Iode 131

CATHERINE LEFRANÇOIS

Illustration : Catherine Lefrançois

Si jamais je me pars un band de métal, je vais l’appeler Carcinome papillaire. C’est le p’tit nom de mon cancer. Il paraît qu’à choisir, c’est le meilleur qu’on peut avoir. Chirurgie, radiothérapie par voie orale, et hop : si on est chanceuse, on est guérie, et on s’en tire avec une hormonothérapie de substitution qui est très bien tolérée par la plupart des personnes.

C’est que dans les formes les plus courantes du cancer de la glande thyroïde, les cellules atteintes demeurent différenciées, c’est-à-dire qu’elles continuent globalement à ressembler à des cellules thyroïdiennes saines et à se comporter comme telles. La glande thyroïde produit des hormones qui régulent le métabolisme, d’abord en synthétisant une protéine, la thyroglobuline, puis en iodant celle-ci. Les follicules thyroïdiens ont pour fonction de capter l’iode ingéré à travers l’alimentation afin d’assurer la production de ces hormones essentielles à la vie. L’apport de cet oligoélément varie énormément d’un type d’aliment à l’autre, et le régime alimentaire nord-américain est particulièrement pauvre en iode. Pour cette raison, le sel de table vendu au Canada et aux États-Unis est iodé afin de prévenir les carences dans la population.

C’est ce mécanisme d’iodation qui fait des cancers différenciés de la thyroïde (95 % des cas de cancer qui affectent cette glande) des cancers si faciles à traiter. Puisque les cellules anormales continuent à capter, stocker et traiter l’iode, on dispose d’une manière imparable de détruire ces cellules et ces cellules uniquement : l’iode radioactif.

Sainte Marie Curie va guérir mon cancer.

L’iode

L’iode est l’élément chimique de numéro atomique 53, de symbole I. On le retrouve surtout dans la mer et les précipitations contribuent à répandre l’iode dans les terres. Il est ensuite absorbé par les végétaux, puis par les animaux qui les mangent. La teneur en iode des végétaux et des animaux est extrêmement variable. Les céréales vont typiquement contenir environ 5 µg d’iode par 100 g, un champignon, 1 µg, un concombre, 0,3 1 µg. Un poisson marin contient entre 40 et 250 µg d’iode par 100 g et le sel de table iodé, entre 1 500 et 2 000 µg. Et, tenez-vous bien, le nori, entre 1 400 et 20 000 µg, qui n’est encore rien à côté du 68 200 µg du goémon noir. La chair des animaux terrestres, les œufs, le fromage se situent tous quelque part entre les légumes et les poissons marins.

On estime qu’un adulte a besoin d’un apport quotidien de 100 à 200 µg d’iode par jour.

J’espère que vous avez pris des notes; vous en aurez besoin pour la suite.

Le traitement

Ça fait que j’avais déjà une médecin de famille; maintenant, j’ai une ORL, une endocrinologue et un nucléiste. Le nucléiste calcule la dose de radioactivité nécessaire pour détruire les tissus thyroïdiens qui pourraient subsister après la chirurgie; c’est lui qui administre le traitement, et qui s’assure de la manipulation sécuritaire des isotopes radioactifs médicaux, qui peuvent aussi être utilisés à des fins diagnostiques. Dans le cas de la radiothérapie, on a besoin d’une charge suffisante, mais pas excessive, et ce, afin de maintenir au plus bas les risques que le rayonnement provoque un autre cancer. L’isotope utilisé est l’iode 131, un isotope artificiel (merci Irène Joliot-Curie). La pilule est livrée dans un contenant en plomb et elle est administrée dans un environnement contrôlé. Je n’ai même pas eu le droit de la prendre entre mes doigts. On l’avale, et puis hop, on file en vitesse dans un endroit où on pourra être isolé de toute présence humaine pendant quelque temps, et on sort surtout de l’hôpital en empruntant les escaliers parce que, et c’est une citation textuelle du bon docteur, « il ne faudrait pas que vous vous retrouviez dans un ascenseur en panne avec trois femmes enceintes, mettons ». OK.

L’iode 131 est un isotope commun libéré par fission nucléaire. L’exposition à l’iode 131 libéré accidentellement est trop faible pour détruire les cellules thyroïdiennes; elle entraîne plutôt des mutations qui mènent au cancer. Lors d’accidents nucléaires, afin de protéger les personnes exposées, on peut tenter de préserver leurs glandes thyroïdes en saturant celles-ci d’iode stable, avec la prise de comprimés d’iodure de potassium; les follicules thyroïdiens ne peuvent donc plus capter davantage d’iode et sont par le fait même moins affectés par la radiation émise par l’iode 131. Dans le cas d’une radiothérapie, c’est tout le contraire : pour s’assurer d’une captation maximale de l’isotope médical, il faut affamer les follicules.

Le régime

Bon, c’est ici que l’histoire commence à être le fun.

Dans les sept jours précédant le traitement, il faut s’astreindre à un régime à basse teneur en iode, afin de maximiser l’absorption de l’iode radioactif par les cellules thyroïdiennes. Les grandes lignes du régime sont simples à comprendre : pas de sel de table, aucun aliment préparé qui pourrait en contenir (soupe, bouillon, pain, biscuits, charcuteries), pas de poissons ni de fruits de mer, encore moins d’algues, peu de viande, un maximum d’une demi-tasse de lait par jour, pas de jaune d’œuf. Le gros sel casher ou à marinade est permis, puisqu’il ne contient pas d’additifs; on peut donc cuisiner avec du sel (ouf), avec du poivre, des fines herbes. On nous remet un document avec des recommandations très précises, et les aliments classés en deux colonnes : ceux qui sont permis, et ceux qui sont interdits.

Là où ça se corse, c’est, d’abord, dans les exceptions. Il faut savoir que certaines grandes marques (pensez aux conglomérats de l’alimentation) rendent publics les ingrédients de leurs produits de manière très précise, et que, procédés mécaniques et industriels aidant, on peut se fier à l’homogénéité de leurs produits. Il y a donc certaines marques de pain (en fait, une seule, la pire), de légumes en conserve (comme les tomates) et de céréales à déjeuner qui sont permises, puisqu’elles sont fabriquées avec du sel non iodé. Par ailleurs, si la grande catégorie des fruits et légumes frais peut être consommée sans restriction quant aux quantités, certaines variétés sont interdites. Exit la rhubarbe, les choux, les épinards et le navet, ainsi que la pelure des pommes de terre. Ajoutez à cela que les produits du soya sont interdits. Enfin, il faut consommer un maximum de quatre portions de produits céréaliers par jour.

On le sait toutes, le réseau de la santé a été mis à mal par 15 ans de règne libéral quasi ininterrompu, qui ont succédé l’infâme déficit zéro du PQ de Lucien Bouchard. Si, d’un côté, j’ai été prise en charge très rapidement après le diagnostic, on m’a bien fait comprendre que j’avais le devoir moral de me présenter à mes rendez-vous; on m’a même dit combien le comprimé et les injections préparatoires allaient coûter au contribuable (plusieurs milliers de dollars). Bref, soigner un cancer, ça coûte cher et ça exige beaucoup de personnel. Les ressources humaines du système sont sollicitées au-delà de leurs capacités. Alors moi, jeune, globalement en santé, éduquée, bien entourée, vous comprendrez qu’on ne m’a pas offert de rendez-vous avec une nutritionniste pour m’aider à démêler tout ça. Je suis rentrée chez moi avec mes instructions. Je les ai lues avec attention, en prenant des notes, et en essayant de faire des menus autour de ces contraintes.

Tiens, ils ont fait des menus types pour nous aider.

Tiens, des burgers et des patates.

Je puise dans mes ressources de plats 100 % végétaux. Je valide la liste des ingrédients, histoire de vérifier qu’ils ne sont pas interdits. Gingembre : nulle mention. Lait de coco : totalement absent. WTF, on peut manger de la mayonnaise, du ketchup pis de la moutarde? C’est plein de sel! Légumineuses : OK, sauf le haricot pinto, le haricot rouge, le haricot blanc à œil noir, le petit haricot rond blanc, le haricot blanc rognon et la fève de lima. Et pourquoi seulement quatre portions de produits céréaliers? Quoi? Le riz est dans les aliments non permis?

J’ai composé le numéro de téléphone qu’on m’avait donné en cas de questions. Pourquoi pas de riz? Ah, c’est une erreur, vous avez le droit. Le lait de coco? Oui, oui, on ne voit pas pourquoi vous ne pourriez pas. Est-ce que je peux continuer à prendre du Gaviscon pour mon estomac? C’est que c’est à base d’algues. Ah ben, c’est la première fois qu’on nous la pose celle-là… Pourquoi les condiments sont permis? Ah, ben, vous devez pas en mettre tant que ça, quand même? C’est une question de quantité.

Une question de quantité.

Il doit bien y avoir une norme établie? Un nombre maximal de microgrammes autorisés quotidiennement dans le cadre du régime, qu’on pourrait moduler à notre guise? Si je ne mange pas de viande, est-ce que je peux manger des épinards à la place?

C’est à ce moment que je me suis mise à faire des recherches sur la teneur en iode des différents aliments. Vous vous en souvenez? Je vous en ai parlé plus haut. C’est pas le médecin qui m’a appris ça, je vous le garantis. Non, lui, ce qu’il m’a dit, quand il m’a demandé si j’étais inquiète et que j’ai répondu que je m’étais déjà informée sur ce qui m’attendait, il m’a dit : « Non, non, regarder dans Internet, y faut pas faire ça. »

Ben Internet m’a appris qu’il y a plein d’autres légumes de la famille des épinards, par exemple, qui ont une teneur en iode importante (pour un légume); l’avocat aussi. Ils ne sont pourtant pas dans la liste des aliments interdits. De plus, les poissons d’eau douce ont une teneur en iode semblable à celle des viandes : certains centres hospitaliers les indiquent comme étant autorisés dans un régime à faible teneur en iode.

On repassera pour l’autonomie du patient. Pis si vous avez un bagage culturel et culinaire asiatique, latino-américain, africain ou arabe, vous allez manger un burger de poulet sur du pain Gadoua comme tout le monde, bon, un point, c’est tout.

Finalement, j’ai strictement suivi le régime. Il s’est terminé deux jours après le traitement; j’ai fêté ça avec un délicieux œuf Laura Secord.

J’attends encore des nouvelles quant au succès du traitement. En attendant, j’ai écrit les premières chansons de mon nouveau band. Ça parle d’hiver nucléaire, de hamburgers et de tomates en conserve.