Intersection des oppressions ou l’indivisibilité de la justice [1]
GENEVIÈVE PAGÉ
Justice is indivisible, and injustice anywhere is a threat to justice everywhere.
Martin Luther King Jr.
J’emprunte à Angela Davis le concept d’« indivisibilité de la justice » – titre de sa conférence prononcée à Montréal à l’occasion du Festival Froen février 2013 – pour tenter d’expliquer le concept d’intersectionnalité des oppressions. En effet, ce mot de 18 lettres peut sembler complexe à première vue; c’est pourquoi, tout au long de cet article, je tenterai non seulement de le rendre compréhensible, mais également indispensable à la praxis féministe. Débutant par son contexte d’émergence, j’essaierai de mettre en relief les éléments qui le distinguent des autres cadres d’analyse féministe ainsi que les effets bénéfiques de son utilisation. Par la suite, je m’attarderai quelques instants à certaines controverses qui l’entourent, notamment l’idée qu’il mène à un fractionnement du mouvement féministe et qu’il nous éloigne de la lutte contre le patriarcat.
Le développement d’un cadre d’analyse qui met de l’avant l’intersection des oppressions est le résultat des efforts par les féministes de couleur [2] étatsuniennes (Black et Chicana principalement) dans la deuxième moitié du 20e siècle pour théoriser et comprendre la complexité et la spécificité de leur vécu à un moment où les outils conceptuels existants ne pouvaient en rendre compte. En effet, elles ne se sentent pas représentées et incluses dans les milieux de militance qu’elles fréquentent. D’un côté, les mouvements antiracistes reproduisent la division sexuelle du travail et n’offrent pas de réelles possibilités pour les femmes d’occuper des rôles d’importance ou de tête. De l’autre côté, le mouvement féministe universalise la réalité des femmes blanches de la classe moyenne et les femmes qui le composent ont de la difficulté à reconnaître leurs privilèges et exigent souvent que les femmes se désolidarisent et confrontent les hommes de leurs communautés, ce qui est plus difficile quand ces communautés sont victimes d’autres systèmes d’oppression et que les hommes sont également des alliés et camarades de lutte. Le mouvement marxiste, lui, ne reconnaît que la lutte des classes comme lutte prioritaire et légitime, niant souvent ou secondarisant (faisant passer en deuxième) les autres luttes. Cette idée est bien reprise dans le titre de ce discours : « All the Women Are White, All the Blacks Are Men, but Some of Us Are Brave » (Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais certaines d’entre nous sont courageuses). Ainsi, lasses de maintes confrontations et frustrations avec les militantes et militants de différents milieux de luttes sociales, certaines femmes de couleur se regroupent et tentent de repenser les outils d’analyse utilisés pour théoriser non seulement les oppressions, mais également les liens entre ces oppressions.
C’est dans le texte du collectif de femmes noires Combahee River Collective, en 1977, que l’on observe les premiers changements dans le vocabulaire utilisé pour parler de l’expérience simultanée du patriarcat, du capitalisme, du racisme et de l’hétérosexisme, établissant ainsi les bases de ce que deviendra le concept de l’intersectionnalité. Elles nous parlent de « synthèse des oppressions », des « oppressions multiples et simultanées » et de la « texture multidimensionnelle de la vie des femmes noires ». Elles jettent ainsi les fondements d’une analyse et d’une pratique intégrées « basées sur l’idée que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués ». Dès 1980, au moment de la publication du célèbre livre This Bridge Called my Back, l’idée des oppressions qui interagissent entre elles – idée centrale de l’intersectionnalité – est déjà répandue. Le terme lui-même n’apparaîtra cependant qu’en 1989 dans un article de Kimberlé Crenshaw qui utilise l’analogie d’un croisement de chemins qu’elle appelle intersectionnalité. Depuis, cette idée est devenue centrale autant dans les théories féministes que dans d’autres sciences sociales aux États-Unis, au point de se faire qualifier de « buzzword ».
L’idée de l’intersection des oppressions est principalement en rupture avec deux manières de concevoir les oppressions qui ont cours au moment de ces écrits.[3] Tout d’abord, l’intersectionnalité s’oppose à ce qu’on appelle le modèle « moniste ». Se retrouve dans cette catégorie l’idée qu’il y aurait une oppression principale, ou que les autres oppressions découlent d’une première oppression, originelle, fondamentale. Pour les marxistes, le capitalisme est la cause de tous les maux; pour certaines féministes, l’ennemi principal est le patriarcat; pour les mouvements antiracistes, le racisme est le système d’oppression qui traverse les autres systèmes. Les femmes de couleur remettent ainsi en question cette lutte pour le pécheur originel, notamment à travers l’expression « Will the real ennemi please stand up ? » (Est-ce que l’ennemi réel pourrait se lever, svp?). Ainsi, elles refusent une hiérarchisation des oppressions, elles refusent de dire qu’un système d’oppression est plus important que les autres. Même si dans une situation particulière, certains systèmes d’oppression semblent être plus présents, cela ne veut pas dire que ce sera le cas dans toutes les situations. Par exemple, les survivantes d’agressions sexuelles ont vécu des situations où le patriarcat s’est manifesté d’une manière accrue. Dans d’autres cas, c’est d’abord la classe sociale qui limite l’accès à l’éducation ou à un emploi. En ce sens, essayer de déterminer quelle oppression est la plus dommageable, ou la plus importante, ne fait pas vraiment de sens.
Une analyse qui tient pour acquise l’intersection des oppressions se distingue également de ce qu’on a souvent appelé le modèle « additif ». Ainsi, les tentatives pour prendre en compte plusieurs systèmes d’oppression les ont souvent conceptualisés comme s’ajoutant les uns aux autres, augmentant ainsi le poids des oppressions en fonction du nombre de systèmes qui nous accablent. On retrouve cette idée lorsque l’on parle des femmes doublement ou triplement discriminées, ou encore lorsque l’on parle de femmes opprimées comme femmes et comme sourdes et comme lesbiennes. L’intersectionnalité postule, au contraire, que ce n’est pas une relation d’addition, mais de modification mutuelle des oppressions, qui parfois mène à des situations que l’on peut juger comme comportant plus de défis, mais pas nécessairement. Par exemple, les stéréotypes racistes ne sont pas nécessairement pires pour les femmes racisées que pour les hommes racisés; ils sont cependant clairement différents. Dans ce cas-ci, ce n’est pas tant que le patriarcat s’ajoute au racisme, mais il vient le transformer, donnant lieu à des stéréotypes différents pour les hommes et les femmes d’un groupe racisé quelconque.
On se retrouve ainsi avec trois prémisses qui constituent l’essence du modèle de l’intersection des oppressions : 1) les oppressions sont vécues de manière simultanée et sont difficilement différentiables les unes des autres; 2) les systèmes d’oppression s’alimentent et se construisent mutuellement tout en restant autonomes; 3) par conséquent, la lutte ne peut pas être conceptualisée comme un combat contre un seul système d’oppression; les systèmes doivent être combattus simultanément sans être hiérarchisés.
On peut ensuite appliquer cette idée à trois niveaux d’analyse différents : 1) le niveau individuel, 2) le niveau systémique et 3) le niveau de la lutte militante. Sur le plan individuel, l’analyse intersectionnelle nous permet de comprendre que personne n’a d’identité pure. On n’est jamais seulement femme, ou seulement pauvre, ni seulement handicapé(e). En effet, la pauvreté se vit différemment selon si l’on est femme ou homme; il n’y a pas de situation de pauvreté qui soit en dehors de la personne qui la vit, soit incarnée dans un corps qui n’est pas genré. De la même manière, l’invisibilisation et le déni de l’existence d’une sexualité pour les personnes handicapées se sont vécus historiquement et se vivent encore de manière différente selon le sexe des personnes. L’important n’est donc pas d’évaluer quelle situation est la pire, mais bien de comprendre que les systèmes s’alimentent et s’influencent mutuellement et que donc les effets des systèmes sont souvent indifférentiables dans la vie des gens puisque leur entremêlement est trop important. L’application de l’intersectionnalité sur le plan individuel nous permet aussi de faire émerger la présence de privilèges. Reconnaître que certaines situations nous offrent des privilèges permet de déconstruire le mythe individualiste et méritocratique voulant que notre position sociale actuelle ne soit le résultat que de nos compétences et de nos efforts (ou ceux de nos parents) et permet de s’attaquer autant aux systèmes qui nous oppriment qu’à ceux qui perpétuent notre position de dominante, même si cela va contre nos intérêts. L’intersectionnalité permet aussi de voir comment, sur le plan individuel, certains privilèges acquis à travers un système permettent de diminuer les impacts potentiellement négatifs d’une oppression sous un autre axe. Utilisant un exemple de ma vie privée, lorsque je résidais aux États-Unis, mon accent, perceptible par moments, suscitait chez nombre de personnes une réaction de curiosité bienveillante, me demandant ma provenance avec un certain intérêt, et suivant ma réponse sur mes origines canadiennes, elles faisaient généralement un commentaire positif sur quelque chose au Canada. La marque de différence – dans ce cas mon accent trahissant mon statut d’étrangère – était de beaucoup atténuée par la couleur de ma peau : blanche. Je n’étais donc pas perçue de prime abord comme une menace, une voleuse de jobs, une profiteuse du système. Le même accent sur un corps racisé aurait – et je l’ai vu – suscité des commentaires et des comportements bien différents. Ainsi, les témoignages biographiques de l’oppression basée sur l’appartenance à certaines identités nous permettent de comprendre comment les systèmes se matérialisent dans la vie des individus.
Sur le plan systémique, une analyse intersectionnelle d’une situation ou d’un problème nous permet de voir comment les différents systèmes d’oppression s’appuient les uns sur les autres et s’imbriquent dans la construction de la réalité sociale. Ainsi, le capitalisme s’alimente d’autres idéologies d’inégalités sociales comme le racisme ou le patriarcat, ce qui a pour effet de dévaloriser le travail de certains types de personnes, et de survaloriser celui de certaines autres.
Le patriarcat permet de justifier la division entre travail salarié et travail domestique d’une manière qui dégage les hommes comme classe sociale de cette responsabilité et justifie le travail gratuit (travail domestique non rémunéré, soins à la famille [élargie]) ou sous-payé des femmes (femmes de ménage, aide-infirmière, etc.) qui effectuent le travail domestique et le travail du « care ». Cela nous amène à conclure que la fin du capitalisme n’amènerait pas la fin du patriarcat, mais que le patriarcat pourrait être transformé par une autre structure économique. De même, le patriarcat utilise l’hétérosexisme et la transphobie afin de maintenir des barrières claires entre les hommes et les femmes; en effet, comment serait-il possible de maintenir un système de privilèges et de punitions si les catégories ne sont pas nettement définies? Les hommes doivent pouvoir identifier clairement les individus exploitables et violentables. L’hétérosexisme et la transphobie sont donc utilisés par le patriarcat afin de s’assurer que les femmes sont bien identifiables en tant que telles et disponibles pour les hommes, eux-mêmes clairement définis.
Par conséquent, la troisième prémisse avance qu’une lutte contre une seule structure d’oppression a pour effet de rendre invisible et donc de marginaliser davantage (et à l’intérieur même des mouvements sociaux) la situation des personnes dont l’expérience conjugue les effets négatifs de plusieurs systèmes d’oppression. Cette prémisse nous rappelle donc qu’il faut lutter contre plusieurs systèmes de manière simultanée.
Pour illustrer ce phénomène, prenons l’exemple du changement de paradigme qui s’est opéré dans les mouvements féministes aux États-Unis et au Québec au sujet de l’avortement, de l’accès et de la contrainte à la maternité et de la justice reproductive. Penser le problème dans une perspective d’« avortement libre et gratuit » ne permet pas de réfléchir à différents problèmes liés au contrôle de la reproduction des femmes. L’enjeu du contrôle de la reproduction et du corps des femmes, au Canada, se décline de différentes façons en fonction des différentes réalités des femmes. Citons en exemple l’interdiction d’adopter pour les couples homosexuels levée depuis peu, les stérilisations forcées subies par les femmes handicapées ainsi que par les intersexes opéré(e)s à la naissance, les accusations contre les femmes prestataires d’aide sociale d’avoir des enfants pour toucher les chèques d’allocation, les préjugés envers les femmes immigrantes qui seraient ignorantes des moyens de contraception ou soumises à leur mari ou à leur culture, ou les familles autochtones qui se sont faites et se font encore enlever leurs enfants pour mieux les « assimiler » ou pour les « protéger ». Adopter une lunette qui se limite à l’accès à l’avortement ne permet de prendre en compte que les problèmes vécus par une portion des femmes : celles que l’on encourage à avoir des enfants – les femmes blanches de la classe moyenne ou aisée. Or si l’on n’adopte que leur point de vue, on ne peut comprendre la complexité du système patriarcal, ni l’influence qu’exercent sur celui-ci le racisme, le colonialisme, l’hétérosexisme, le capitalisme et le capacitisme, entre autres, qui modulent différemment l’oppression patriarcale en fonction de catégories spécifiques de femmes. L’ensemble des structures influence le patriarcat afin de définir quelles femmes sont légitimes d’avoir des enfants, et quelles femmes ne le sont pas. Encore aujourd’hui, notre société encourage certaines femmes à avoir des enfants et à les éduquer, les incitant même à quitter leur emploi pour s’occuper d’eux à temps plein, alors qu’on décourage d’autres femmes d’avoir des enfants et de les éduquer, notamment en les traitant de paresseuses si elles désirent rester à la maison pour s’en occuper. On voit donc comment le patriarcat n’agit pas de manière uniforme sur toutes les femmes. Il faut ainsi comprendre comment les autres systèmes interagissent avec ce dernier et le modifient.
En repensant cette lutte dans une perspective intersectionnelle, c’est l’ensemble des femmes qui font l’objet de la lutte politique féministe, celle-ci devenant diversifiée dans ses stratégies, ses tactiques et ses objectifs, en fonction de la diversité des réalités vécues par les femmes. Ainsi, les féministes de couleur étatsuniennes ont développé le mouvement pour la justice reproductive qui se bat pour 1) le droit d’avoir un enfant; 2) le droit de ne pas avoir d’enfant; et 3) le droit d’éduquer les enfants que nous avons[4]. Élargissant les revendications du mouvement prochoix, cette transformation dépasse un simple changement de nom; il s’agit en fait de remettre en question la notion de choix individuel et de se battre pour que toutes aient le pouvoir social, politique et économique ainsi que les ressources pour prendre les décisions qui concernent leur corps, leur sexualité, leur reproduction, leur famille et leur communauté. Ainsi, analyser l’intersectionnalité des oppressions dans une perspective féministe ne signifie pas ne plus prendre en compte la lutte contre le patriarcat. La notion d’intersectionnalité des oppressions est un outil théorique et politique pour mener une lutte contre le patriarcat, sous toutes ses formes et ses expressions, de concert avec les luttes contre les autres systèmes. Cela ne veut donc pas dire que la lutte féministe est dépassée, mais bien qu’il faut la repenser.
Le fractionnement
L’idée de l’intersection des oppressions est parfois présentée comme une menace à l’unité du mouvement féministe, sous-entendant qu’il induirait un fractionnement à l’infini de la catégorie des femmes en multipliant les différences et gardant l’accent sur ce qui nous divise plutôt que sur ce qui nous unit. En fait, l’accusation de fractionnement est un argument qui a été retourné sur lui-même : le fractionnement réel du mouvement se situe dans l’exclusion de la diversité d’expériences des femmes. Traditionnellement, l’expérience de certaines femmes, parfois celles qui sont privilégiées et parfois non, a été placée au centre de la théorie féministe, et les « autres » étaient en quelque sorte exclues de la pensée et des organisations mainstream, provoquant ainsi une fragmentation de faits, et les encourageant ou les forçant à s’organiser entre elles. Décentrer l’expérience des femmes qui ont traditionnellement été au centre ne fait pas en sorte de fractionner le groupe des femmes, mais bien d’éviter le fractionnement qui découle des théories posées comme universelles alors qu’elles ne rendent compte que de la réalité d’une partie des femmes, souvent celles de la classe dominante. Complexifier la définition du groupe des femmes et développer une analyse qui tient compte de la diversité des réalités équivaut à éviter le fractionnement par l’exclusion, et non le contraire.
Ainsi, l’objectif d’une analyse intersectionnelle de l’oppression des femmes n’est pas de fractionner et de sous-catégoriser en groupes toujours plus restreints, mais bien de repenser la lutte pour qu’elle ne soit pas spécifique qu’à un groupe. Le changement de paradigme qui s’opère lorsqu’on passe d’une lutte pour le droit et l’accès à l’avortement vers une lutte pour la justice reproductrice, comme nous l’avons vu, nous permet de cerner comment passer des besoins et des réalités d’un groupe de femmes (celles pour qui l’accès à l’avortement est restreint) aux besoins et réalités de l’ensemble des femmes, incluant celles qui se battent pour avoir ou garder leurs enfants, que ce soit à cause de leur assignation à une « race » ou une culture, leur classe sociale, leur orientation sexuelle ou leurs capacités physiques ou mentales. Adopter un paradigme plus large permet ainsi de ne pas fractionner le mouvement, en insistant plutôt sur la lutte pour le contrôle par toutes les femmes de leur corps, lutte réellement commune à toutes les femmes.[5]
De même, partir de la réalité des femmes en marge de la société peut nous amener à une analyse plus complète des structures toujours aussi discriminantes et oppressives. S’ancrer dans la réalité des aides familiales à statut précaire[6], par exemple, permet de remettre en question la dévalorisation du travail des femmes en général. En effet, même si l’atteinte d’un certain statut socioéconomique par une classe de femmes leur a permis de se décharger du travail domestique gratuit et dévalorisé, le patriarcat ne peut faire l’économie de l’assujettissement d’au moins certaines femmes pour se maintenir. Ainsi, d’autres femmes, celles qui sont racisées ou avec peu d’options d’emplois, se retrouvent à faire ce travail à faible coût. Le déchargement de certaines n’a pas permis un changement de structure; la « libération » de certaines n’a pas mené à la libération de toutes; justice n’est pas faite. Partir de la position des femmes aides familiales nous permet de réfléchir du même coup au patriarcat, au racisme, au capitalisme, et aux structures étatiques qui maintiennent des catégories différentes de citoyenneté. Cette réalité nous rappelle également que l’obtention de privilèges par certaines n’équivaut pas à la remise en question et la destruction du système. Il ne s’agit pas ici de prétendre que les conflits entre les groupes peuvent se résoudre simplement en trouvant les points communs et en faisant fi des dynamiques de pouvoir interne au mouvement féministe; en fait, il s’agit ici de contrer un des effets de ces relations de pouvoir : la perpétuelle centralisation des expériences de certaines femmes.
Adopter un cadre d’analyse intersectionnelle ne règle pas tous les problèmes. Un énorme travail reste à faire pour non seulement reconnaître nos privilèges, mais également pour activement déconstruire ces structures qui permettent l’injustice. Si j’avance que l’imbrication des oppressions n’entraîne pas la fragmentation de la lutte, il n’en reste pas moins que les confrontations découlant de ce changement de paradigme peuvent entraîner des déchirements profonds dans le mouvement. Comme nous l’ont démontré les débats autour de la charte des valeurs québécoises ou durant le processus des États généraux de l’analyse et de l’action du féminisme, quand les subalternes parlent, et qu’elles sont entendues, il y a, la plupart du temps, contrecoup par les personnes qui ont des privilèges à défendre. La reconnaissance de privilèges n’est qu’une petite première étape vers la destruction d’un système. Et si les notions d’intersection et d’imbrication des oppressions nous donnent des outils pour comprendre les situations, développer notre analyse, et orienter nos actions, elles ne nous fournissent pas une recette miracle avec une marche à suivre pour régler les différences de pouvoir dans le milieu féministe, milieu à l’image de la société dans laquelle il évolue.
Néanmoins, une étape importante semble être le changement de paradigme qui nous permet d’envisager la lutte sans laisser de femmes derrière. Cette idée est bien représentée dans l’indivisibilité de la justice. La justice est ou n’est pas. L’égalité des femmes est ou n’est pas; l’égalité des femmes n’est pas si certaines femmes ne sont pas égales aux autres femmes et aux autres hommes. Parce qu’il faut toujours se demander : égales à qui?
Les enjeux auxquels fait face le mouvement féministe contemporain ne sont pas simples. La trajectoire spécifique du mouvement féministe québécois francophone, avec son expérience des multiples oppressions et ses liens avec le féminisme matérialiste français, peut servir de tremplin à l’intégration et l’adoption d’un cadre d’analyse intersectionnelle afin de tendre vers une société juste, où la justice est. Retourner à la source militante, et recentrer le projet intersectionnel sur l’indivisibilité de la justice, permet alors un arrimage entre les théories féministes et l’analyse en termes d’intersection des oppressions en ancrant le tout dans l’expérience collective des femmes marginalisées. La notion d’intersection des oppressions ou d’imbrication des structures de pouvoir relève d’une vision politique qui prône un changement social et une conception de la justice sociale foncièrement ancrée dans les rapports de domination symboliques, physiques et dans l’exploitation matérielle. C’est donc un outil de plus, une flèche additionnelle à notre arc, dans notre lutte pour la justice et contre les oppressions que vivent les femmes.Rappelons-nous le slogan de la Marche mondiale des femmes, une mobilisation initiée par les féministes québécoises francophones : « Parce que tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous marcherons! »
[1] Une partie des propos exprimés dans ce texte est reprise d’un article scientifique qui paraîtra dans la revue Nouvelles pratiques sociales (vol. 26, no 2, automne 2014).
[2] Le terme féministes/femmes « de couleur » est ici utilisé comme traduction de « feminist/women of colour » qui réfère aux féministes/femmes racisées en mettant de l’avant l’expérience commune de racisme indépendamment de l’appartenance ethnique spécifique et qui ne définit pas les individu-e-s par la négative (non-blancs-ches).
[3] Pour plus de détails sur les différentes conceptions de l’oppression, voir le texte de Sirma Bilge « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », dans L’Homme et la société, vol. 176-177, 2010 : 43-64.
[4] Pour plus de détails sur le concept de la justice reproductive, voir les écrits de Loretta Ross, notamment « Understanding reproductive justice : Transforming the Pro-Choice Movement » dans Off our backs, vol. 36, no 4, 2006 : 14-19; ainsi que le document synthèse produit par la Fédération québécoise du planning des naissances disponible à https://www.fqpn.qc.ca/actualites/comprendre-la-justice-reproductive/.
[5] Les juristes Robert Chang et Jerome Culp mettent en garde contre la présomption naïve qu’il est toujours possible de se défaire des identités et de trouver une perspective neutre et commune à toutes et tous, qui permet d’éviter les conflits entre les groupes. Cependant, à l’inverse, lorsqu’une telle analyse est possible, elle permet aux groupes de créer des alliances stratégiques. Pour plus de détails, voir leur texte « After Intersectionality » disponible à https://papers.ssrn.com/abstract=337760.
[6] Les « aides familiales » sont majoritairement des femmes qui entrent au Canada sous un visa spécial leur permettant de travailler dans un ménage; les multiples conditions auxquelles elles doivent répondre, notamment la résidence obligatoire chez l’employeur, les placent dans une situation de vulnérabilité particulière.