Hors-la-loi

 hors la loi 600

JULIE BOULANGER

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

Paraît que l’inceste est un sujet délicat, qu’on ne devrait l’aborder qu’en prenant mille précautions – ou ne pas en parler dans un monde idéal. À cette exhortation à la prudence, il faut répliquer. À qui s’adressent en vérité ces précautions? Qui veut-on ménager ici? C’est donc sans précaution que j’aurais souhaité écrire cette réflexion autour d’un livre qui parle de l’inceste, Mettre la hache. Slam western sur l’inceste [1] de Pattie O’Green.

Il me faut pourtant commencer en prenant une précaution. On ne peut discuter de Mettre la hache dans le cadre d’un numéro sur les « univers intimes » sans faire entendre ce constat posé dès le deuxième chapitre : « en qualifiant des crimes d’intimes, on a créé des milliers de victimes anonymes et tant que l’inceste restera entre les rebords du lit, ou dans le bureau du psy, il ne fera pas partie de la vie. » (20) Situer le livre de Pattie O’Green parmi les univers intimes ne signifie évidemment pas l’y confiner. Cet essai est, en fait, tout désigné pour rappeler ce postulat que la pensée féministe énonce depuis longtemps, mais qui a encore besoin d’être répété : il n’existe pas de séparation commode entre l’intime et le public. O’Green travaille à « construire un petit pont » (31) entre les deux sphères et ramène l’inceste sur la place publique, « comme pour créer une meilleure connexion » (31). Elle participe ainsi à faire résonner les voix de celles et ceux qui en sont les victimes.

Pour construire cette connexion, O’Green établit un rapport complexe avec la lectrice ou le lecteur qui oscille entre la complicité et la confrontation. D’emblée, la lectrice ou le lecteur est interpellé.e : « Quelqu’un a écrit quelque part et je te dirai pas qui, mais ce quelqu’un a écrit que l’inceste était à la mode et je te dirai pas non plus quand il a écrit ça » (9). Une complicité est immédiatement mise en place, mais, du même coup, l’auteure affirme sans détour qu’elle se réserve le droit de poser des limites au récit de son expérience. Déjà se posent les premières bases de l’éthique du consentement, centrale dans l’essai. La lectrice ou le lecteur ne pourra imposer sa volonté de tout connaître, désir tyrannique qui fonde cette sorte de pacte pris pour acquis à l’égard de celle ou celui qui prend le risque du témoignage ou de l’autofiction. Avec celle ou celui qui pratique le témoignage ou l’autofiction, on se sent ainsi autorisé à tout demander, comme si partager une partie de sa vie nous engageait à la dévoiler toute entière.

L’identité de celui qui « a écrit que l’inceste c’était un sujet full hype, que les écrivaines en profitaient » (10) est passée sous silence pour laisser la place à un témoignage beaucoup plus important, celui sur les agressions sexuelles perpétrées par le père que ce discours cynique et hargneux fait resurgir : « parce que c’est vrai que la journée où il a écrit ça : JE ME SUIS MISE EN BOULE DANS MON LIT EN DESSOUS DE MA COUVERTURE [2] » (12-13). Alors que s’entremêlent la violence que ce discours, sous le couvert de la raison, produit sur les victimes d’agressions sexuelles, en particulier sur les femmes, et la violence intenable des souvenirs des agressions subies dans l’enfance qui lui sont transmis par bribes, la lectrice ou le lecteur devient confident.e de cette douleur intime, non pas au sens de dépositaire et gardien d’un secret, mais de celui ou celle à qui l’on confie une douleur pour l’extraire de l’intimité. Le passage du privé au public est ainsi assuré.

La lectrice ou le lecteur est aussi pris.e à témoin de ce mépris manifesté à l’égard de l’expression dans la littérature de la « douleur profonde et intime » (11). O’Green déclare sans ambages qu’elle sait très bien qu’elle s’inscrit, par le thème de son essai, dans un genre méprisé et n’en a visiblement que faire. C’est notamment dans cette hiérarchie entre les thèmes et les genres littéraires qu’elle met la hache. Et c’est aussi là l’une des nombreuses attaques contre le patriarcat qui juge ce qui est digne d’être abordé dans la littérature et ce qui en est indigne, qui identifie ceux (l’omission de la féminisation est bien sûr ici délibérée) qui méritent d’être lus, qui décide de la manière dont les choses doivent être énoncées. Discuter de l’appartenance générique du livre et de sa valeur littéraire revient, à mon sens, à tomber dans un piège, puisque c’est entrer par là dans le jeu de l’institution qui nous détourne de la puissance du texte. Pattie O’Green refuse de toute évidence de le faire. En qualifiant son livre de Slam western sur l’inceste, elle se place loin des catégories rassurantes. S’agit-il là d’un témoignage, d’une autofiction, d’un essai? Est-ce bien là de la littérature? Who cares?

Ces questions apparaissent d’autant plus stériles que le projet est né en marge de l’institution, dans un blogue [3] toujours actif, et continue donc d’exister à l’extérieur de l’institution, l’auteure n’ayant pas suivi la tendance selon laquelle le blogue disparaît dès que l’auteur.e a atteint son but : la publication sur papier. La publication sur papier n’est vraisemblablement qu’une des formes de son projet, forme qui souffre de certaines limites dans la mesure où elle ne peut pas intégrer les gifs animés caractéristiques de ce blogue, mais qui offre aussi d’autres possibilités. La plus marquante est cette collaboration avec l’artiste Delphine Delas, dont les illustrations confrontent la candeur normalement associée à l’enfance et les nombreuses violences qui entourent l’inceste : celle de l’agresseur, du père dans ce cas, celle de « l’anesthésie générale » (15) qui, par sa passivité, son indifférence, engendre une nouvelle violence, celle aussi de la convenance imposée de force, comme une nouvelle agression, à ses victimes : « Je me rends compte que ce ne sont pas les agressions qu’elle a subies qui l’ont rendue « folle », mais le fait que tout le monde exige d’ELLE qu’ELLE s’exprime à ce sujet avec CONVENANCE. » (59) Sur la page d’à côté apparaissent un visage sans bouche, marqué de peintures de guerre, et un pistolet sur lequel est inscrit le mot CONVENANCE. L’illustration reprend une figure centrale du chapitre précédent, le « gun sur la tempe » (48), arme placée de façon métaphorique sur la tempe de la lectrice ou du lecteur: « Alors t’inquiète pas, si tu lis mon livre jusqu’à la fin, il va y avoir un HAPPY END. Mais entre-temps, t’es at gunpoint. Pour comprendre certaines choses, il te faut un gun sur la TEMPE. » (47) Cette violence symbolique et constructive est indispensable à la compréhension d’une violence réelle et destructrice, d’une arme de destruction massive, celle de l’inceste. Seule cette compréhension permettra éventuellement d’y mettre un terme, elle seule a le pouvoir de rendre possible un véritable HAPPY END, un HAPPY END qui serait un triomphe « du vivant, de la différence et de l’enchantement » (110) sur l’inceste – défini par O’Green comme haine de ces trois principes.

Le dispositif de la confrontation à l’égard des « habitants du monde tranquille » (75) est donc rapidement mis en place dans le livre et revêt plusieurs formes. L’une des plus directes est cette inculpation générale : « tout le monde me tue » (13). Tout le monde : le lectrice ou le lecteur n’y fait pas exception. L’accusation devient implacable alors que O’Green s’adresse à cette travailleuse sociale qui avait tenté de lui arracher un aveu, sans prendre le temps requis, sans comprendre que l’enfant défendrait instinctivement son parent: « Alors, « Non, il ne me touche pas. » Il me tue. Et tu fais pareil. » (37) Ce « tu » a beau s’adresser à une personne précise, celle qui a « cherché sans vraiment [lui] parler » (39), l’identification du lectrice ou du lecteur à ce « tu » est inévitable et d’autant plus marquante que l’extrait en question apparaît en quatrième de couverture. La sentence « Il me tue. Et tu fais pareil » en est la dernière phrase. Apparaît là un certain refus du jeu de séduction qui se pratique toujours dans une certaine mesure en quatrième de couverture. Celle ou celui qui décide de s’aventurer dans ce livre doit s’attendre à ne pas être ménagé.e.

La confrontation n’est pas ici une banale stratégie rhétorique. Elle est vitale pour déjouer la logique de l’inceste. L’un des plus grands alliés de l’inceste, c’est cette tranquillité qui repose inévitablement sur la fuite de la confrontation de la part de tous ceux et celles qui en perçoivent les signes et se ferment les yeux pour ne pas troubler l’ordre des choses. Même lorsque cet ordre se maintient au prix de la souffrance de certain.e.s, il sera presque toujours préféré, on le sait, à une remise en question de la communauté. Celle qui confronte, qui prend le risque d’une parole qu’elle sait proscrite devient une paria :

Il faut mettre la hache dans le doute parce que dénoncer l’inceste, ce n’est pas une libération, ça ressemble plus à un enrôlement. C’est tout notre univers qui revire à l’envers. Parce qu’on a parlé, on n’est plus jamais invitées. Au jour de l’An, à Noël, j’appelle ça le temps des faites, et ça déchrist, il y a des guirlandes qui pendent et on s’habille en mou. On ne sortira pas la veille et le soir d’après non plus, parce qu’on nous a mises dehors, à l’écart, d’une dizaine de vies. (26-27)

La conséquence de la dénonciation est fatale : « Parce qu’on a parlé, on n’est plus jamais invitées. » Il va de soi que sera tenue à l’écart celle qui a dénoncé puisqu’elle devient une trouble-fête qui menace ce party pendant lequel, sous le couvert de l’ivresse, les mononcles sont autorisés à proférer toutes les obscénités qui leur passent par la tête – pour une fois que le désir masculin n’est pas réprimé! – et à disposer comme ils le souhaitent du corps des filles – si on en parle, rien n’est moins sûr, on qualifiera ces gestes d’« écarts de conduite ». Le caractère banal de la figure du « mononc’ paqueté et un peu trop colleux » en dit d’ailleurs long sur notre désinvolture par rapport aux agressions sexuelles. Les victimes doivent payer le prix des crimes de leur agresseur : l’exclusion de la communauté. Alors qu’elles luttent contre sa logique d’enfermement, les victimes qui ont dénoncé sont renvoyées dans cette intimité repliée sur elle-même à laquelle avait tenté de les condamner l’agresseur.

Pour réintégrer la communauté en dépit des obstacles, la victime qui a dénoncé doit s’inventer de nouveaux moyens. La création du pseudonyme est l’un d’entre eux, et pas le moindre puisque le nom constitue l’un des principaux liens entre le sujet et le monde. Le pseudonyme permet de s’inventer une nouvelle place au sein de la communauté, une place peut-être encore plus en adéquation avec soi que l’identité d’origine, qui, on l’oublie souvent, est aussi une création : « Alors, ce nom que l’on choisit, pour sa sonorité, pour sa mélodie, ce nom qui porte cette voix que l’on crée pour soi, est peut-être moins un pseudonyme que le nom qu’on nous a imposé. C’est parfois le nom accolé à la naissance qui dissimule le mieux notre identité, qui nous empêche d’exister. » (101) À la lumière d’un entretien qu’elle a réalisé avec l’artiste Penelope Trunk, Pattie O’Green explique le caractère fondateur du pseudonyme qui permet de sortir de cette « grande rigidité de l’identité » (102) provoquée par l’inceste : « Le nom qui avait servi à raconter devait différer du nom de l’enfant qui avait été abusée. Cette enfant était incapable de parler. Celle qui avait raconté l’inceste ne devait pas porter le même nom que celle qui voulait travailler dans une grande compagnie. C’était une question de survie. » (100) Le pseudonyme permet aussi de refuser le rôle assigné par la communauté à la victime d’inceste : dénoncer et punir. Ainsi, le « nom […], pour les victimes d’inceste, vient souvent avec l’obligation de la délation. Pour nous montrer dans notre vérité, on est forcées de dénoncer celui qui nous a engendrées. Ça nous force à punir, ça nous oblige à haïr, et surtout, ça commande des justifications, des preuves et des explications. » (101) Cette déclaration est essentielle. La victime d’inceste ou d’agression peut choisir de dénoncer son agresseur, mais elle n’en a pas l’obligation. Au plus fort du mouvement #AgressionNonDénoncée, en novembre 2014, Pattie O’Green a récusé cette hiérarchie entre les victimes qui était en train de se mettre en place : « il faut cesser de mêler courage et dénonciation : les filles qui ne dénoncent pas sont courageuses aussi, croyez-moi [4] ». Forcer la victime à dénoncer l’enferme dans ce statut de victime, créant ainsi une nouvelle rigidité de l’identité. Or, ce qu’elle doit reconquérir, c’est la liberté. Par son pseudonyme, Pattie O’Green crée une nouvelle distance, vitale, avec son agresseur, qu’elle ne nomme pas. Son combat se situe ailleurs.

Ce qui se déroule dans Mettre la hache n’est rien de moins qu’un « duel avec la nature humaine pour la reconnaissance de [sa] propre humanité » (86). Cette lutte sans précédent se déroule dans un lieu tout spécial, le western, défini dès le sous-titre, Slam western sur l’inceste, et autour duquel se construit dans le livre tout un imaginaire, notamment dans le texte intitulé « Les duels ». Le choix de ce lieu apparaît aussi vital que la création du pseudonyme. Le western est l’unique terrain sur lequel peut se tenir un combat comme celui-là. Certes, on ne s’y aventure pas sans danger puisque s’y déchaînent parfois les forces les plus brutales. Mais lorsque la loi semble se ranger au service du plus fort, un lieu en marge de la loi, dans lequel l’autorité est précaire, s’impose comme le seul espace dans lequel pourrait advenir un bouleversement de l’ordre, une transformation du monde. L’inscription dans l’univers du western permet aussi de détourner un imaginaire traditionnellement masculin, de le repenser :

Un WESTERN, c’est peut-être la conquête sanglante de l’Ouest, mais je fais partie d’une race particulière, et beaucoup plus répandue qu’on ne pourrait le croire, de COWGIRLS qui ne luttent pas pour prendre possession d’un territoire. Leur combat perpétuel repose plutôt sur la réappropriation de leur corps de manière intime et singulière, mais aussi sociale et politique. Leur lutte ne peut pas être la revendication d’un droit, parce qu’un droit, c’est une « permission ». Leur pouvoir sur le corps ne repose pas, comme le territoire, sur une juridiction! C’est un duel avec la nature humaine pour la reconnaissance de leur humanité, as crazy as that! (85-86)

Un autre combat est possible, donc, qui n’implique pas un accroissement de son pouvoir par le biais d’une prise de possession d’autrui ou d’un territoire, mais qui prend la forme d’une connexion, de la cowgirl avec elle-même et de la cowgirl avec une immense communauté : l’humanité entière. La démesure du projet (« as crazy as that! ») n’est possible que dans l’optique où on s’affranchit des lois des hommes qui nous imposent une nouvelle soumission : « un droit, c’est une permission ». Pas question de renforcer ces rapports de pouvoir à la source de notre oppression!

Le western, sous le signe duquel se place l’essai, est indissociable de cette langue de Pattie O’Green qui se définit par l’hybridité (mélange de joual et de franglais) et par l’oralité (le slam). Ces caractéristiques participent à une certaine mouvance. Je pense à Lisa Leblanc et aux Dead Obies, fustigés par le chroniqueur du Devoir Christian Rioux [5]. À la chanteuse, il reproche non pas tant, dit-il, l’emploi du joual, qu’il célèbre au passage chez un homme, Plume Latraverse, mais plutôt la « fatigue culturelle » dont elle est pour lui le symptôme, le « plaisir pervers à brandir le vide de son existence » du « personnage de [sa] chanson » et sa « sorte de complaisance dans la décadence ». Chez les rappeurs de la Rive-Sud, il dénonce l’emploi d’un « créole dominé par l’anglais [qui] est proprement suicidaire au Québec ». Il n’y a pas de « métissage linguistique » chez Dead Obies, selon Rioux, plutôt un triomphe de l’anglais sur le français. Il souligne au passage que les rappeurs de Dead Obies considèrent « la défense du français au Québec […] dépassée [….] [et] n’hésitent d’ailleurs pas à associer les nationalistes et ceux qui défendent le français à des « suprémacistes blancs ». » Les textes de Christian Rioux, quoiqu’ils aient subi à leur tour leur lot de critiques et n’aient reçu, au final, que peu d’appuis, témoignent du caractère subversif que continuent d’avoir, à l’égard de certaines institutions (et pas les moindres), l’emploi du joual et celui du franglais.

Pattie O’Green, par cette langue métissée (reprenons le terme refusé par Rioux) n’obéit pas à un simple effet de mode. Cette langue impure, vivante et dotée d’un pouvoir de subversion lui est essentielle pour lutter contre l’inceste, contre la haine « du vivant [et] de la différence » (110) qui fonde l’inceste et que l’agresseur tente d’inculquer. Pour échapper à l’enfermement, à la reproduction du même et à la destruction du vivant, il fallait à Pattie O’Green cette langue bâtarde :

parce que le gros prix à RABAIS pour leur validation AUTORITAIRE, pour la garantie d’une safety de ma CHAIR, c’est l’obligation to be just like THEM, de disparaître dans une meute qui ne mène rien à TERME, pis j’suis FED UP de leurs STORIES, pis j’suis FED UP de leur statement TEES, pis de leur ROUGH STUFF dans mon ESTOMAC […]. (72)

Il y a ici une parfaite correspondance entre le fond et la forme. Le franglais, si on le pense dans le contexte montréalais ou acadien, est un témoignage d’un métissage assumé qui s’oppose à la recherche d’une pureté, pureté nationale, pureté identitaire qui se traduit par un refus de l’autre. Il faut bien le dire, la logique nationaliste poussée à l’extrême est, sur le plan symbolique, une logique incestueuse lorsqu’elle produit une méfiance envers l’autre, lorsqu’elle en vient à affirmer que tout ce qui est extérieur à la nation (ou à la famille, c’est la même chose) est une menace dont il faut se prémunir. La logique nationaliste, en ultime instance, est une logique incestueuse lorsqu’elle défend l’idée qu’il faut vivre juste entre nous. L’emploi du franglais devient ici une façon de lutter contre l’inceste en s’opposant à la pureté identitaire.

            La contestation de la langue littéraire doit aussi être pensée en lien avec la contestation du patriarcat, centrale dans l’essai. On pense souvent à la langue dans son rapport à la mère, mais n’existerait-il pas des enjeux linguistiques liés au père? Lorsque Christian Rioux condamne la langue employée par la chanteuse acadienne Lisa Leblanc, il n’est pas qu’un simple gardien de la langue française, c’est aussi un ordre du monde bien précis qu’il défend :

Je me souviens de m’être alors interrogé sur l’état d’esprit d’un pays où l’on pouvait ainsi écouter le plus naturellement du monde et sans sourciller une séduisante jeune fille entonner au banjo avec le sourire aux lèvres ce surprenant hymne à la « marde ». […] Avouons que la grossièreté de votre propos m’a d’abord choqué. N’était-il pas fait pour cela ? Le fait que les mots soient prononcés par une jeune fille décuplait évidemment la violence de la transgression. [6]

Être douce, polie et séduisante : voici le rôle assigné à la « jeune fille » par Christian Rioux et que précisément refuse Pattie O’Green. Certes, l’histoire littéraire a prouvé que la remise en question des conventions esthétiques pouvait, chez un même écrivain, côtoyer un conservatisme politique ou moral. Il n’en existe pas moins actuellement au Québec une correspondance assez frappante entre le conservatisme politique et le conservatisme culturel. Le travail sur la langue, quelque forme qu’il adopte, permet de mener l’attaque sur les deux fronts. On ne peut contester la figure patriarcale sans s’en prendre à l’ordre symbolique dont il se fait le gardien.

Au milieu de ce western, il faut non seulement bouleverser l’ordre du langage, savamment préservé par le père, il faut s’emparer de ses armes et les retourner contre lui. C’est ce à quoi nous exhorte le titre : « on va aller chercher la hache de mononcle Gustave dans son chalet à Sainte-Émélie-de-l’Énergie pis à GO on va la mettre DANS LE DOUTE » (23). La hache, c’est bien sûr celle d’un archétype québécois remis au goût du jour, le bûcheron, figure associée à une masculinité exacerbée, détournée ici. La hache, c’est aussi celle de Jack Torrance du film The Shining de Stanley Kubrick qui est au centre de l’une des scènes les plus marquantes du cinéma : Jack Torrance (interprété par Jack Nicholson) fracasse à coups de hache la porte de la salle de bain dans laquelle s’est enfermée sa femme avec leur fils pour échapper à la fureur homicide du père. Jack Torrance s’exclame ensuite, on le sait : « Wendy, I’m home! » La désinvolture avec laquelle on a si souvent repris ces images d’une grande violence est troublante. On peut toutefois mettre la fortune populaire de la réplique au compte d’une puissante intuition : elle restitue parfaitement l’un des principes du patriarcat. « Wendy, I’m home! » signifie je suis à la maison et je reprends mon bien : ma femme et mon enfant. C’est dans cette conception de la parentalité qu’il faut mettre la hache, dans cette conception de l’enfant comme extension de soi qui nourrit l’inceste. « L’inceste empêche de se lier aux autres, de faire partie d’une communauté » (111), nous rappelle Pattie O’Green. Le film The Shining met en images l’enfermement qui est à la fois la condition et la conséquence de l’inceste. L’inceste, loin d’être un problème intime, comme il serait si commode de le croire, engage donc la communauté entière. À la communauté, Pattie O’Green adresse une demande très simple au nom des victimes d’inceste qui aurait le pouvoir de transformer le monde : « Croyez-nous. »


[1] Pattie O’Green, Mettre la hache, Montréal, les Éditions du remue-ménage, 2015, 126 p. Les prochaines références tirées de ce livre seront simplement indiquées entre parenthèses.

[2] On ne peut ici reproduire que de façon imparfaite les jeux avec la typographie omniprésents dans l’essai.

[3] https://patty0green.wordpress.com

[4] https://twitter.com/pattie0green/status/530045363840118785

[5] Parmi les textes au sujet des conséquences funestes qu’auraient, selon Christian Rioux, les chansons de Lisa Leblanc et de Dead Obies, on trouve les textes suivants, qui ont suscité de vives polémiques : Christian Rioux, « Le Chant du déclin », Christian Rioux, Le Devoir, 18 juillet 2014, et Christian Rioux, « J’rape un suicide », Le Devoir, 18 juillet 2014.

[6] Christian Rioux, Le Devoir, 11 janvier 2013.