Hélène Lépine
Un vent voyou
un vent voyou me courbe l’échine
j’avance à pas de
perdrix peureuse
là-bas, un vent de salves
éclats de verre sur la joie
pétrifiées les roses
elle fouille la nuée de poussière
ne voit pas Nour, Saïd
leurs mains menues en essaims affolés
le vent harcèle les innocents
se venge des vandales
fait voler les mots en charpie
la poésie est en haillons
—
elle craint la fuite obligée
fardeau au flanc
portager sans fin
sur le sentier des déplacés
mère meurtrie
et les pieds des petits
cuir usé, déjà
mocassins de vieux chasseur
je n’ai aucun dieu à invoquer
que des mots endoloris
en guise d’amulettes
pour eux, pour elle
—
un oud pleureur
je tends l’oreille
les enfants gémissent
des hommes hurlent et les ont oubliés
elle chante
oud au ventre creux
esquisse une oasis de fiction
en bannit les guerriers, les cris
j’écoute
je me tais
—
un nordet fou
un fleuve enragé
je camoufle ma terreur
me tiens comme mât
œil de vigie
braqué sur l’estuaire
dans les poches
pierres et mots
au cas où l’impuissance
comme elle autrefois
sur la rive de l’Ouse
si lucide si voyante
mais la guerre
ce vent dément
—
je longe la batture
recueille des objets
les océans le fleuve
n’ont pas tout avalé
lunettes d’écaille
escarpins brodés
une bouteille à la mer
l’encre de Chirine
cette tempe étoilée, Ines
ton ultime portrait
les aligne le long
des parois rocheuses
garder bien vivantes
les traces
frayer la voie
à l’avenir
—
sur les rochers
j’inscris leurs noms
Assia Fatma
Imen Yasmin
écritures rupestres
pour mémoire
qu’elles demeurent
—
je les dessine
cœur embrasé
batailleur
quand se lèvent
les vents contraires
je trace leurs contours
les multiplie
une foule sur la place
doigts bâtons martelant
casseroles tambours
comment dessiner
la houle des voix
leur colère cramoisie
d’affranchies
—
mon chat au chaud
contre moi au chaud
assise à la fenêtre
yeux sur la banquise
la fumée de mer qui fuit
elles le sang glacé
au seuil de maisons
sans portes sans fenêtres
yeux sur les ruines fumantes
feux de joie des combattants
elles dans le froid à pierre fendre
ourses blanches de peur
rapaillant leurs petits
pour une vie à la dérive
nuit polaire sur la joie
—
j’entre dans la longue plaine
de leurs rêves
collines bleues en bordure du lac
cigognes solitaires
cygnes en parade
bananiers
tapis de lichens
saule ou manguier au jardin
des osselets pour le jeu
le puits que nourrit
une eau royale
Zénobie veille sur Palmyre
et promesse tenue
cette paix ocre rose
je me suis endormie avec elles
un serpent m’a sauté à la figure
j’ai la peur au ventre
son venin aux lèvres
—
elles meurent et renaissent
meurent et renaissent
fleurs itinérantes
fenouil
pavot somnifère
èves chassées de leurs paradis
serais pour toutes
terre d’été
étale et fertile
serais temps clément
calme plat
elles meurent et renaissent
je les espère
—
neige sur l’ovale des visages
le dos des mésanges
duvet blanc
nos peines ensevelies
nos joies à l’abri
neige à Alep ce soir
masque sur les décombres
les deuils
nuit blanche
sans magie
—
restent leurs mots
ceux qui écartent la frayeur
dessillent les paupières
font tendre le linge
les bras vers l’enfant
l’amant
ceux qui s’égrènent
en rosaires païens
se bousculent à leurs bouches
deviennent chant choral
aria solaire
ou point d’orgue
mots pain
mots sel qu’elles offrent
aux survivants
Hélène Lépine a publié Les déserts de Mour Avy (2000) aux éditions Triptyque, et elle a participé à plusieurs reprises à la Nuit de la poésie du Bureau des affaires poétiques. Elle a traduit North End Love songs de la poète Katherena Vermette, pour Mémoire d’encrier (2017). Elle a aussi écrit trois romans, Kiskéya, chroniques de l’envers d’une île (1996), Le vent déporte les enfants austères (2006) et Un léger désir de rouge (2012). Née à Montréal, elle a vécu à Sofia, à Moscou et à Saint-Domingue. Elle vit désormais sur l’île d’Orléans où elle continue d’écrire et d’explorer l’archipel des langues, des littératures.