trouve pas de follicule, revenez le mois prochain » lancé du bout des lèvres, à la va-vite, comme si on lui avait fait perdre son précieux temps. C’est qu’il a d’autres chats à fouetter, t’sais, il y a des femmes avec un IMC parfait qui attendent d’être sauvées de la VRAIE infertilité. Alors tu retournes chez toi bredouille, le moral à moins mille. C’est tout un autre mois qu’il faudra attendre. La période de deuil qui se pointe généralement au premier jour des menstruations, ben elle commence parfois dès l’ovulation pour les couples en fertilité assistée. Un mois, c’est long, c’est très long quand tu as l’impression d’avoir fait tous ces efforts pour rien.

 

Jours 19 à 28 : ou être enceinte dans sa tête

Maintenant que tu as fourré aller-retour ou que tu as reçu la sacro-sainte insémination, il ne te reste plus qu’à attendre et à espérer. Pis attendre quand tu espères une bonne nouvelle, c’est looooooong. Les jours te paraissent des mois. Tu ne cesses de vérifier ton calendrier pour connaître à quel moment tu sauras enfin que tu es enceinte. Je le dis de cette façon parce que dans ta tête, tu es déjà enceinte. Tu te dis que tu es sûrement mieux de ne pas prendre de risque jusqu’à ce que tu sois certaine. Tu manges mieux, bois très peu d’alcool, voire pas du tout, tu évites tout ce qui pourrait de près ou de loin nuire au processus de nidation. Pendant deux semaines (qui paraissent des mois), tu deviens hyperconsciente de tout ce qui se passe dans ton corps. Tu te palpes les seins à la recherche d’une douleur inhabituelle, tu es à l’affût de tout ce qui se trame dans ton utérus. La moindre sensation dans le bas-ventre devient la source d’une série de questions (et de réponses de marde trouvées sur Doctissimo). Ton degré de concentration au bureau est nul et tu commences à te laisser aller à rêvasser un peu trop intensément. Tu as de moins en moins de gêne à zyeuter du côté des vêtements pour enfants dans les magasins, tu passes ta vie sur Pinterest à la recherche du modèle parfait de petite couverture que tu tricoteras toi-même. Tu trouves soudainement que tous les enfants sont mignons, toutes les femmes enceintes (elles sont donc ben nombreuses!!) sont rayonnantes, les papillons virevoltent au-dessus des champs en fleurs, la vie est douce et belle et OUCH! Fuck! Une crampe. Non, ça ne peut pas être vrai. Ça ne peut PAS être ça. Doctissimo, symptôme de nidation : crampes, pincements. Ça doit être ça. Mais peut-être pas. Mais peut-être que oui, mais peut-être pas. Je ne peux pas peser sur fast-forward juste pour voir ce qui va se passer dans deux jours? Estie que c’est long.

 

Jours 29 à 30 : le « retard »

Ouiiiii! Grosse excitation, tu n’es PAS menstruée et tu n’as même pas eu de crampes depuis que tu es levée (peut-être une ici et là, mais c’était rien, c’était vraiiiiment pas comme d’habitude, en tout cas…) et même qu’on dirait que tu as mal au cœur un peu. C’est impossible de te concentrer sur quoi que ce soit d’autre que ce qui se passe dans ton propre corps. Impossible. Tu utilises toute ton énergie pour rester immobile… faut pas qu’il décroche! Tu passes ta vie aux toilettes pour vérifier s’il n’y a pas de trace de sang et tu scrutes ton papier de toilette comme si ta vie en dépendait chaque fois que tu y vas. Tu vérifies tellement souvent que tu as la vulve irritée. « Je fais-tu un test de grossesse? » Tu décides que c’est mieux d’attendre. Si tu le fais trop tôt ça va être négatif pis tu vas être déçue plus vite.

 

Puis, finalement non. T’es pas enceinte. C’est la fête des Mères et t’es assise sur le bol de toilette un papier taché d’un petit rose bien tendre, mais qui est pourtant d’une violence trop grande pour ce que ton petit cœur pouvait supporter aujourd’hui. La honte d’y avoir cru, d’avoir fait tous ces sacrifices, d’avoir osé rêver que c’était possible. Tu fonds en larmes. Retour à la case départ, ne réclamez pas 200 $ (surtout pour celles qui ont des traitements que notre cher gouvernement libéral ne veut plus rembourser).