Intimités légitimes

amour et neo liberalisme 600

ZISHAD LAK

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

Le 15 juin 2015 fut une journée mémorable non seulement pour les Étatsuniens, mais aussi pour beaucoup de personnes à travers le monde dont les photos du profil sur Facebook s’ornaient des couleurs de l’arc-en-ciel; couleurs qui signifient la lutte LGBTQ (et j’aimerais mettre l’accent sur la lutte ici pour donner sens au reste de mon texte). Tout comme ces personnes, j’ai accueilli aussi favorablement la nouvelle de légalisation du mariage homosexuel par la Cour suprême américaine. Or, les événements qui ont suivi cette décision, et ceux qui la précédent, m’ont menée à réexaminer non seulement cette décision, mais aussi les mouvements qui déploient leur force pour revendiquer le droit d’individus. Je me demande si cette stratégie n’irait pas forcément à l’encontre de ce que Foucault appelait la désindividualisation. Les gains des luttes sociales sont souvent ambivalents, et portent des significations très différentes pour différents groupes qui ont tous en commun d’être victimes de l’oppression et de la domination dans la société. Ayant des amies très intelligentes et actives dans les luttes LGBTQ pour qui le mariage homosexuel défiait l’hétéropatriarcat, et n’ayant jamais été assujettie à l’homophobie moi-même, je ne tente pas ici de présenter un texte de « hétérosplaining » qui minerait la lutte des groupes LGBTQ pour le mariage pour tous et toutes. Ce que je tente de faire ici, c’est plutôt de poser certaines questions qui ne concernent pas autant le mariage comme tel, mais la manière dont cette nouvelle législation a été reçue et célébrée. Comment figure-t-il, ce mariage, dans un contexte colonial du peuplement dont, écrit Andrea Smith, le capitalisme, le colonialisme et la guerre forment les trois piliers [i]? Quelles sont les intimités légitimées par l’état colonial? Ce texte se veut donc l’articulation d’un certain doute et comme tout doute, il ne forme pas une thèse cohérente, mais étale des instants déstabilisants, les trous dans ce que j’ai tant voulu célébrer, malgré le fait que je n’avais foi ni dans le mariage ni dans l’inclusion libérale des autres intimités. Enfin, je veux surtout mettre l’accent sur le fait que désormais je ne vois pas l’ennemi dans le droit républicain (ou harpérien) autant que dans un certain libéralisme qui veut assimiler les mouvements dont le but est le renversement de ce même système.

Ce qui a d’abord planté en moi la semence du doute a été la vague immense, comme je l’ai mentionné plus haut, des profils multicolores sur Facebook. Certes, il y avait des amis qui s’engageaient activement dans la cause LGBTQ. Il y en avait d’autres, moins actives, encore moins impliquées. Nombreux étaient, parmi les deux groupes, ceux et celles qui considéraient ce jugement comme une rupture avec l’hétéronormativité du libéralisme et l’impérialisme qui étale son emprise jusqu’à l’instant intime. Il y avait ceux et celles aussi qui, fidèles au libéralisme, percevaient cette nouvelle comme un signe du progressisme libéral. Et d’autres encore dont, disons-le, la participation dans les célébrations m’était fort surprenante. D’où mes interrogations.

  1. Festivités transnationales et libéralisme exceptionnel de l’empire

Ce n’est toutefois pas la haine envers les masses ou l’absence de foi dans les fêtes populaires (et populistes) qui m’a rendue mal à l’aise. Comment se fait-il que le mariage homosexuel étant légal depuis des années dans les pays comme l’Afrique du Sud, le Canada, etc., les non-Américains, y compris les Canadiens, et surtout ceux et celles qui s’opposent avidement au mariage, percevaient toujours cet événement comme quelque chose d’historique? Suis-je incapable d’un bonheur solidaire? Mais cette vague m’a semblé aller plus loin qu’une solidarité queer; j’y ai ressenti la confirmation (et l’affirmation) de l’exceptionnalisme étatsunien et l’emprise de l’empire américain sur le monde. Cet impérialisme, je crains, aboutirait à une normalisation de ce que Povinelli appelle « l’évènement intime » non seulement à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’empire où les relations et les genres sont sinon plus fluides au moins différents et non axés sur le couple ou la monogamie. Au sujet des désirs autres et des relations que l’empire a rendues queer, Puar soulève la polygamie pathologique des Orientaux (notamment les musulmans) dans son ouvrage, Terrorist Assemblages; Povinelli, de son côté, aborde les affiliations non normatives des communautés autochtones de l’Australie dans The Empire of Love; dans The Ellis Island Snow Globe,Erica Rand écrit à propos de l’hétéronormativité qui gérait les processus d’immigration à Ellis Island; etc[ii]. Les exemples abondent. Qui plus est, et Povinelli y met aussi l’accent, le mariage homosexuel ou le discours politique qui l’entoure, tout comme d’autres exceptions libérales, offre le droit et la liberté de l’individu comme la marque de civilisation de la métropole, la distinguant de la sauvagerie de l’Orient, du Sud, etc., où l’individu n’est pas aussi central. Autrement dit, ce n’est pas le mariage homosexuel aux États-Unis qui est le sujet de mes réflexions, mais plutôt les façons dont la liberté qui met de l’avant cet événement, comme une idéologie dominante, renforce plutôt qu’interroge certains paradigmes. Cette distinction se manifeste aussi à l’intérieur des États-Unis.

  1. Le mariage homosexuel comme point de mire et effacement des autres autres au sein de la métropole

Quelque jour après l’annonce de légalisation du mariage, The Audre Lorde Project tenait sa manifestation annuelle, le Trans Day of Action. Les manifestantes dans la rue, dont une grande partie était les personnes trans de couleur, se sont séparées par des barricades de ceux et celles qui, jadis marginalisés par l’état libéral, auront désormais la promesse d’inclusion dans le marché libéral. Cet autre groupe célébrant le jugement de la Cour suprême américaine – et la majorité duquel était blanc et cis – montrait, prétendument, du mépris envers l’insatisfaction perpétuelle des manifestantes du Trans Day of Action. Ils étaient en plus protégés par des policières (on a fait beaucoup de chemin, dirait-on, aux États-Unis). J’ai lu cette nouvelle avec un grain de méfiance jusqu’à ce que je vois ce ricanement et ce même mépris se manifester plus explicitement quelques semaines plus tard à la Maison-Blanche devant le président de la République. Ce dernier, critiqué par les communautés noires et le mouvement Black Lives Matter pour sa passivité devant la violence policière envers les communautés de couleur, trouvait l’occasion de louanger le progressisme de l’empire parmi un groupe de la communauté LGBT (dont une très grande majorité était des hommes blancs). Hélas, le trouble ne semble pas le laisser tranquille : une femme trans latino, Jennicet Gutiérrez, interrompt la réception et chahute le président : « President Obama, release all LGBTQ immigrants from detention and stop all deportations. » Vu que 40 % des victimes d’harcèlement sexuel dans les centres de détention pour les immigrants sont LGBTQ, on se serait attendus à ce que les autres invités de la réception soient solidaires de cette femme courageuse et sans documents légaux pour sa résidence aux États-Unis. Or, nous entendons les invités crier « Obama! Obama! » en chœur pour faire taire Gutiérrez et l’expulser de la cérémonie. Tous ces événements m’ont amené à faire le lien avec une autre cause célébrée il y a à peu près deux ans aux États-Unis. Cette célébration coïncidait encore avec l’exclusion d’autres groupes. En juin 2013, la Cour suprême des États-Unis invalide en partie le Defense of Mariage Act selon lequel les unions non hétérosexuelles n’étaient pas reconnues. Encore une fois on se félicitait partout. Or, ce même jour, la même Cour suprême a pris une autre décision, celle de limiter le Voting Rights Act, une loi mise en place dans les années 1960 afin de garantir le droit de vote aux marginalisées, notamment les communautés noires et latinos. Là aussi, les célébrations de la première décision éclipsaient la tragédie de la deuxième et le progressisme et les libertés individuelles en ressortaient comme la devise de la métropole.

À la lumière de ces événements et des études sur le lien entre la citoyenneté, l’intimité et le mariage à l’intérieur et à l’extérieur de la métropole, on pourrait proposer que le mariage homosexuel ait fourni la citoyenneté à ceux et celles pour qui « l’orientation sexuelle » était le seul obstacle. En instrumentalisant la lutte LGBTQ et en légitimant certaines intimités plutôt que d’autres, l’inclusion libérale ressemble à une affirmation plutôt qu’une dénonciation des logiques et des lois de l’État-nation – dont le fond est l’hétéropatriarcat – et la survie duquel dépend de l’atomisation et de l’individualisation de la société. Cette affirmation aboutit parfois à une plus grande marginalisation et à une plus grande exclusion de ceux et celles que Jody Byrd désigne comme les colonies à l’intérieur même de la métropole.

  1. Contrôler le récit, Stonewall et l’effacement de Marsha P. Johnson

Pour que le mariage homosexuel soit le témoin du progressisme de l’état il faut toutefois changer le récit et l’histoire des luttes LGBTQ pour y effacer les autres inégalités qui non seulement persistent toujours, mais dont l’existence est la garantie de la survivance de l’état qui se fond sur l’exploitation et la domination. Hollywood n’a pas tardé, après le jugement de la Cour suprême en faveur du mariage homosexuel, à produire un film sur les émeutes de Stonewall, film centré cette fois-ci sur un personnage masculin (dans tous les sens) et blanc. Une analyse des émeutes de Stonewall et de la vie des révolutionnaires telles que Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera, instrumentales dans le mouvement Pride, sera impossible sans examiner les intersections du racisme, de la pauvreté, et de l’hétéropatriarcat. Or, Hollywood, en effaçant ces autres oppressions, crée une fiction dans laquelle le mariage pour tous (et toutes à un moindre degré) devient le point d’arrivée et l’objectif du Pride : une simple participation et inclusion dans l’hétéropatriarcat capitaliste et colonial. En effet, ce film, produit en même temps sinon peu après la légalisation du mariage pour toutes et tous, fournit le lien que j’ai essayé de tisser entre différents événements en apparence non pertinents. Tout comme le libéralisme trouve l’occasion d’approprier et de profiter de la lutte et des sacrifices des autres en les légitimant, le capitalisme ne tarde pas non plus à y embarquer. Pour que le développement récent produise l’image d’une société progressiste et « civilisée », celle d’un exceptionnalisme libéral, il faut effacer ceux et celles qui nuisent à cette image. Légitimation d’une intimité par l’État entraîne en effet l’invalidation d’autres.

Encore une fois, je tiens à insister que mon but n’est pas de dénoncer le mariage homosexuel qui, je n’en doute pas, n’était pas un gain facile et qui, pour beaucoup de mes amies, n’est pas le but ultime ni la fin de la lutte. Je me demande toutefois ce que signifie l’inclusion dans un système fondé sur l’inégalité et l’exploitation.

 


 

[i] Smith, Andrea, « Heteropatriarchy and the Three Pillars of White Supremacy » dans The Colour of Violence: The Incite! Anthology, Cambridge, Mass, South End Press, 2006.

[ii] Puar, Jasbir, Terrorist Assemblages : Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007; Povinelli, Elizabeth, The Empire of Love: Toward a Theory of Intimacy, Genealogy, and Carnality, Durham, Duke University Press, 2006; Rand, Erica, The Ellis Island Snow Globe, Durham, Duke University Press, 2005.