Interlude : correspondance de vide encombré
LAURENCE SIMARD et CLAUDINE BOUCHER
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
Laurence et moi sommes des géographes culturelles et féministes; l’intimité, le chez-soi, le microterritoire, c’est notre pain et notre beurre. Malheureusement, l’expérience nous a appris que nous sommes incapables d’écrire à deux; mais l’envie d’écrire ensemble n’en est pas disparue pour autant, non plus que celle de discuter d’intime, de maternité, d’échecs grandioses et de victoires dubitatives. C’est ce que nous faisons, de toute façon, tous les jours depuis quatre ans. Telles les Colette et Bel-Gazou de 2015, nous avons donc entrepris une véritable relation épistolière que nous partageons avec vous. Parce que c’est pas parce qu’on a manqué notre coup une fois qu’on va s’empêcher d’échouer encore!
C – En réfléchissant à l’idée d’une correspondance, de la nôtre plus particulièrement, de ce qui nous a poussées à vouloir écrire ensemble sous cette forme, mais aussi, en pensant à celle que l’on tient depuis, quoi, quatre ans, eh bien, je me disais que cette forme-là d’écriture, c’est très relié justement au fait d’être beaucoup à la maison et d’avoir, disons-le, un quotidien assez lourd, tu vois. Sans vouloir dramatiser. Peut-être que je dramatise. Mais enfin, tu sais, le fait qu’on s’écrive tous les jours depuis des années, et je crois que c’est la même chose pour toi, c’est souvent ma seule porte de sortie. En tout cas, c’est au moins l’équivalent de se voir pour écouter un film, ou faire du tricot en gang, je veux dire, quand on est chacune chez soi, qu’on vient de finir notre « deuxième shift », que comme tu dis souvent, « tout le monde a mangé, tout le monde est propre, tout le monde dort et personne est mort », enfin on se retrouve.
C’est un mot intéressant, « correspondance », parce qu’effectivement on peut dire qu’il y a une correspondance, une congruence entre ta vie et la mienne, je veux dire, c’est pour ça qu’en fait nos conversations tiennent souvent à de toutes petites choses, parce qu’en fait on n’a pas besoin de le dire, on le sait, on le vit. C’est ce que j’essaie de dire, nos échanges, pour moi, je crois que c’est plus une manière d’être ensemble que de la communication; on est chacune chez nous, mais on se retrouve pareil.
L – C’est beau. Je braille en lisant ça, je sais pas si c’est parce que j’ai pas assez dormi, encore une fois – tsé, je suis restée ben tard à écouter des séries et à niaiser sur Facebook, les échappatoires habituelles.
Je suis partagée entre l’envie de crier « dramatise, criss, dramatise! », tannée que je suis, tellement tannée, du carcan du « c’est pas si pire », et entre ce que je sais : que ça donnerait absolument rien, pire, que ce serait épuisant – s’il fallait commencer à brailler sur nos vies on n’aurait pas fini. Faque tsé, c’est pas si pire.
Ça rejoint ce que tu viens de dire : on le dit pas, on le sait, on le vit. Je sais ce que ça veut dire, quand tu dis « j’avais congé aujourd’hui et j’ai rien réussi à faire ». Je la vis cette journée-là, assise, évachée, écrasée sous le poids de toutes les attentes, les obligations, les désirs, les projets, qui pourraient peut-être rentrer dans cette journée-là si on arrivait à gagner la game de Tetris, mais pour ça, ça prendrait de l’énergie, de l’espoir, de la confiance… pis tsé y’a le p’tit monstre pervers, coloc de nos jours, tellement familier qu’il en est indélogeable, qui nous répète « dors, dors, ça vaut pas la peine d’essayer, tsé tu y arriveras pas anyway ».
Heille imagine si on pouvait dormir. Tsé la sainte criss de paix là. Juste dormir. Tsé tant qu’à jamais réussir assez bien, juste s’en câlisser pis dormir.
Correspondance, congruence… C’est clair, j’avais jamais pensé à ça. J’aime ça, c’est vraiment beau comme idée. Heureusement qu’on a des séries, des livres, des sites, des images – quand on s’envoie ça il y a tellement de sous-texte, je te reconnais, tu me reconnais, je sais que tu sais. Comme tu dis, on est chacune chez nous, mais on se retrouve pareil.
Mais quand même, maudit que je suis bien sur ton divan.
C – Haha, dormir, ça me rappelle la fois où on était dans un colloque à Montréal, avec une chambre chic dans un hôtel chic. Tes enfants faisaient pas leurs nuits encore, les miens se levaient sûrement trop tôt, pis là on s’est ramassé, deux filles solidement en manque de sommeil, qui se connaissent pas trop, pis crime qu’on a dormi! Comme des déesses, je m’en rappelle encore, j’ai jamais dormi de même de ma vie, pis on a failli manquer la conférence de 9 heures… 9 heures, criss!
L – Hahaha mets-en que je m’en rappelle. 9 heures… c’en était indécent. Je me rappelle aussi cette fin de semaine-là, tchôquer des conférences l’après-midi pour retourner dormir…
Je pense que tu vas te reconnaître là-dedans : mon rapport au sommeil a ben changé.
C – Ben là certain que je me reconnais!
L – L’an passé, quand on m’a dit que je faisais une dépression, mon sommeil avait juste pas de fond. Je m’endormais partout, tout le temps. Mais c’était un drôle de sommeil – un état de suspension, entre le gouffre de l’oubli et les sentiments entremêlés de culpabilité et d’angoisse latente qui me gardaient à la surface. Si au moins j’avais pu juste sombrer, ça aurait été sûrement plus reposant que cette lutte-là qui se jouait à travers mon corps, sans moi. Anyway j’avais pu aucune énergie pour y participer. Juste rester couchée, à regarder le temps passer tellement vite, pendant que le ménage et la bouffe se font pas, que les millions de détails logistiques par rapport aux enfants restent en plan, et que mon statut d’étudiante au doc devient une fraude de plus en plus flagrante.
Je me rappelle la lutte pour sortir du vide chaque matin, surtout quand les enfants étaient pas là – les efforts monumentaux pour m’extirper de l’inertie écrasante qui me clouait dans mon lit. Cocher les jours vers rien, en fait – une affaire dull avec le vide, c’est que ça inclut justement pas d’espoir de fin, de changement.
C – Dude, tu parles comme Hamlet (si Hamlet avait été une mère/étudiante/travailleuse, il aurait eu pas mal moins de temps pour chialer, remarque).
L – Hahaha! C’est vrai. C’est un peu le paradoxe avec nos vies, notre quotidien lourd de p’tits riens et vide à la fois : ou bien c’est sous-entendu, la trame inévitable des jours qui va sans dire, ou bien jouer à Hamlet et glisser dans un discours-fleuve (ben, moi en tout cas) pour essayer de nommer le malaise latent, parce qu’il y a pas de tout cohérent, juste une cacophonie de bruits indéfinis et discordants.
C. – Là, tu me fais penser à la femme folle enfermée dans la tour dans Jane Eyre (SPOILER!). Dans le fond, quand on se sent inadéquate, quand on ne répond pas aux attentes, l’intimité (ou le foyer, ou la cellule familiale, whatev) ça devient la tour, ça devient l’angoisse d’un roman gothique. C’est ça le paradoxe de l’intimité; autant, comme le dit Yi-Fu Tuan, un fauteuil usé à la corde peut devenir un ancrage, une bouée dans ce monde de fous, la dernière chose qui nous garde humain (même les dictateurs ont des pantoufles), autant, comme beaucoup de géographes féministes l’ont écrit (genre Domosh et Seager, Gill Valentine…), le chez-soi peut devenir le lieu oppressant par excellence.
L – Oui, c’est ça, l’oppression par la cacophonie du vide.
C. – Oui. Et aussi, je trouve que les modes d’expressions auxquels on a affaire en ce moment, le blogue de femme au foyer, le site culinaire/épicurien qui fait fureur, le yoga (criss, le yoga!), je trouve qu’il y a quelque chose de très victorien, de très rétrograde même là-dedans. Dans les maisons victoriennes, il y avait les pièces du devant, publiques, et celle d’en arrière, privées. Je trouve qu’on voit ce phénomène se reproduire dans les tendances qui, en fin de compte, servent surtout à démontrer qu’on mène une vie vertueuse et saine.
L – Ah! Le yoga!
C’est clair, c’est assez pervers, cette surexposition-là de l’intimité comme ultime site de discours de moralité et de réussite sociale. Jusqu’à l’intérieur de nos têtes – trouver le bon angle pour exposer avec bon goût ses araignées au plafond.
Je sais pas si t’as vu ça, les images de buzz feed sur la dépression que le monde partagent sur Facebook là. Ça m’énerve ces campagnes-là de sensibilisation à grand déploiement, c’est souvent super individualisant et incroyablement simpliste comme discours, genre Dove pis la « vraie beauté ». Fuck you Dove!
Mais bon, paradoxalement avec tout ce qu’on vient de dire l’image dont je te parle m’a touchée beaucoup – ça décrivait le sentiment de dépression comme l’équivalent émotif de regarder de la peinture sécher, et pour moi c’est vraiment ça. Pendant que la cacophonie, le stress et la culpabilité se disputent le besoin de dormir, mon senti se met à off – le vide. Y’a rien de glorieux là-dedans, de vertueux. Y’a juste rien.
Ça passe quand même, c’est pas mal moins pire maintenant. Pour moi, j’ai appris à vivre avec, à accepter – comme dit Bolduc « on n’en meurt pas » –, à dormir sur le qui-vive, sauf à certains moments de grâce où l’oubli est profond, comme dans des bras bienveillants, que mes capacités sont limitées, mon horizon des possibles aussi, que ma vie c’est ça, c’est juste ça. Comme dit S., on peut pas arriver au point B avant d’accepter d’être au point A.
C’est ça, c’est juste ça. Limiter ses attentes. Accepter qu’en plus du tourbillon chaotique d’obligations et d’échecs ben souvent c’est aussi quand même dull. Que ce qui allège le dull momentanément ben souvent ça rend ça pire en fin de compte. Qu’est-ce qu’elle disait donc ton doc? Pas de cigarette, pas d’alcool, pas de chocolat, pis couche-toi de bonne heure? Au moins, le sexe passe encore, j’imagine que ça contribue même à une hygiène de vie saine… Sauf que si un jour tu me pognes à fourrer par hygiène, fais de quoi.
C – Ah c’est sûr ça, le sexe c’est bien vu! C’est de la belle intimité bien consensuelle, tout le monde sait ça! Et le grand paradoxe de notre siècle (quoique je soupçonne que c’était déjà comme ça du temps des Grecs, avec Aristote ce vieux pervers), c’est que cette intimité-là, plus tu la claironnes mieux c’est. Ça ramène à ce que je disais tantôt, par rapport au poids de la morale ambiante; il faut faire son kombucha maison et être vraiment cochonne…
L – Hahahahahaha! Rien ne dit « cochon » comme kombucha maison…
C – Pas que je n’aime pas le sexe, mais je ne suis pas à l’aise avec cette espèce d’obligation de jouissance, d’étalage de jouissance… comme au cégep, quand tous les gens cool prenaient le cours Psychologie du sexe, qui était en fait un concours de je-baise-plus-et-plus-longtemps-et-j’aime-plus-ça-que-toi-aller-fais-moi-mal-Johnny. En tout cas il paraît, moi je n’étais pas assez cool…
L’intimité, ça me fait rire. Chaque fois que je l’écris, je retiens un petit « pouffage » niaiseux, mais c’est pas de ma faute, c’est à cause des enfants : depuis qu’à la garderie on leur a appris à utiliser le vocable « intimité » pour désigner leurs organes génitaux (mise en situation : « Jérémy, ne montre pas ton intimité à Pépita et remets ton maillot de bain s’il-te-plaît »), l’association se fait automatiquement. Comme quand j’ai peinturé la chambre des filles en « 606- Rose intimité », pour moi c’était « Rose noune ».
L – hahahahahaha. Rose noune… HAHAHAHAHAHA.
C’est ici que ça arrête, à fret, de même, sans conclusion – comme une toune de Beau Dommage, on baisse le son à la fin pis ça s’effiloche, c’est fini.
On a été interrompues – un enfant qui crie, ou une autre catastrophe ponctuelle et banale, une de nous – ou les deux – est juste pu à l’autre bout de l’écran. Le fil de la correspondance rompu, pour là, il va reprendre demain soir, c’est toujours comme ça, les petits événements uniques du quotidien qui se fondent dans un tout tout le temps pareil.