Inventaire de dames. Un pavé dans la mare aux grenouilles du Nigog

DOMINIQUE RAYMOND

Illustration: Nadia Morin

 

une maison blanche d’où monte une fumée blonde, mince, ténue,
– oh! ce cheveu de femme – immatérielle presque
Hilaire Lejeune (Jean-Charles Drouin)

 

Les liens entre le formalisme et le féminisme sont complexes. Au Québec, l’écriture formelle a servi la parole des femmes, au tournant des années 1970 et 1980, dont celle de Nicole Brossard, qui « sans répit dans[e] dans des mots [1] » pour tenter de déconstruire les structures sexistes du langage. Toutefois, l’expérience formaliste, et plus généralement les mouvements qualifiés d’avant-garde s’avèrent plutôt réfractaires à ce qui est associé au féminin, attitude que l’on déduit du discours misogyne affiché ou implicite et de l’hermétisme de ces boys club [2]. L’aura de progrès que ces mouvements transportent, supposément, n’éclaire pas de la même façon la cause des femmes.

 

L’exemple de la revue centenaire Le Nigog [3], qualifiée d’avant-gardiste, est à cet égard éloquent. Le début du XXe siècle est une époque marquée par des querelles intestines entre ceux qu’on qualifie d’exotiques, parce qu’ils font la promotion de « l’ailleurs » et sont partisans de l’art universel, et les régionalistes, plus traditionnels, religieux et conformistes, partisans d’une littérature nationale. C’est dans ce contexte que Le Nigog fait paraître douze numéros mensuels en 1918, soutenus par une critique artistique antirégionaliste, formaliste, dont l’objectif est d’éduquer et d’intéresser les « apathiques » Canadiens français aux arts plastiques, littéraires et musicaux. L’architecte Fernand Préfontaine est l’un des trois fondateurs de la revue, avec l’écrivain Robert de Roquebrune et Léo-Paul Morin, critique musical. De nombreux collaborateurs se joignent à eux pendant l’année, comme Marcel Dugas et Henri Hébert. Nul doute que Le Nigog marque l’histoire intellectuelle québécoise de bien des façons. Son opposition aux tendances et aux foyers littéraires forts de l’époque, comme l’École littéraire de Montréal et le terroir, sa hardiesse, sa mission éducative, son caractère interdisciplinaire et exotique, parce qu’elle s’ouvre à la France, la caractérisent. Or la revue, si à contre-courant soit-elle, fait peu de place aux femmes, tourne en dérision les « dames d’art » et les instrumentalise, par le biais de la fiction, pour faire passer quelques messages. La dame d’art, proche parente de la madame, est une bourgeoise rangée qui s’intéresse à la culture, mais jamais de la bonne manière…

 

Je propose ici de faire un inventaire des dames du Nigog, en analysant leur présence (ou leur absence, c’est selon) et leur représentation, afin de tirer quelques enseignements sur les différentes stratégies de mises en échec du féminin dans la « première revue moderniste à voir le jour au Québec [4] ». L’intérêt de cet inventaire tient au fait que deux grands types de textes, informatifs et imaginatifs, cohabitent dans la revue. La première catégorie inclut des articles de fond, des prises de position sur l’art et l’architecture, des chroniques et échos regroupés dans une rubrique intitulée La mare aux grenouilles. La seconde est composée de textes d’imagination, poèmes et textes en prose. Ainsi, femmes réelles et personnages cohabitent elles aussi dans cet objet polygénérique à la ligne éditoriale homogène.

 

Femmes réelles

 

Commençons par dénombrer les femmes, réelles, du Nigog. Sur la trentaine de signataires, deux seulement sont des femmes, Jane Mortier et Josée Angers. La première, une pianiste française, offre deux papiers : un article substantiel dans le numéro d’août 1918 intitulé « L’œuvre de Liszt », où elle décrit les qualités du compositeur hongrois, ainsi qu’un compte rendu de deux pages du concert offert par Léo-Paul Morin, commandé par la revue. Mortier est élogieuse, mais nuancée. Elle se demande : « Une femme n’est pas forcément une cérébrale pure. Un homme (par retour) ne peut-il pas laisser quelque place à l’instinct? » (p. 171) C’est donc la rigidité de l’interprétation qui est ici soulevée. Il faut remarquer l’ouverture de Mortier, qui ne confine pas l’instinct au seul sexe féminin.

 

Quant à Josée Angers, femme de Robert de Roquebrune, elle signera quatre articles, l’un sous les initiales de son mari, Josée RR, un autre sous son nom et deux sous le pseudonyme L’Oiseau du Bénin (ou l’O du B). L’entrefilet de Josée RR, qui se retrouve dans La mare aux grenouilles, porte sur la revue française Les Marges, tandis que son article plus substantiel a pour titre « Un anti-sentimental : Jules Laforgue ». Deux femmes ont donc eu droit au chapitre dans Le Nigog, dont l’une est une Parisienne et l’autre, femme de [5] et femme de l’ombre, puisqu’elle révise et corrige les épreuves sans que ce travail soit officiellement reconnu par les signataires [6]. On s’étonnera peut-être de l’absence de Canadiennes françaises [7], comme de l’absence de division sexuelle du travail. Dans la critique journalistique, il n’est pas rare qu’on assigne les femmes aux chroniques mondaines et autres potins de la vie communautaire, quotidienne et locale. Au Nigog, les femmes occupent cet espace (essentiellement celui de La mare aux grenouilles) comme les hommes et elles signent en plus chacune un article de fond. Reste que deux articles substantiels, c’est bien peu.

 

La faible présence des collaboratrices semble aller de pair avec le présupposé négatif entretenu par la revue envers les dames d’art, les salonnières, les critiques et les intellectuelles. Dans le premier numéro, Léo-Pol Morin affirme :

 

Il convient donc de réagir brutalement et sans tarder contre l’envahissement systématique de ces femmes d’art surefféminées, expansives et pullulantes. Elles procréent ici les plus vigoureux germes de crétinisation. […] Dames d’art : Dames qui ont fait de l’art la distraction de leur désœuvrement, qui en parlent à tort et à travers, le régentent arbitrairement et lui font beaucoup de mal. Léon Werth serait l’inventeur de cette épithète : « Je pris part à une conversation où ces dames sautaient de Shakespeare à Claudel, de Cézanne à Nijinski […] avec la même adresse que les serins dans leur cage quand, d’un barreau mobile à l’autre, ils font du trapèze volant [8].

 

La dame d’art converse, elle peut être salonnière, mais en tout cas, elle pépie comme un oiseau, en parlant d’art. Au minimum, elle tient un discours sur l’art, mais ce discours, aux yeux de Werth et Morin, n’a pas l’étoffe d’une critique artistique, ni en sa matière, ni en sa manière [9].

 

On voit bien l’incompatible posture : charger contre les dames d’art tout en les accueillant dans la revue comme signataire. Il est à noter qu’une lectrice anonyme, en « qualité de Dame d’art et de protectrice des jeunes talents » (p. 67), a adressé aux directeurs de la revue une lettre, publiée à la fin du numéro de février, où elle s’insurge du traitement réservé aux « dames intellectuelles canadiennes-françaises » (p. 67). On peut déduire de cette lettre que l’insolence de la revue, notamment celle dont fait preuve Léo-Paul Morin à l’endroit des dames d’art en a heurté quelques-unes, et ce, quoiqu’en dise le violoniste de Frédéric Pelletier [10].

 

Par ailleurs, nous pouvons évaluer la présence des femmes dans la revue en corrélant deux autres indicateurs, l’index des noms cités et les sources intertextuelles qui alimentent les textes des signataires. Dans « La bibliothèque du Nigog : analyse du cadre référentiel des auteurs de la revue », Marie-Thérèse Lefebvre recense les références aux auteurs, notamment étrangers, dans les textes d’information. Elle note une seule source féminine, Rachilde, sur laquelle on reste laconique. Elle est l’objet d’une chronique dans La mare aux grenouilles, elle et ses « pages curieuses sur Oscar Wilde ». Au final, tout se passe comme si le cadre artistique des collaborateurs du Nigog ne pouvait être balisé par une quelconque influence féminine. D’ailleurs, il est remarquable que dans l’article de Roquebrune intitulé « La jeune littérature française avant 1914 », aucune femme ne soit mentionnée.

 

L’index des noms cités vient compléter l’étude de Lefebvre. Sur 297 entrées, 13 sont des femmes, ce qui fait moins de 4 %. Un peu plus, dira-t-on sans rire, et elles étaient congédiées. Madame Aurel, Henriette Charasson, madame de Condorcet, Jeanne d’Arc, Jeanne Jarry, Blanche Lamontagne, Michelle Le Normand, Marie-Antoinette, Jane Mortier, Rita Mount, Rachilde, Rosita Renard et madame Roland (Rolland). Ajoutons deux absentes de l’index : Anna de Noailles et Gertrude DesClayes.

 

C’est une chose de faire ressortir la faible proportion de femmes citées au Nigog, c’en est une autre de considérer comment elles sont citées. Aucune, d’abord, ne fait l’objet d’article de fond. Jeanne d’Arc, madame de Condorcet, la salonnière madame Roland (Rolland) et Marie-Antoinette sont toutes les quatre convoquées de manière allusive par Roquebrune dans son compte-rendu de Versions de Marcel Dugas. Sur les performances artistiques féminines proprement dites, les commentaires sont plutôt brefs. Jane Mortier, qui profite de deux critiques positives de la part de Léo-Paul Morin, possède une « belle technique, d’une saine robustesse » (p. 63), elle a démontré une « personnalité virile » (p. 103); Henriette Charasson écrit de « beaux poèmes avec un accent […] de virilité » (p. 135); Rita Mount « peint avec une vigueur et un sentiment des valeurs bien rares chez les dames peintres » (p. 170); tandis que Gertrude DesClayes a dessiné « un pastel [Study of a Child] avec vigueur, mais sans lourdeur, on dirait que c’est fait du premier coup, sans retouche » (p. 404). Dans La mare aux grenouilles, Roquebrune parlera en ces termes du livre Autour de la maison de Michelle LeNormand :

 

Ce joli roman, qui est de la littérature de jeune fille, est presqu’une (sic) chose neuve. C’est un ouvrage qui dépasse, en tout cas, l’art des jeunes filles, la broderie, l’aquarelle ou le piano « dans les quartiers aisés ». Ce sera toute une révolution si les jeunes filles se mettent à avoir du talent (p. 241).

 

On comprend ici que les activités féminines, et féminines parce qu’accomplies essentiellement par les femmes au début du XXe siècle, ne représentent aucun intérêt. Quant au talent pour la chose littéraire, Michelle LeNormand n’est que l’exception qui confirme la règle : les jeunes filles n’en ont pas.

 

Le reste de la critique des femmes artistes est plutôt négative. Roquebrune affirme : « Nelligan n’a jamais chanté la nature de la manière puérile de mademoiselle Blanche Lamontagne » (p. 220) et madame Aurel, qui a commis un article dans La grande revue intitulé « Rodin et la femme », a un style enchevêtré. Selon Léo-Paul Morin, Rosita Renard, au piano, le 14 février 1918, offre « un Chopin grêle, constipé […] Mademoiselle Renard étonne et plaît aux “dames”. Ce genre de plaisir est bien inoffensif et “ces dames” auraient tort de s’en priver » (p. 107).

 

La voix des femmes s’entend donc peu au Nigog. Les collaborateurs la dénigrent lorsqu’elle se déploie et l’aiment si elle est masculine. La virilité est une qualité artistique ayant à sa traîne tout un champ sémantique pour le prouver : la « vigueur », citée deux fois, la technique d’une « saine robustesse » contrastent avec le défaut d’être une femme, faible, « grêle ». Être « surefféminé » constitue une insulte. Par un drôle de retournement de situation, les hommes du Nigog, pris à partie par les régionalistes [11], ont, eux aussi, eu droit à ce type d’insultes, qui rabaissent les femmes et les homosexuels [12]. Notons, pour en finir avec cette partie sur la parole des femmes réelles au Nigog, que la compétence et le goût des femmes pour les arts sont souvent remis en question. Elles « en parlent à tort et à travers », elles aiment Rosita Renard, piètre interprète de Chopin, elles sont « très chastement indifférentes à toute beauté littéraire. Peu d’hommes, en effet, ont la patience de s’intéresser à l’enfantine psychologie des romans de Bourget » (p. 336). La parole critique ou créative des femmes, tout comme la féminité et ses symboles sont qualifiés de manière très péjorative dans les textes d’information. Comme le disait Marie-Joseph Bonin, « derrière le mépris pour “la méthode d’art féminin” se cache une survalorisation du masculin, qui demeure le critère d’évaluation par excellence [13] ». C’est sans contredit ce qui se produit au Nigog, et comme on le verra aussi, mais sous une autre forme, dans les textes d’imagination.

 

 

 

 

Personnages

 

La représentation des femmes en tant que personnages reprend les mêmes poncifs que les textes critiques. On compte dans Le Nigog onze saynètes intitulées Dialogues des bêtes, signées Paul Brunot [14], quelques poèmes, des textes en prose regroupant sept contes et nouvelles, un scénario poétique et deux descriptions, l’une de Montréal et l’autre, d’un paysage. Aux textes il faut ajouter les dessins, portraits et culs-de-lampe qui représentent parfois des personnages féminins. Dans une de ses illustrations, J. Roxburg Smith (p. 339) met en scène une femme tenant une nigogue, une espèce de diablesse harponnant une palette de peintre. L’œuvre renvoie ainsi au nom de la revue, à sa féminisation grammaticalement inusitée, mais correcte, sans doute à cause de son origine autochtone. Elle rappelle aussi la fonction de l’objet comme la fonction de la revue, piquer les arts et la critique. Smith offre une version du nigog plus dynamique que celle d’Ozias Leduc, qui l’orne en couverture d’ailes rappelant celles de la Victoire de Samothrace.

 

Adrien Hébert est l’illustrateur attitré. Il a dessiné entre autres le bandeau qui chapeaute les Dialogues des bêtes. Au-dessus des dialogues, signés à gauche A. H., deux femmes discutent, assises sur une chaise ou un fauteuil, l’une attablée devant un panier et l’autre tricotant. Un cadre avec un plus petit cadre à l’intérieur est accroché au mur, tandis qu’un diablotin se cache derrière le fauteuil de la dame aux cheveux noirs et regarde le lecteur. Ce diablotin, petit être espiègle et agité, représente sans doute Paul Brunot, qui s’amuse à dénigrer les femmes – « des bêtes » – en leur mettant dans la bouche des propos niais, des fadaises qui contrastent avec le caractère vif et malicieux du diablotin. Chaque dialogue a un titre, un thème dont traiteront les personnages : « La guerre, Théâtre, “Le feu” de Barbusse, Musique, Littérature, Décoration, Les enfants, Villégiature, Conversation (À Paul Reboux et Charles Muller), Littérature et Charité ». Notons que dans les derniers numéros de la revue, l’en-tête Dialogues des bêtes a disparu [15].

 

Pauline, Lucrèce, Sagacée, Bertha, Messalinette, Polyeuctè(ê)te, Corinne(a), Blanche-Aline et même un Chœur, présent dans le premier dialogue, parlent ainsi de leur quotidien de bourgeoises, donnent leur bête opinion, font des jugements à l’emporte-pièce qui, parfois, renvoient de manière ironique à leur prénom. Sagacée n’est pas très sagace : « Il est évident que nos mères ne savaient pas élever leurs enfants » (p. 239); Messalinette est beaucoup plus prude que Messaline : « Ce ne sont pas des nudités j’espère bien; Ces femmes-là sont toutes vicieuses et corrompues » (p. 202 et 375) et Polyeuctête (pendant féminin de Polyeucte, le « fou de Dieu » cornélien qui épousera Pauline) s’inquiète de la moralité chrétienne du livre de Barbusse : « Est-ce contre la religion? » (p. 99) Ces références à des héroïnes tragiques et antiques peuvent nous sembler bien lointaines, mais pour le lecteur contemporain du Nigog, qui a fait son cours classique, sans doute étaient-elles plus facilement perçues et décodées [16]. Reste que l’écart manifeste entre l’exubérance, pour ne pas dire l’exotisme, de certains prénoms et la bêtise des personnages qui les portent rend la caricature plus incisive encore. Le portrait peu flatteur des différentes versions (teneuse de salon, bourgeoise, adepte d’art, forcément novice et ignorante, critique et intellectuelle) de la dame d’art se conjugue ainsi avec une représentation de la bourgeoise canadienne-française, mère de famille occupée aux tâches décoratives : « Nos maris font bien de ne pas se mêler de ça. » (p. 203)

 

Dans « Sociopoétique des revues », Michel Lacroix suppose que les Dialogues des bêtes « permet[tent] au Nigog de reprendre, un par un, la plupart des thèmes abordés dans les articles de fond, dans un dialogisme actif et critique entre leurs positions et celles de leurs adversaires [17] ». Un exemple, toujours en lien avec les prénoms, servira à alimenter son hypothèse. On se souvient que la poète Blanche Lamontagne, une régionaliste que défendra avec entrain Claude-Henri Grignon, incarne pour les gens de la revue une poésie passéiste, fermée et puérile. Or, telle une fiction à clé, sous le couvert de Blanche-Aline (Blanche-Colline?) se camouflerait Lamontagne, totalement éprise des beautés de la nature : « Moi je suis allée à saint Irénée, rêver en face de la mer immense, seule devant l’immensité. » (p. 274) Femmes, dames d’art, bourgeoises et mondaines, salonnières et poétesses sont donc au cœur de cette satire en qualité de paravent, utilisées pour passer des messages. On instrumentalise ainsi à double titre les femmes, en les saisissant comme des personnages ridicules et en en faisant des porte-parole. Inutile de souligner que ce ne sont pas des hommes qui sont caricaturés et qu’aucun personnage des dialogues n’est masculin, si ce n’est le Chœur. On tente d’ajouter l’insulte à l’injure : critiquer la position des régionalistes, qui devient encore plus risible lorsqu’elle est exprimée par des femmes. C’est dire à quel point la femme qui se targue de réfléchir constitue une figure éminemment grotesque.

 

Le titre, qui trafique à peine une référence intertextuelle avec Colette, connote une soumission supplémentaire, l’animalité : des bêtes, des idiotes; des bêtes, des petits animaux. Les Sept dialogues de bêtes, signés Colette Willy en 1905, sont contemporains du Nigog. Les deux principaux personnages, Toby-Chien et Kiki-La-Doucette, un chat, discutent à propos de leurs maîtres, Il et Elle. Mettre en scène des animaux qui parlent lève évidemment l’ambiguïté sémantique aussi créée par l’expression « dialogues de bêtes », et leur confère une intelligence humaine; à l’inverse, mettre en scène des femmes en les associant à des bêtes laisse supposer un esprit de même mesure. Il y a lieu de se demander jusqu’à quel point ces conversations de Paul Brunot sont redevables aux dialogues animaliers de Colette. Les Dialogues des bêtes travestissent [18] les Sept dialogues de bêtes. Les textes n’imitent pas le style de l’autrice, ils en récupèrent la forme, le genre dialogué et l’en-tête thématique, pour l’investir d’un contenu dont la charge satirique renvoie, sur le plan référentiel, à Colette et à tout ce qu’elle représente : une Parisienne adepte de la vie mondaine et des salons, libre et scandaleuse [19]. De plus, le titre rappelle une forme théâtrale populaire aux XVe et XVIe siècles, la sotie. Jouée par différentes confréries, la sotie est une pièce politique, carnavalesque, qui met en cause la société dans ses institutions. Elle oppose deux types de personnages : les « sots », menés par la « Mère sotte », rien de moins, identifiables à leur emblème d’hommes politiques, rois, ministres ou pape, élevant la sottise au rang de sagesse supérieure, et les personnages allégoriques (le Monde, la Chose publique), mis au banc des accusés dans un burlesque tribunal. Le parallèle avec les positions du Nigog, qui contestent l’institution littéraire de l’époque, se trace aisément. En somme, travestissement, pastiche, pseudonymes auctoriaux et jeu des prénoms, la part du masque est grande au Nigog et elle s’impose comme une des stratégies de mise en échec du féminin, talonnée, faut-il le rappeler en terminant, par la figure de la bourgeoise centrée sur elle-même : « Parlons d’autre chose; la guerre c’est si ennuyeux. J’ai justement une bonne qui… » (janvier, numéro non paginé)

 

La représentation des femmes est orientée aussi négativement dans les autres textes d’imagination du Nigog. J’ai procédé à un classement qui distingue les poèmes et les textes en prose qui ne parlent pas des femmes, ceux qui y font simplement allusion et ceux qui présentent de manière substantielle et explicite [20] une figure féminine. C’est sans doute un exercice périlleux que de mettre ainsi en commun des textes au final très hétérogènes, mais il est, au demeurant, fort révélateur : les femmes, lorsqu’il en est question (la guerre est un thème bien populaire), sont soit des figures mythiques inaccessibles (Ève ou déesse), soit des personnes de basse classe (servante ou putain). Laides, cruelles, elles sont généralement décrites sous un mauvais jour et soumises aux hommes qui les entourent.

 

Conclusion

 

Les critiques du Nigog ont eu tendance à saluer son avant-gardisme, son esprit, son éclat et la pointe acérée de son harpon : « Le dard de leur critique départage sans merci l’art et la camelote, fût-elle “canadienne [21]” »; « les “exotiques” défendent leur position avec superbe [22] »; « L’exotique argumente plus à l’aide de paradoxes, de fictions, de jeux de mots, d’interjections et de figures hyperboliques qu’au moyen de la logique rationnelle [23] ». Très peu cependant ont noté que cela se faisait au détriment des femmes. Il m’a paru important de le faire, notamment pour montrer la diversité des moyens utilisés pour limiter l’espace occupé par le féminin et écarter la parole des femmes. On compte au final au moins cinq stratégies : l’exclusion pure et simple (place réduite des collaboratrices et des références féminines en art), le discours explicite méprisant les femmes (ce qu’elles disent comme ce qu’elles produisent), mais valorisant la vigueur et la virilité, la caricature (l’intellectuelle bourgeoise mise à mal), l’instrumentalisation (une courroie de transmission pour les messages antirégionalistes) et la représentation disgracieuse de personnages féminins stéréotypés.

 

Mon regard sur cet objet centenaire est forcément rempli de lacunes contextuelles et ce qui paraît offensant aujourd’hui l’était sans doute moins à l’époque. Pour faire avancer la recherche, il faudrait aussi recomposer le discours social sur les femmes de ces années, le comparer avec celui tenu dans d’autres revues, notamment la Revue Moderne qui accueillait déjà plus de femmes, et celui tenu par d’autres personnes influentes, comme Claude-Henri Grignon ou Henri Bourassa, farouchement opposées à la présence des femmes dans la sphère publique. Cela dit, l’argument creux « autre temps, autres mœurs », s’il semble approprié pour identifier des pratiques sexistes, demeure insuffisant pour les justifier : de tout temps il y a eu des voix qui se sont élevées pour critiquer ces pratiques, comme le prouve en l’occurrence la lettre de la lectrice anonyme. De plus, il serait fructueux de comparer ces pratiques à celles qui ont (eu) cours dans d’autres revues plus contemporaines, notamment chez Liberté, alors qu’évoluait dans les années 1970 « la nunuche à Nadine », un personnage fictif à la fois muse, amante et tête de Turc, qui cosigne à quelques reprises les chroniques collectives [24], ne serait-ce que pour élargir notre définition du boys club. Ainsi dirons-nous avec assurance que les revues de critique littéraire et artistique constituent, ou non, « un espace […] éclairé et […] très au courant des questions éthiques [25] ».

 

 

Bibliographie

 

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[1] La théorie, un dimanche, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1988, p. 31. Pour plus d’informations sur les liens complexes entre le formalisme et le féminisme, je me permets de signaler qu’ils sont détaillés dans ma recherche postdoctorale, laquelle devrait se conclure par la publication d’Échafaudages et squelettes. Essai sur la littérature à contrainte au Québec.

[2] Cette hypothèse est à la base de l’argumentation de Marie-Josèphe Bonin dans « L’avant-garde, un concept masculin? », Itinéraires, 2012-1, 2012, p. 173-184.

[3] Nigog ou nigogue est un mot micmac qui désigne un outil de pêche. En 1987, les éditions Comeau et Nadeau ont reproduit en fac-similé les douze numéros de la revue. Désormais, les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte.

[4] Extrait de la quatrième de couverture de l’édition Comeau et Nadeau, signée Marie-Andrée Beaudet.

[5] Comme le souligne Bonin, les femmes doivent parfois « s’appuyer sur le couple et le mariage pour avoir une existence artistique », op. cit., p. 175.

[6] « Madame de Roquebrune s’occupait de la présentation de la revue et corrigeait les épreuves. Elle allait même chez l’imprimeur Morrisset, rue Craig », dit en entrevue Robert de Roquebrune à Germaine Bessette, dans Une revue d’avant-garde au Québec : Le Nigog (1918), Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 1971, p. 129. Sauf erreur, personne ne mentionne le travail de Josée Angers dans la revue; il se fait dans l’ombre.

[7] Notamment Éva Circé-Côté, chroniqueuse aux multiples pseudonymes et amie de Marcel Dugas [collaborateur au Nigog], Madeleine (Anne-Marie Huguenin), future fondatrice de La Revue moderne et salonnière qui accueillait les jeunes gens du Nigog dans sa demeure, ou Yvonne Lemaître, une journaliste qui « développa une pratique d’écriture ironique, vive et déstabilisante, dont les lettres à Marcel Dugas portent la trace » (Nadia Zurek et Michel Lacroix, « Une journaliste franco-américaine au seuil de l’avant-garde : l’espace des possibles d’Yvonne Le Maître (1876-1954) », Recherches féministes, vol. 24, no 1, 2011, p. 78).

[8] Léon Werth, « Dames d’art », Cahiers d’aujourd’hui 7, septembre 1913, p. 334-339. Référence identifiée par Marie-Thérèse Lefebvre dans « La bibliothèque du Nigog : analyse du cadre référentiel des auteurs de la revue », Les Cahiers des dix, no 69, 2015, p. 207, 177–214.

[9] Pour plus de détails sur les salonnières, voir l’étude de Cindy Béland, « Salons et soirées mondaines au Canada français », dans Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Canada français, sous la direction de Pierre Rajotte, Québec, Nota Bene, coll. « Séminaires », 2001, p. 71-112.

[10] « Les dames d’art, si rudement malmenées par Léo-Paul Morin, ne lui en veulent pas, bien sûr, à preuve le mot suivant que l’un de nos violonistes m’affirme avoir entendu l’autre soir, à l’issue d’un récital où M. Morin les avait abreuvées de Debussy, de Grovlez, de Roussel, après leur avoir infligé cette pourriture de Mendelssohn. “Allons, disaient-elles, baiser les mains du Maître.” Le maître qui décidément ne les aime pas a eu la cruauté de leur refuser cet hommage consolateur… pour elles. O pauvres dames d’art, que triste est donc votre sort! », Frédéric Pelletier, « La vie musicale », Le Devoir, vol. 9, no 52, 2 mars 1918, p. 6, reproduit dans Germaine Bessette, op. cit., p. 207-208.

[11] Pour plus de détails sur la querelle, voir Annette Hayward, La querelle du régionalisme au Québec (1904-1931).

[12] « Tous trois [Roquebrune, Préfontaine, Morin] avaient du talent, presque du génie. Mais tous trois, j’aime à le répéter, étaient élégants, dandys, “fashion-craft”. Ils avaient un faible pour les belles coupes d’habit qui donnent au corps masculin des formes souples et gênantes (oh! Femmes voluptueuses d’Orient!) », Claude Bâcle, « La fin d’une révolution », L’avenir du Nord, 24 janvier 1919, reproduit dans Germaine Bessette, op. cit., p. 247. Sur l’élégance, la mode et la mondanité, il faut lire Michel Lacroix, « Des Montesquiou à Montréal. Le Nigog et la mondanité », Voix et Images, vol. 29, no 1, automne, 2003, p. 105-114.

[13] Marie-Josèphe Bonin, op. cit. p. 176. J’ajouterai qu’au Nigog, la virilité est une qualité applicable aussi à la langue : « Et cette langue des Canadiens n’est pas une langue stationnaire. Elle est, au contraire, extrêmement vivante et même virile puisqu’elle a créé tout un vocabulaire extrêmement original et, ce qui est parfait, essentiellement français. » (p. 344)

[14] Paul Brunot est un pseudonyme individuel, celui de Fernand Préfontaine, si on se fie à Roquebrune : « Préfontaine a écrit sous le pseudonyme de Paul Brunot », Bessette, p. 128; un pseudonyme collectif si on se fie à Michel Lacroix : « j’avancerais que ce pseudonyme ne cache pas un collaborateur en particulier, mais une équipe de rédacteurs, qu’il s’agirait plutôt d’un pseudonyme collectif », « Sociopoétique des revues », op. cit.

[15] On constate ainsi une évolution du discours littéral et fictif sur la dame d’art pendant l’année : les commentaires explicites et acerbes s’estompent, l’en-tête ne chapeaute plus les deux derniers dialogues et il n’y a pas de Dialogues des bêtes en décembre. Ils sont remplacés par la nouvelle La servante battue par son maître.

[16] Comme le souligne Dominique Garand, « un littéraire en 1910 ne pouvait ignorer Racine ou Corneille, Crémazie ou Garneau. On les citait même sans les nommer tellement ils étaient connus », La griffe du polémique : le conflit entre les régionalistes et les exotiques, Montréal, L’Hexagone, 1989, p. 192.

[17] « Sociopoétique des revues et l’invention collective des “petits genres” : lieu commun, ironie et saugrenu au Nigog, au Quartanier et à La Nouvelle Revue française », Mémoires du livre, vol. 4, no 1, automne 2012.

[18] Selon la classification opérée par Gérard Genette dans Palimpsestes, le travestissement procède par transformation de texte et le pastiche satirique, par imitation de style. Le dialogue « Conversation » relèverait de cette catégorie car, d’une part, il imite le style de la conversation mondaine, caricaturant ainsi les propos supposément sans queue ni tête des salonnières, et d’autre part, il est dédicacé à Paul Reboux et Charles Muller, auteurs des À la manière de…, exemples canoniques, dit Genette, du pastiche satirique, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 33.

[19] Ce sont des années de scandale et de libération morale : elle divorce, elle a quelques aventures féminines, elle travaille comme mime dans un cabaret. Elle publiera plusieurs ouvrages évoquant ces années, comme La vagabonde, L’envers du music-hall, En tournée, ainsi que Le pur et l’impur.

[20] Comme plusieurs poèmes dans Le Nigog relèvent du symbolisme, il est sans doute possible d’interpréter certains signes, en l’occurrence des éléments de la nature comme la lune ou la fleur, comme des symboles du féminin, de la féminité. J’ai préféré m’en tenir aux signes explicites.

[21] Germaine Bessette, op. cit., p. 122.

[22] Luc Bonenfant, « Le Nigog : la pratique polémique du poème en prose. » Voix et Images, vol. 28, no 2, hiver 2003, p. 137.

[23] Dominique Garand, op. cit., p. 201. Dans son étude, Garand relève « chez les régionalistes une homologie entre leur conception de la littérature et leur vision de la femme. [Celle-ci doit] posséder des qualités morales et répondre à certains critères de base : bonne travailleuse, excellente mère, bonne épouse, bonne chrétienne, etc. », p. 185. L’auteur reste muet toutefois sur les exotiques et le Nigog en ce qui concerne les femmes.

[24] Marie Parent, dans « Trahir Belleau, ou y a-t-il une intellectuelle dans la salle? » Voix et Images, vol. 42, no 2, hiver, 2017, p. 25–34.

[25] Vanessa Courville, dans un statut Facebook expliquant sa démission à la tête de XYZ.