Il était une fois… le catcalling
SARAH LABARRE
Il était une fois, dans le royaume enchanté d’Hochelaga-Maisonneuve, une jeune damoiselle fort jolie et de caractère fort plaisant qui aimait beaucoup sa maisonnée, son travail et son fier destrier à vingt et une vitesses. Il se trouva un beau matin qu’elle devait se rendre dans le grand bourg de Downtown Montréal, où elle occupait un menu emploi afin d’ajouter au pain quotidien de sa famille; l’air était pur, le soleil était bon, et le gazouillis des voitures portait une douce musique à son cœur.
Un jeune prince, qui passait par là, fut fort impressionné par la fière allure de notre damoiselle qui allait bon train sur sa monture. Rassemblant tout son courage comme on rassemble sa force pour affronter un puissant dragon, il s’exclama d’un vigoureux et romantique « BEAU P’TIT CUL, BEBÉ! » qui vibra dans le cœur de notre damoiselle et dans les oreilles de tous les passants sur Sainte-Catherine entre Berri et Saint-Denis.
C’est alors que sans plus de cérémonie, notre damoiselle s’éprit follement de notre jeune prince au verbe fleuri. Ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux de nombreuses années.
Vous l’aurez deviné : le harcèlement de rue, ou catcalling, c’est loin d’être un conte de fées. On ne se transforme pas magiquement en princesse comme dans le bal de Cendrillon lorsqu’un inconnu nous fait des remarques sur notre corps, nos mouvements ou notre potentialité à devenir le réceptacle de sa baguette magique. L’espace public n’est pas un lieu pour la romance et les grandes histoires d’amour qui finissent avec un morceau de gâteau blanc au glaçage vanille effoiré dans face : c’est un lieu où s’opèrent des mécanismes de violence, d’appropriation et de contrôle de l’espace, du temps, des voix et des corps des femmes. Attache ta couronne de princesse avec de la broche, parce qu’on s’apprête à faire de la sociologie (kind of).
Les femmes, à qui de droit
La norme, dans l’espace public, c’est d’y circuler librement, en paix, en jouissant de ce que la sociologue Carol Brooks Gardner nomme « civil inattention »[i], dont la règle est le silence. En effet, les codes sociaux veulent que l’on croise chaque jour une foule d’individus dans l’espace public sans les aborder : lorsque je prends le transport en commun, par exemple, je fais mes petites affaires sans déranger tous les autres passagers qui eux aussi font leurs petites affaires.
Bien sûr, ce ne sont pas tous les contacts avec autrui que les femmes et les féministes considèrent comme étant contrariants. Les féministes ne sont pas des sorcières à verrues et nez crochus qui rêvent au-dessus de leurs incantations et chaudrons magiques à un monde aride de tout contact avec autrui, où personne ne parle à personne. Il arrive donc, et c’est bien normal, que l’on brise cette inattention civile de façon accidentelle, comme en laissant son regard fureter plus longtemps que d’habitude sur un individu, lorsque l’on porte une similitude frappante avec un autre passant (comme d’avoir un chien de même race ou en portant le même vêtement, par exemple), lorsque l’on demande un renseignement ou une indication, ou lorsque l’on échange simplement deux ou trois politesses avec ceux qui croisent notre chemin. Ces circonstances accidentelles ne génèrent habituellement que des échanges brefs et polis, qui n’entrent pas dans le spectre de la violence et de l’appropriation d’autrui, mais plutôt dans le spectre normal de la vie civilisée.
Ce qui distingue les deux, c’est la nature genrée de ces bris d’inattention civile, qui donne lieu à des approches et commentaires déplacés, qui, de par leur nature violente, contribuent à objectiver les femmes et à masculiniser l’espace public, faisant des femmes, particulièrement des femmes déambulant seules, des personnes « ouvertes[ii] », c’est-à-dire susceptibles de recevoir des remarques de rue selon la volonté d’autrui, qu’elles le veuillent ou pas. Ce statut fait en sorte qu’il n’existe pas, du moins en milieu urbain, de façon pour les femmes de s’assurer qu’elles ne subiront pas de remarques ou de harcèlement de rue lorsqu’elles circulent dans l’espace public. Pas de façon, donc, de se rendre du point A au point B sans servir de réceptacle à l’évaluation d’autrui.
Avant que les ardents chevaliers de la condition masculine ne s’énervent le poil des narines en criant au sexisme inversé, et qu’ils se posent en martyrs de la violence sciemment oubliés des vilaines dragonnes qui seraient tout aussi brutales (sinon plus, inexplicablement) dans l’espace public, je crois qu’il importe de souligner que les remarques et le harcèlement de rue sont effectivement des pratiques toutes masculines. C’est ce que souligne Brooks Gardner, qui explique que les femmes reçoivent beaucoup plus de remarques de rue (traduction libre de « street remarks ») que les hommes, et elles reçoivent surtout les plus virulentes. Selon elle, les hommes et les femmes ne seront pas du tout traités de la même façon dans l’espace public : pour vulgariser à outrance, dans les espaces urbains, nos jeunes damoiselles sont sujettes aux commentaires évaluatifs de nos damoiseaux, qui eux n’ont pas à subir ces commentaires, et qu’elles-mêmes n’ont pas la liberté d’employer si elles le désirent[iii]. Ultimement, c’est l’apparence physique des femmes qui relève de l’information publique, adressée « à qui de droit[iv] », ce qui n’est généralement pas le cas de l’apparence physique des hommes.
Boys will be boys (ou pas)
Il me faut préciser quelque chose : lorsqu’il est question de rapports sociaux de sexes, les arguments naturalistes n’ont généralement pas la cote dans les discours de sociologues. Ainsi, tout discours qui propose que les hommes sont « par nature » forts, vaillants, agressifs, territoriaux, faits pour la décision, le sport et le leadership, et que les femmes sont « par nature » douces, fragiles, émotives, faites pour le « care », le ménage et le tricot, n’est généralement pas considéré comme valide. Ce postulat trouve écho dans les propos de Marylène Lieber, sociologue ayant largement documenté les rapports sociaux de sexes qui se déploient sur l’espace public. Selon elle, loin d’être des actes inscrits dans la « nature » propre aux hommes ou aux femmes, ces actes s’inscrivent dans un rapport de domination de certains hommes sur les femmes[v] : « Cette domination, en constante reconstruction, a un statut épistémologique en ce sens qu’elle possède un pouvoir explicatif[vi]. » Cette mécanique de domination serait pour Lieber un symptôme des rapports sociaux de sexes[vii].
Ne craignez point les forces occultes, rien de tout ceci ne condamne l’ensemble du genre masculin au pilori puis au gibet pour le simple crime d’exister, vade retro masculine pis toute. Ne-non. Cela veut juste dire, en gros, que l’on (lire ici les féministes) ne les considère pas comme des brutes incapables de réfréner leurs pulsions, complètement à la merci d’une « nature » plus forte que leur propre capacité de réfléchir. Au contraire, nous les tenons en plus haute estime que cela, et les croyons tout à fait doués de raison et de sensibilité. Ce sont, en bref, des humains comme les autres, qui ne sont pas programmés par une quelconque identité naturelle qui leur ferait faire des bêtises bien malgré eux.
Ne vous réjouissez cependant pas trop vite. Ça veut aussi dire que notre fringant jeune homme, sur Sainte-Catherine, savait pertinemment que de crier « BEAU P’TIT CUL, BEBÉ! » est une mauvaise manière d’aborder une femme, mais qu’il l’a fait quand même. Sachant que, ce faisant, il renforcerait ce rapport de domination sur lequel Lieber et Brooks Gardner ont su mettre des mots, mais que toutes les femmes vivent à cause des comportements socialement acceptés de certains hommes. Sachant pertinemment que notre damoiselle au rutilant destrier à vingt et une vitesses, loin d’être charmée au point de tomber éperdument amoureuse, n’aimerait pas ça du tout.
Non, les femmes n’aiment pas ça.
J’entends déjà mes preux chevaliers de la condition masculine s’exciter les dedans de coudes : les femmes, les vraies, pas ces misandres frustrées castratrices, elles aiment ça, elles, se faire complimenter dans la rue par de purs étrangers (commentaires déplacés, compliments, même combat). Comme s’il existait quelque chose comme une vraie femme, qui se différencierait grandement des autres, les fausses femmes. Comme si ce qui qualifierait une vraie femme, c’est de prendre l’intrusion et le harcèlement avec le sourire, et même d’en redemander. Vois, monseigneur, comment la présence de mon corps de femme provoque tes montées de sperme verbales et comment je les accepte dans l’allégresse. Amen.
Non, « les femmes » (lire, dans leur ensemble, leur généralité, leur universalité, si une telle représentation se peut) n’aiment pas ça, se faire commenter et parfois même tâtonner comme si l’espace public était un marché de viande où elles y tiendraient le rôle d’articles à s’offrir « à qui de droit », pour reprendre les propos de Brooks Gardner. Elle explique d’ailleurs que bien que la plupart des hommes ne réalisent pas que les remarques de rue soient désobligeantes, les femmes, elles, particulièrement celles qui ont pris conscience de ce phénomène, sont offensées par cette attitude. Certaines qualifient même cela d’intrusif. Cela en dit long sur ce que Brooks Gardner appelle « la nature publique des hommes et des femmes[viii] ». Et les femmes n’aiment pas ça : quand elles écrivent à ce sujet, elles mentionnent souvent s’être senties « comme des objets », que ces remarques les ont marquées dans leur devenir-adulte, et qu’elles considèrent souvent relatif au viol ce qui se passe sur le plan des remarques hommes-femmes[ix].
Bien que l’agression sexuelle soit un crime commis davantage dans la sphère privée et par des proches que dans l’espace public[x], Lieber explique quant à elle que les craintes des femmes dans l’espace public portent surtout sur l’agression sexuelle, car le harcèlement de rue et les remarques sont souvent perçus comme une première étape avant l’escalade vers des violences plus graves (notamment à connotation sexuelle)[xi]. Cette crainte, ajoutée au fait que sortir seule la nuit est plus risqué pour les femmes[xii], engendrerait « un phénomène d’autocensure des femmes, qui préfèrent ne plus sortir de chez elles le soir[xiii] ».Lieber tente aussi de démontrer que l’espace public ne reconnaît pas la légitimité des femmes. Elle cite une étude qui démontre que bien que les hommes subissent plus de violences dans l’espace public que les femmes, celles-ci sont trois fois plus nombreuses à y ressentir de l’insécurité[xiv]; cette insécurité ne serait pas injustifiée, car « les femmes sont exposées de façon permanente à l’éventualité de violences (et notamment d’une agression sexuelle ou d’un viol)[xv] ». Cela ferait donc en sorte qu’elles doivent constamment tenir compte de ce danger – du danger que pourrait représenter un homme[xvi] lorsqu’elles circulent dans l’espace public. L’organisme Hollaback! cible très bien ce mécanisme de domination : il s’agit d’une dynamique de pouvoir qui rappelle constamment aux groupes historiquement subordonnés (les femmes et les personnes LGBTQ, par exemple) leur vulnérabilité aux agressions dans l’espace public[xvii].
Dénoncer un mécanisme de domination, c’est déjà y résister. Sur le Web, on a vu passer nombre de vidéos dénonçant le phénomène de harcèlement de rue, notamment à l’aide de caméras cachées, comme ça s’est vu avec Femme de la rue[xviii], par Sofie Peeters, ou encore 10 Hours of Walking in NYC as a Woman[xix], qui a d’ailleurs eu son lot de parodies ayant contribué à invalider les revendications des femmes sur l’espace public. Partout dans le monde, les femmes dénoncent et s’organisent. Les Égyptiennes sont particulièrement féroces : si elles luttaient sur le terrain et sur les mots depuis longtemps contre le harcèlement de rue, il aura cependant fallu que ce soit un homme, Waleed Hamad, qui porte la problématique sous les projecteurs des médias, en se déguisant en femme afin de circuler dans les rues du Caire et de rendre compte du harcèlement qu’il y subissait. Dès lors qu’un homme, fut-il déguisé en femme, fait état du problème, les peurs des femmes deviennent soudainement (plus) légitimes aux yeux de l’opinion publique. C’est un terrible constat que de remarquer, hors de tout doute raisonnable, que l’existence d’une inégalité soit en quelque sorte légitimée par un homme, qui jouit à cause de son genre du privilège de ne pas subir de harcèlement de rue – et également de pouvoir en faire subir à autrui s’il le désirait, et ne le soit pas par les femmes, qui elles, de façon générale, risquent toutes de subir cette inégalité dès lors qu’elles sortent du foyer.
Avant de crier au sexisme inversé…
Puisque je gère, dans mes temps libres, le tumblr LES ANTIFÉMINISTES[xx], où j’expose le meilleur du pire de l’antiféminisme sur le Web, il arrive souvent que des internautes m’envoient quelques perles sur lesquelles illes[xxi] ont eu le malheur de tomber. Aussi, une féministe m’a récemment envoyé celle-ci :
J’ai ri très fort. À gorge déployée pis toute. Écoute, mon gars…
Quand tu ne pourras pas sortir de chez toi sans recevoir de remarque sur ton physique, de façon plus ou moins dégradante;
Quand des inconnues t’ordonneront de sourire, alors que tu vaquais à tes occupations, et que tu te sentiras obligé d’obéir;
Quand tu te sentiras comme un morceau de viande après que des inconnues t’aient harcelé ou attouché;
Quand chacun des regards, des commentaires, des évaluations de la part d’autrui te rappelleront non pas ton potentiel sexuel, mais ton potentiel à servir d’objet sexuel;
Quand tu craindras sortir seul, le soir, à cause de la menace que peuvent représenter les femmes;
Quand tu n’oseras plus porter certains vêtements, pratiquer certaines activités (comme le vélo, par exemple) ou que tu n’oseras plus fréquenter certains endroits, parce que ces vêtements, ces activités ou ces endroits seront associés à la violence que tu vis dans l’espace public, alors là, on pourra peut-être effectivement parler de sexisme. On va espérer que cela n’arrive jamais.
D’ici là, si tu ne sais pas comment approcher les femmes sans passer pour un pervers, je te conseille vivement de ne pas les approcher. Garde tes conneries pour toi. Laisse les femmes tranquilles.
Elles ne demandent que ça.
[i] Brooks Gardner, Carol (1980), « Passing by : Street Remarks, Address Rights, and the Urban Female », Sociological Inquiry, Vol. 50, numéro 3-4, p. 328.
[ii] Ibid, p. 330 (traduction libre de « open persons »).
[iii]Ibid, p. 333 (traduction libre).
[iv]Ibid, p. 341 (traduction directe de « to whom it may concern ».
[v] Lieber, Marylène (2002), « Femmes, violences et espace public : une réflexion sur les politiques de sécurité », Lien social et politiques, numéro 47, p. 30.
[vi]Ibid.
[vii]Ibid.
[viii] Brooks Gardner, Carol, op. cit., p. 334 (traduction directe de « the public nature of men and women »).
[ix]Ibid, p. 338.
[x] Lieber, Marylène, op. cit., p. 32.
[xi]Ibid.
[xii]Ibid.
[xiii]Ibid.
[xiv]Ibid.
[xv]Ibid.
[xvi] Ibid.
[xvii] Hollaback! [En ligne], https://www.ihollaback.org/about/ [page consultée le 18 décembre 2014] (traduction libre).
[xviii] On peut le visionner sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=iLOi1W9X6z4
[xix] On peut le visionner sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=b1XGPvbWn0A
[xx] https://lesantifeministes.tumblr.com/
[xxi] « Illes » est mon nouveau pronom préféré. Contraction de « il » et de « elle », c’est winner pour une rédaction féministe.