INTIMACIES (réflexions sur le voyage et ses envers)

Intimacies 600

ARIANE AUDET

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 

 

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde

 

Premier épisode

J’ai rencontré mon mari il y a six ans, en Espagne. À l’époque, je l’avais repoussé avec plus ou moins de conviction. Un autre homme, abusif, m’attendait au Québec et s’il l’avait su… s’il l’avait su. Aujourd’hui, je ne repense qu’aux vagues qui frappaient la berge à Barcelone et à mon genou qui touchait presque le sien.

Ma mère dit souvent à propos des gens qui refusent d’avancer qu’ils ont le cordon du cœur qui leur trempe « dans’marde ». J’essaie de ne pas trop m’y trouver. Dans la merde, je veux dire – celle que je crée et celle des autres. Entre deux épisodes dépressifs, j’ai réappris à nager sans trop faire de vague, ma voix ne débordant jamais des murs du bureau de mon psy. J’ai évité les sorties mondaines. Je me suis farouchement battue, entre mes quatre murs, contre l’ironie ambiante. J’ai brûlé des ponts (mais à peine) : un incendie de petites braises. Ne pas déplaire, surtout.

Quelques années ont passé et l’époux a fait germer l’idée d’un tour du monde. Pendant un an, nous avons traversé des dizaines de douanes avec nos sacs trop lourds, bu du vin de riz aromatisé au sang de cobras, dormi sur des lits de bambou et, plus souvent qu’on nous permet de l’admettre, dans des draps de soie. Juste parce que. Parce que nos certificats de naissance indiquent « Canada » et « United States of America » et pas « Cambodge ». Parce que l’épaisseur de notre portefeuille et la couleur de notre peau. Puis nous avons traversé à pied les Andes et avons flotté au-dessus de récifs colorés. Nous avons eu notre lot de sommeils aériens et avons nourri un blogue, passage obligé de notre narcissisme contemporain. « Seulement pour la famille et les amis », avions-nous dit. « Mais, qui sait, peut-être que… Va savoir! Si la réception est bonne. Who knows? » Petit rire gêné, la main devant la bouche.

Pendant des mois, on y pense et, finalement, on se lance. On écrit sur l’équipement à se procurer et les bienfaits de la Diva cup au beau milieu de la cambrousse (la meilleure alliée, indispensable… very seriously). On partage nos meilleures recettes à base de bâtons de citronnelle. On pense à faire des « tops machins », mais on se dit que non, que ça ne se fera pas, que nous ne sommes pas ce genre-là. On publie des photos magnifiques – des close-ups, plus artsy. Sans se donner en spectacle, on s’affiche. Deux fois par jour. À sept heures du matin, puis douze heures plus tard. Périodes d’achalandage obligent (on a fait nos devoirs). On se dit et on se répète : quelle chance! Deux fois plutôt qu’une. Le soir venu, on repose nos paupières fatiguées, avachis dans le hamac suspendu dans l’aire commune de l’hébergement écoresponsable que l’on a loué à gros prix et pour une bonne cause. Quelle chance!

On oublie les promesses qu’on s’est faites à propos de l’ironie. On disserte sur le tourisme et on roule des yeux. Parfois, on dit les mots « authenticité » et « industrialisation » et on sent la gêne faire son chemin. Mais on est heureux. C’est notre devoir d’être heureux. Bien dans son corps, bien dans sa tête. On a suivi toutes les règles des magazines : l’exercice, le sommeil, l’ouverture sur l’autre, le respect… surtout en voyage! Bonne fille, va. Good good girl. On trempe nos orteils dans la zone publique. On s’expose par à-coups. Lisses et propres. Hygiéniques. On se dit que, « les Internets », c’est quand même chouette. Ce mur entre soit et les autres. Montrer le flanc, oui, mais derrière une vitre blindée.

Les mois passent et juste une photo de plus sur Instagram. La dernière.

Puis ça se termine et tout est fini. On feuillette les carnets de notes et on vide les cartes mémoires de leur contenu. On retourne aux anciennes publications et on admire le contraste et les degrés d’exposure d’une photo de soupe Bun bo hue prise entre deux food carts du District 3 à Saigon.

Quand même, elle demeure, l’obscurité. Soyons honnêtes : elle ne nous a jamais quittés.

En secret, on épluche les restes. Ceux qui vivent toujours dans l’ombre, derrière la vitre. On rejoue la trajectoire des larmes, des digues qui ont sauté et des batailles perdues. On déterre la chair compressée des femmes, citoyennes de seconde classe, ces putes hystériques et dépressives. Ma peau, la leur et toutes celles laissées derrière. Certaines ont des noms. Plusieurs ne font que dandiner du cul. Parfois, il leur manque des dents (« my husband likes to punch… »). On retrace les miettes de leur existence et on les étale sur le tapis du salon. On se dit que ça ne vaut pas la peine. Un échec. Portraits incomplets. Et pourtant.

Carcasses de vies minuscules.

 

Mangoosteen Is An Honest Fruit

Il fait trente-six à l’ombre. En dépit de l’humidité, mes élèves – toutes des filles, ou presque – portent de longs pantalons et des gilets à manches. Dentelles polymérisées. Nous nous éloignons de la cabane de bambou sous laquelle je leur enseigne pour aller cueillir des caramboles. Déraciner l’arbre à force de secousses pour en faire tomber les fruits serait plus juste. Mais, dans cette partie du monde, on n’en est pas à un sarclage près.

Muliati récolte tout puis s’approche en tendant les bras. Je lui échange une carambole contre un mangoustan; ma collation entre deux classes. En Indonésie, le mangoustan est cher. Il est servi lors de célébrations. Mais c’est mon dernier jour parmi eux et la délibération est courte : le fruit peut être consommé.

« Honest fruit!, s’exclame-t-elle. Mangosteen is an honest fruit. It cannot lie. » Elle pointe le calice sous le mangoustan, puis prend mon index entre ses doigts : « You count the petals under » – six, mon doigt en survole six. « Then you open the fruit. Like this. » Muliati ferme les yeux et presse le fruit avec ses paumes. Un liquide mauve gicle et elle fait la grimace. Après avoir dépecé le mangoustan de sa pelure, elle compte chacune de ses tranches. « See! Six! Told you. The number of petals equals the number of slices. » Elle en avale une, puis rit, en prenant soin de placer une main devant sa bouche. Longtemps. Jusqu’à la fin du rire. Elle le fait comme toutes les autres jeunes filles. On blague souvent : laughing with a hand in front of your mouth, Asian style.

Fièrement, elle dit encore :« The outside of the fruit tells the truth about what’s inside of it. You must look under. The truth… the truth always lays under. »

 

Same Same But Different

Les deux hommes à côté de moi se jettent des regards amusés. L’un d’eux tapote l’épaule de la jeune fille qui lui masse les pieds. Il se replace pesamment dans son fauteuil. Ses jambes sont impeccables : des trophées de chasse de pilosité masculine qui s’agitent gaiement entre les mains de l’adolescente. Entre ses toutes petites mains. Ticklish!,qu’il dit.Puis il se tait et pointe son pénis. Mime un va-et-vient avec son bras : blowjob? Il l’a à peine murmuré. Son ami éclate de rire. Les deux filles aussi. Moins fort. Elles baissent les yeux et essuient les jambes des deux hommes avec une serviette effilochée. À quatre, ils se lèvent et passent les rideaux de velours rouges, cousus ensemble par le bas. « N’oublie rien », me suis-je ordonné : le tissu, la couture, les murs saumon, les sofas en cuirette, l’odeur de ranci. Une fois ces personnes disparues, je cherche le regard de la vieille dame qui me râpe les mollets avec une brosse. Je m’évente le visage avec mes mains pour attirer son attention. Elle me regarde et me sourit. « Finish. Pretty nails. »Je souris aussi. Sans les dents.

Dans le passage qui mène à la salle de bain, un lit. Dessus, une couette Peanuts. Deux jeunes filles font la sieste. Leurs uniformes vert lime en tas sur le plancher. Je me souviens d’avoir murmuré, pour personne : « de la même couleur ». Identique. Leur uniforme est de couleur identique à la cuve. Celle qu’elles utilisent pour faire tremper les pieds des clients.

Après, je n’ai plus arrêté de sourire. Dans la noirceur et sous les néons qui flashent. À elles, assises sur leurs tabourets de béton. Endormies sur le sol. Partout les mêmes. À chaque bar, la gueule ouverte où elles ne comprenaient pas pourquoi l’étrangère blanche aux cheveux courts leur souriait, à elles, entourées par des milliers de clients. « Cute cute little girl – come here don’t be shy, on va te faire d’la place ou la passe à toi aussi. Come onnnn! qu’il susurre partout. Come closer honey. » Pareil, sériel : same same but different. Ce n’est jamais à lui que je souris, mais à elles. Je leur montre les dents, toutes mes dents, impuissante, le feu aux joues, les yeux dans l’eau, mais les mains dans les poches et pas devant mon visage. Jamais plus devant mon visage. À chaque coin de rue qu’elles font, je leur souris, entre deux salons de massage pour pieds dans lesquels je ne suis jamais plus entrée, entre la mère et son enfant qui achètent une mangue, pendant qu’elles se cachent la figure dans l’oreiller en espérant qu’il finisse au plus sacrant.

« I will come back next year. Just for you », qu’il chuchote en lui croquant le lobe et elles sucent la paille de leur gin tonic et je les dévisage, mon parapluie dans une main, ma carte d’hôtel dans l’autre et un petit couteau dans les poches, parce qu’on est jamais trop prudente. Jamais trop prudente, surtout en voyage – mais ce n’est pas ma peau qu’il veut c’est la leur. Facile, monnayable. Moi aussi j’aurais payé. Pas pour leur parler ni comprendre, juste pour une heure de sainte paix, sans fluide sans égo dans l’cul sans blague plate et rires forcés, sans silence non plus, mais là c’est elles qui auraient ri : pour qui tu te prends?

 

Lost in Translation

C’est chic ici.

Deux cent cinquante dollars la nuit. Comme toi. Je t’ai retrouvée dans le hall de l’hôtel. Affolée au milieu des rires qui dégoulinent d’arrogance en langue étrangère. Je t’imaginais déjà compressée entre les sept chairs grasses qui t’entouraient, t’étouffaient, toute habillée ou nue, l’alarme dans tes yeux exorbités, la gorge remplie, comptant les minutes égrainant les secondes. Ça fait un bout qu’ils t’ont emmenée et je continue de tout noter, entourée de marbre et d’acajou. Sans sommeil. Seulement l’envie de voler ou de courir quand tout autour détourne la tête, dans les ruelles, dans la lumière. Quand il commande une draft à soixante-quinze cents, quand il te pince la fesse, quand il ne voit pas que tu ronges tes ongles jusqu’au sang, quand le vernis lilas s’écaille de tes doigts de fille prépubère, de gazelle décharnée et mal nourrie. Toi qui coules au fond de la rivière sans convoi. Et je pense à ma peau claire, teint de porcelaine, à mes sourires forcés et aux vieillards qui m’ignorent. Au rouge que je porte sans question, aux mauvais regards que je jette à mon entrejambe qui me dicte comment je dois agir, aux larmes que je retiens, aux accommodements féminins, aux amitiés qui s’entredévorent, aux moches, à la beauté des paradoxes, à la théorie, au post, aux troisièmes générations, aux convenances et je hurlerais fuck that. Quand tu cris la nuit et que je m’endors à coup de mots de glose ou d’imovane : fuck that.

 

Traveling With the Beast

Refaire le trajet des larmes.

C’est beau, les palmiers. Pourquoi déjà ai-je mal? Fermer la porte. Colliger les données. Accumuler les preuves. Sept. 10th 2014 – Shut up you little spoiled skank. Stop crying. Don’t you see you’re lucky? Quelle chance!

Entendre de nouveau mes hurlements sous la douche à Buenos Aires. Les pleurs à en vomir dans l’avion entre Tokyo et Phnom Penh : « Excuse me miss. Your tears are making the other passengers uncomfortable ». Repenser à l’expression : « convenances japonaises ». Pleurer par principe. Vidée. Ne jamais savoir d’où ça viendra. La douleur qui fait sursauter. La nommer : The Beast. Capital. D’avance, rendre les armes.

Atterrir. Se mettre en marche malgré les spasmes et la violence des larmes. À ma gauche, mon mari pointe les ruines. Il dit : kindness. Ce désir qui ne disparaît pas. Le manque de bonté. L’envie vive de mourir.

 

Mother Hen

Au Vietnam, elles ne marchent pas, elles bondissent. Les hommes pêchent la nuit, puis, le matin venu, s’enfournent dans de petits cafés surchauffés sur le bord de l’eau. Quant à elles, leurs femmes, les bateaux ne sont pas sitôt amarrés qu’elles se jettent corps et âme sur la marchandise qu’il faudra vendre. On est sur la ligne de front de la pêche à Hoi An. Crevettes, anguilles et crabes indigestes (sauf en pâte piquante). Elles se désâment pour décharger la marchandise puante. Elles se démènent pour la vendre aux restaurants, aux commerçants qui iront tout revendre au marché et aux particuliers.

Vers 10 h, je les ai trouvées entassées derrière des casiers pour la pêche aux crabes. Agenouillées en cercle, leurs chapeaux se rejoignaient en chapiteau, tout au milieu. Pour quand il pleut. On joue aux cartes. Et à l’argent. Si les hommes le font sans vergogne à la lumière du jour – ce sont les dominos, pour ceux-là –, les femmes tirent les cartes dans l’antichambre du port. On dit que les hommes jouent pour jouer. Pour les femmes, l’argent qu’elles y gagneront leur permettra peut-être le luxe d’un morceau de bœuf. C’est les enfants qui seront contents.

Je capture les échanges dans mon coin, trop apeurée par les pinces (celles des femmes; les crabes sont inoffensifs) et par les couteaux qui volent au-dessus des balances. Tout est pesé au gramme près. Ça négocie dur. Ça rit comme des ogresses. Après un premier regard intéressé, mêlé de découragement et d’indifférence, on m’ignore totalement.

Banh Mi pour déjeuner. La femme que je prends pour obèse et qui n’est qu’enceinte. Son deuxième. Hoa, mon hôte, me dit : « Oui, peut-être une fille… bien pour la mère. Aide à la maison. Mais garçon, mieux. » La femme a déjà un mioche de quatre ans qui porte fièrement le pénis familial, peut-être se gâtera-t-elle avec une fille. Le pain encore chaud et le chili qui dégouline. Et cette saucisse de porc. Des villageois s’arrêtent; pour emporter. Lorgnent l’Américain, la Québécoise et la Vietnamienne assis sur des chaises de plastiques rouges. « What age? » qu’elles demandent parfois à Hoa. « Twenty eight. » Pointent mon estomac. « Tsss not very young. No kids? »Non. Pas d’enfant. « Not yet? Bad, very bad. »Puis elles repartent. Crachent, juste avant, à mes pieds.

Sur la route du retour, on observe l’érection des maisons à étages colorées et majestueuses. Les trois portes d’usage. Les autels et leurs morts. Pas d’odeur d’encens. On est trop occupé à construire : les clôtures et les ponts. À tout vendre aussi. Des chiens mordent les pneus de la mobylette. Par mégarde, on écrase un poussin.

 

 

Épisode final

Avoir la certitude de devoir traverser ces périodes en solitaire. Puis la panique. Combien de temps ça va durer? Ne jamais savoir. Ajouter : et s’il me quittait après des années de… de quoi au juste? De ça. Quand je lui avoue, la réponse, toujours la même : « Can I help you feel home? »

Tout passe. Mais la honte. On ne la raconte jamais assez : shame on you. Elle s’incruste. L’inquiétude, partout. On l’emporte avec soi. Elle traverse les frontières, voyage autour du monde, elle aussi. Une autre certitude : devoir être une femme qui sait. Se taire souvent.

*

Je repense à tous ces visages fardés que la mémoire a déjà effacés. Aux fantômes qui vivent dans les carnets. Aux sourires, aussi. Je perpétue la blague : sans les mains! Déjouer le langage à défaut de refaire le monde.

S’accrocher aux restes. À ce qui surprend – aux intimités laconiques que l’on aurait jamais pu anticiper. Comme l’enfant mort noyé dans une piscine luxueuse. Plus tard, sur la surface de la même eau, les projections animées des deux jardiniers qui replacent leur masque sur leur bouche, pour ne pas inhaler l’insecticide. Comme la pauvreté et les détritus et le lady-boy qui prend mon bras et fait briller la chair molle autour de mes yeux avec du far à paupières. Fouiller et revoir les cent détails maintenant immobiles : la main de mon mari qui éponge la sueur dans mon cou après l’indigestion, les camps de concentration cambodgiens sans l’odeur de la terre boursoufflée par le gaz des corps en décomposition, seulement les dents – une dent – qui émerge du sol, comme un bourgeon en fleuraison. Aux terres plus riches à cause de toutes ces chairs. Comme les cannes à sucre tranchées en moignons puis déposées sur des traîneaux de glace. Comme tous ces événements jamais extériorisés, impartageables. Parce que la peur de déplaire ou d’être jugée. La peur d’être abjecte. La peur.

Une dernière fois, relier les notes. Puis ranger son passeport. Briser la vitre.

One very bad day. We are in Spain but we could be anywhere.
Cried and cried on the pillow in the street and at the cafe.
Taking a third shower standing wet in the tears. Holding my breath in front of the mirror.
He appears in the background and says « I love you. You’re my everything ».
He says it and he closes his eyes.
Then he doesn’t say anything and I don’t speak.
In the mirror, I see.
I see him.
He cries, too.