Hyperesthésie épistémologique sur fond de fin du monde
ISABELLE ARSENEAU
AUDREY GROLEAU
CHANTAL POULIOT
Illustration : Catherine Lefrançois
Une version de ce texte a été publiée dans La Conversation en septembre 2019. [1]
Nous sommes didacticiennes des technosciences. La recherche doctorale d’Isabelle porte sur les points de vue de scientifiques qui agissent dans le contexte de questions socialement vives en ce qui concerne leur propre engagement, les capacités citoyennes et les visées de l’enseignement des technosciences. Les recherches d’Audrey se penchent sur les rapports à l’expertise scientifique de futur.e.s scientifiques, ingénieur.e.s et enseignant.e.s dans le contexte de controverses sociotechniques actuelles. Chantal documente entre autres les actions et capacités de citoyen.ne.s engagé.e.s dans des controverses sociotechniques actuelles. Notre enseignement touche la formation initiale des enseignant.e.s du primaire, du secondaire et du collégial, la formation des chercheur.euse.s en éducation ainsi que la formation des jeunes en contexte scolaire.
Nous sommes toutes les trois préoccupées par l’état du monde et tentons de mettre à contribution nos expertises dans l’élaboration d’un monde plus juste et plus sain. En produisant des savoirs socialement pertinents et en participant aux conversations sociopolitiques, nous défendons notamment la liberté universitaire [2], [3], [4], nous célébrons les capacités des citoyen.ne.s [5], [6], [7], [8], [9] et nous encourageons leur participation démocratique [10], [11]. Dans nos écrits scientifiques ou destinés aux médias généralistes, nous valorisons une éducation aux sciences plus activiste [12], [13] en traitant notamment des inégalités [14], [15] et des relations de pouvoir dans les controverses sociotechniques [16]. Nous intégrons également à notre enseignement des modèles de participation authentique [17] et des démarches contextualisées [18], [19] permettant aux étudiant.e.s de s’engager dans les débats et les prises de décisions concernant les grands enjeux sociétaux, en particulier ceux qui touchent à l’environnement et à la santé des populations.
Nous avons lu avec intérêt le texte de Geneviève Dorval intitulé Un enfant sur fond de fin du monde : lettre à mon fils Léon publié le 11 août dernier dans La Presse [20]. Écoanxieuse en raison de l’inaction sociopolitique par rapport à l’état de la planète et soucieuse de transmettre un environnement sain à son fils, l’autrice s’engage à agir immédiatement, par divers moyens, dans la lutte urgente aux changements climatiques [i]. Elle promet également d’éviter de lui cacher la gravité de la situation et de lui fournir « l’éducation et les outils nécessaires pour [qu’il use] de [ses] privilèges sagement, [qu’il soit] débrouillard, critique, responsable et guidé par la compassion ».
Anesthésie épistémologique
La lettre de madame Dorval s’ajoute à d’autres prises de parole réalisées dans l’espace public en faveur d’une action climatique immédiate, la plus puissante étant évidemment celle de l’étudiante Greta Thunberg, transformée, en un an, en un mouvement international.
De notre point de vue, la multiplication des lettres ouvertes, des ouvrages et des chroniques journalistiques met en lumière la fin d’une anesthésie épistémologique individuelle et collective, entendue comme le renoncement à émettre son point de vue à la faveur de celui, parfois diamétralement opposé, de personnes en situation d’autorité. L’expression « anesthésie épistémologique » vient du socioanthropologue Jean-Pierre Darré qui, dans La production de connaissances pour l’action : arguments contre le racisme de l’intelligence [21], explique qu’en général, les points de vue des citoyen.ne.s sont considérés comme étant contextualisés et, par extension, peu utiles pour agir sur les situations problématiques. Ceux des personnes dites expertes sont au contraire considérés comme neutres et universels eu égard aux questions politiquement vives qu’il s’agit d’aborder.
Combattre le modèle du déficit citoyen
Ces lettres, ouvrages et chroniques, qui sont autant de manifestations de sensibilité épistémologique, voire d’hyperesthésie épistémologique, résonnent avec les orientations qui guident l’exercice de nos fonctions de didacticiennes des technosciences.
En effet, nous mettons de l’avant des approches qui ont en commun de combattre la posture du déficit citoyen. Nous privilégions les approches qui partent de la prémisse (soutenue par de nombreux travaux des champs des science studies et de la didactique des technosciences) selon laquelle les citoyen.ne.s détiennent des savoirs pertinents et sont capables de saisir les enjeux complexes des questions socialement et scientifiquement vives, dont les changements climatiques constituent un exemple parmi d’autres.
Par exemple, nous enseignons des outils théoriques pour comprendre les situations, mais aussi pour agir dans le monde. Parmi eux figurent les modèles d’interactions entre les citoyen.ne.s et les scientifiques, mis en forme par le sociologue des sciences Michel Callon [22], ainsi que les manières dont la crédibilité d’une personne peut être soutenue ou minée, ainsi que le décrit Sheila Jasanoff [23], une sociologue spécialiste de la question de l’expertise scientifique en contexte juridique.
Nous invitons aussi des citoyen.ne.s en classe qui ont su développer une expertise citoyenne dans le contexte de questions relatives à l’environnement et à la santé publique. L’idée est de mettre en exergue les façons dont ils et elles ont reformulé les problèmes et produit des connaissances pertinentes, mais aussi d’exemplifier des rapports émancipés (par opposition à des rapports de dépendance) aux organisations sensées informer, protéger ou représenter les citoyen.ne.s.
Dans le même ordre d’idées, nous mettons à l’étude la pièce de théâtre documentaire J’aime Hydro de Christine Beaulieu [24]. Les étudiant.e.s sont invité.e.s à analyser sa démarche visant à apporter des réponses à la question « Pourquoi Hydro-Québec continue-t-elle de construire des barrages hydroélectriques si des surplus sont produits et qu’ils sont revendus à perte? ». Ils et elles se penchent aussi sur les manières dont le rapport à l’expertise scientifique de Beaulieu s’émancipe en cours de route.
Enfin, nous invitons régulièrement les étudiant.e.s qui fréquentent nos cours à partager leurs travaux soit par l’entremise de lettres ouvertes, soit en les mettant au service du bien commun, par exemple en les remettant à un organisme d’éducation environnementale pour qu’il puisse les réinvestir dans ses activités.
Nul.le ne l’ignore, les débordements sont déjà nombreux en ce qui concerne la crise environnementale et l’augmentation des inégalités sociales et « un virage majeur est nécessaire […] dans tous les aspects de la société » (Shields, Le Devoir, 2018) [25]. Peut-être que l’hyperesthésie épistémologique citoyenne contraindra les élus à prendre la réelle mesure de ce qui nous guette et à s’acharner – pour reprendre la formulation de madame Dorval – dans la lutte par des actions politiques, industrielles et éthiques concrètes. C’est, en tout cas, ce que nous souhaitons. Et le temps presse.
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[i] Mentionnons que la lettre de Geneviève Dorval a fait l’objet d’une importante couverture médiatique : l’autrice a notamment été interviewée à la radio de CBC, il a été question de sa lettre à Dessine-moi un été, Patrick Lagacé y a consacré une chronique et des dizaines de lecteur.trice.s de La Presse ont réagi par écrit à sa lettre. Madame Dorval a publié une seconde lettre le 5 octobre 2019, cette fois-ci adressée à Benoit Charette, le ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. Elle la signe en tant que membre du groupe citoyen Extinction Rebellion, qui lutte contre les changements climatiques par l’entremise d’actions de désobéissance civile. Elle y explique qu’elle se joindra à la semaine internationale de rébellion, qui s’est tenue du 7 au 13 octobre dernier.
[1] Pouliot, C., Groleau, A. et Arseneau, I. (2019, septembre). « L’écoanxiété mène au retour de l’action citoyenne ». La Conversation. [En ligne : https://theconversation.com/lecoanxiete-mene-au-retour-de-laction-citoyenne-122151] Isabelle Arseneau et Chantal Pouliot sont rattachées à l’Université Laval, et Audrey Groleau à l’Université du Québec à Trois-Rivières.
[2] Lampron, L.-P., Pouliot, C., Viviers, S. & Provost, P. (2019, février). « Il faut défendre la liberté académique des universitaires ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/546909/il-faut-defendre-la-liberte-academique-des-universitaires]
[3] Pouliot, C. (et 200 chercheurs) (2016, novembre). « L’affaire Maillé, ou l’avenir de la confidentialité dans la recherche scientifique ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/483756/l-affaire-maille-ou-l-avenir-de-la-confidentialite-dans-la-recherche-scientifique]
[4] Arseneau, I. (2016, novembre). « Protection des sources ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/medias/483638/protection-des-sources]
[5] Arseneau, I. (2019, février). « David contre Goliath ou le pouvoir citoyen ». Le Soleil. [En ligne : https://www.lesoleil.com/opinions/carrefour-des-lecteurs/david-contre-goliath-ou-le-pouvoir-citoyen-c857ec8ad2052ddd180bcbeab993f13c?utm]
[6] Arseneau, I. (2018, mars). « Bras de fer : reconnaître l’expertise citoyenne ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/522859/bras-de-fer-reconnaitre-l-expertise-citoyenne]
[7] Arseneau, I. (2016, mars). « Rien n’est joué ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/465938/rien-n-est-joue]
[8] Pouliot C. (2015, octobre). « Quand les citoyen.ne.s soulèvent la poussière », Découvrir. [En ligne : https://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2015/10/quand-citoyennes-soulevent-poussiere]
[9] Pouliot, C. (2017, décembre). « Qualité de l’air à Québec : la controverse autour des poussières métalliques rayonne jusqu’en France ». Huffington Post Québec. [En ligne : https://quebec.huffingtonpost.ca/chantal-pouliot/qualite-de-lair-a-quebec-la-controverse-autour-des-poussieres-metalliques-rayonne-jusqu-en-france_a_23303575/]
[10] Groleau, A. (2019). « Éviter autant la dérive relativiste que la dérive autoritariste en classe de sciences et de technologie à l’ère des fausses nouvelles ». Spectre, 48(3), 18–20.
[11] Arseneau, I. (2016, janvier). « Se faire entendre ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/politique/canada/461516/se-faire-entendre]
[12] Arseneau, I. (2019, mars). « Quelle éducation pour agir face à la crise environnementale? ». La Rumeur du Loup – Numéro thématique : L’école en mutation. [En ligne : https://www.rumeurduloup.com/quelle-education-pour-agir-face-a-la-crise-environnementale/]
[13] Arseneau, I. (2016, décembre). « Enseigner les sciences pour comprendre le monde ». Le Soleil. [En ligne : https://www.lapresse.ca/le-soleil/opinions/points-de-vue/201512/03/01-4927476-enseigner-les-sciences-pour-comprendre-le-monde.php]
[14] Groleau, A., & Pouliot, C. (2017). “WISE Preservice Teachers Discussing Social and Economic Disparities During a Discussion Game Dealing with Nanotechnologies”. Dans J. L. Bencze (Dir.), Science & technology education promoting wellbeing for individuals, societies & environments, pp. 555–564. Dordrecht: Springer.
[15] Pouliot, C. (2019). “Speaking out about inequities”. Cultural studies of Science education, 12 (2), pp. 1-9.
[16] Groleau, A., & Pouliot, C. (2015). « Éducation aux sciences et relations de pouvoir dans les controverses sociotechniques ». Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, 15(2), 117–135.
[17] Arseneau, I. et Pouliot, C. (2016). « Portraits de femmes inspirantes pour l’enseignement des sciences ». Spectre – Numéro thématique : Filles, femmes, science et technologie : vers un enseignement équitable des sciences et de la technologie, 46 (1), 8-11.
[18] Bencze, L., Pouliot, C., Pedretti, E., Simonneaux, J., Simonneaux, L. et Zeidler, D. (sous presse). “SAQ, SSI and STSE education: Defending and extending ‘science-in-context’”. Cultural Studies of Science Education.
[19] Pouliot C., Groleau A., « L’approche des îlots de rationalité interdisciplinaires : pour une éducation aux sciences et à la citoyenneté. Illustrations en enseignement collégial ». Pédagogie collégiale, 25 (1), pp. 9-14. [En ligne : https://aqpc.qc.ca/sites/default/files/revue/Pouliot-Groleau-25-1-2011.pdf]
[20] Dorval, G. (2019, août). « Un enfant sur fond de fin du monde: lettre à mon fils Léon ». La Presse. [En ligne : https://www.lapresse.ca/debats/opinions/201908/09/01-5236911-un-enfant-sur-fond-de-fin-du-monde-lettre-a-mon-fils-leon.php]
[21] Darré, J. P. (1999). La production de connaissance pour l’action: arguments contre le racisme de l’intelligence. Éditions Quae.
[22] Callon, M. (1998). « Des différentes formes de démocratie technique ». Responsabilité et environnement, no. 9, p. 63-73. [En ligne : https://www.annales.org/re/1998/re01-98/RE9.pdf]
[23] Jasanoff, S. (2007). “Representation and re-presentation in litigation science. Environmental Health Perspectives”, 116 (1), 123-129. [En ligne : https://ehp.niehs.nih.gov/doi/pdf/10.1289/ehp.9976]
[24] Beaulieu, C. (2017). J’aime Hydro. Montréal : Atelier 10. [Également disponible en baladodiffusion : https://porteparole.org/fr/balados/jaime-hydro]
[25] Shields. A. (2018, octobre). « Climat : un virage majeur est nécessaire ». Le Devoir. [En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/538613/rapport-du-giec-en-suivi]