Le grand cahier des maisons abandonnées
ESTELLE GB
Illustration: Virginie Larivière
J’ignore ce qui m’amena à m’intéresser aux images de maisons à l’abandon. Une suite de hasards : partir d’une recherche sur les lieux disparus d’une ville, tomber sur des photographies d’usines en ruines, des images de vestiges d’écoles, de salles de bal poussiéreuses. Puis, découvrir ces maisons. Des maisons-visages, façades d’habitations désertées, photographiées en pied, curieuses, blessées, étrangement invitantes. Je m’y arrêtai. J’eus envie d’y entrer pour m’y perdre.
Je me mis à collectionner ces photos de maisons à l’abandon. Je les imprimais, découpais leur contour, j’essayais qu’elles aient toutes la même grandeur, puis je les collais dans mon grand cahier. Je tentais de les agencer, de les rassembler suivant une certaine logique cartographique, de créer avec elles des plans descriptifs, des possibilités de formes, des diagrammes. Ici, des façades, là, des intérieurs. Il y avait les incendiées, les graffitées, les placardées, les à-moitié-démolies. Il y avait les coquettes, les béantes, les meurtries, les comme-si-de-rien-n’était. J’eus l’idée de les superposer, de les renverser, de gribouiller dessus, je bricolais.
À travers mes collages, je remarquai la sérialité banale des photographies, ce jeu de distinction-ressemblance auquel s’étaient prêtés les photographes (je pense à Kevin Bauman, ou James Griffioen). En fait, c’était toujours la même image, seule la maison changeait. J’étais touchée par leur fixité, leur immobilité, qui faisait pourtant signe d’un mouvement, d’une fuite (ces maisons avaient été habitées, on les avait quittées). Leur statut temporel mixte me donnait le vertige : maisons encore mais plus tout à fait, signes d’une disparition annoncée mais non encore advenue, instants furtifs attrapés au vol par le clic de la caméra.
J’essayai de résister à la tentation de trop les poétiser, d’en faire de simples ruines s’offrant au regard de celles et ceux qui ont le luxe de les contempler – résister à la ruin porn, c’est-à-dire refuser de « romantiser » les ruines industrielles et de capitaliser sur leur sublimité. Ces images documentaient aussi des réalités sociales brutales (délocalisation d’usines, fermetures de villes et de quartiers, pauvreté, racisme, exploitation), mais dont les photographies semblaient effacer toute trace. Si ces maisons paraissaient paisibles, leur esthétisation ne devait pas nous duper. Les images étaient violentes par tout l’invisible qu’elles créaient : des personnes vivaient toujours là, mais on se refusait à les montrer.
À force de collages et de relectures, je trouvai dans ces photographies de maisons à l’abandon l’expression à la fois d’une question (comment en est-on arrivé là?), et d’une invitation (viens, entre, habite). Et c’était la conjonction de ces deux moments qui, je le souhaitais, allait fonder la recherche que j’allais mener sur ces maisons et sur leur image.
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Je me souviens, quand j’étais jeune étudiante et que j’habitais un vieil appartement rue Ontario, à Montréal, notre proprio, qui rénovait notre salle de bain, nous avait donné la clé d’un logement voisin inoccupé pour qu’on puisse aller se doucher. Il y faisait froid, un peu, et une espèce de pénombre y régnait. Les murs étaient sales, et il y avait des vieux meubles ici et là. Les quelques fois où j’y suis allée, j’ai erré un long moment d’une pièce vide à l’autre. J’y dessinais ma vie. « Je mettrais tel fauteuil là, j’installerais mon bureau là-bas, et ici, nous souperions tous et toutes ensemble, et nous ririons des blagues de M. » Je nous voyais manger là, étudier là-bas, faire l’amour, je me souviens clairement d’avoir « vu » mes plantes un peu partout.
Pourquoi nous projetons-nous dans les espaces d’habitation inoccupés? Qu’y a-t-il à trouver dans ces moments d’entre-deux, après et avant l’habitation?
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Dans un texte intitulé Imperial Debris. Reflections on Ruins and Ruination, Ann Laura Stoler propose de reconsidérer la notion de ruine afin d’insister sur son caractère actif de processus. La ruine est un processus violent qui consiste justement à ruiner, c’est-à-dire à détruire, exploiter, saccager un territoire, un lieu, des personnes. « Les » ruines, quant à elles, sont ces choses qui restent après, ce qui demeure vivant ou existant, même si sous forme de fragments – les débris, les pierres, les déchets, la pourriture, les corps, les sensibilités, les âmes brisées. Ce sont les choses tangibles qui durent après la guerre, l’occupation, le passage et les appropriations des empires. What people are left with, what remains. Et ce sont, entre autres, les paysages brisés, les restes d’habitation.
Mon cahier de maisons abandonnées présente beaucoup d’habitations photographiées dans la Rust Belt américaine. Les paysages montrent ces espaces ruinés par le passage de la grande industrie : cinquante années de fière production, puis délocalisations, fermetures, épuisement de la ressource, salaires trop élevés, dévaluation, saisies. Villes de rouille; les gens vivent dans la rouille du grand capital. Les maisons laissées derrière apparaissent alors comme des déchets rejetés par une immense machine à ruiner les territoires et les personnes, débris matériels où persistent, comme le propose Stoler, les effets violents de l’impérialisme.
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Au début de ma recherche, quand je bricolais dans mon grand cahier des maisons abandonnées, j’avais l’impression de le faire pour mieux connaître ces maisons. Mieux les comprendre, par un jeu d’association visuelle, d’observation de tendances et de motifs. Je voulais les approcher visuellement. Aujourd’hui, je me sens presque gênée par la naïveté qui animait mon geste de collectionnement. Il y a, derrière mes découpages, mes cadrages et recollages, derrière la recherche prétendument créative d’un classement, un certain fantasme d’appropriation, de possession – et je le dis avec gravité. Objectiver ces habitations, les manipuler à ma guise, les offrir à mon regard satisfait de collectionneuse : j’assurais mon emprise, jouissant du privilège de la distance (géographique et de classe), réduisant la complexité de la réalité de l’abandon à des images agencées dans un grand cahier. Comme le souligne Susan Sontag, collectionner des photographies est l’expression d’un désir, c’est chercher à donner accès à une réalité en se prévalant de droits sur elle [1]. « Les photographies sont réellement de l’expérience captive, et l’appareil photo est l’arme idéale de la conscience quand elle cherche à multiplier ses possessions [2]. »
Qui étais-je pour prendre possession de ces maisons et imposer sur elles mes interprétations ?
J’essaie encore aujourd’hui de démêler cette proposition : et si les photographies de mon grand cahier – et mon grand cahier lui-même – étaient elles et lui aussi des « débris matériels où persistent les effets violents de l’impérialisme » ? Les gestes de captation, de déplacement, de réduction et de contemplation qui constituent la photographie poursuivraient-ils, sur le plan symbolique, l’appropriation des territoires et des vies, élargissant les terrains concrets des empires actuels?
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Au moment même où je commençais à batailler avec ces questions, j’accouchai de mon premier enfant. Je me souviens de mon appartement quelques semaines après sa naissance. Mon chum avait repris le travail, et je passais mes journées seule avec notre enfant. Parfois, mon chum m’appelait pour me dire qu’une réunion se prolongeait, qu’il rentrerait tard, et quand je raccrochais, j’entendais le vide hurler autour de moi. Je frissonnais, notre quatre et demi m’apparaissait immense et froid, la seule chaleur qui persistait était celle du petit corps animé de mon bébé, dont les sourires étaient ma seule source de lumière. Qu’allais-je faire, seule, encore? J’habitais ce lieu plus que jamais, j’y passais le plus clair de mon temps et m’investissais pour la première fois dans cette domesticité dont il était l’espace central. Pourtant, je sentais que ma maison se dérobait, se vidait de sa chaleur, je m’y sentais abandonnée. Ce n’est pas tant que j’en étais prisonnière, mais j’y étais abandonnée – isolée, écartée, laissée derrière, abandonnée à ma solitude et ma vulnérabilité singulières, à ne pas savoir quoi faire de cet amour inquiet qui traçait les contours de ma nouvelle vie de mère. Ma maison m’avalait et jamais l’envie de la fuir n’avait été aussi poignante.
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Les contradictions éthiques et politiques qui stimulent ma recherche n’empêchent pas que je sois toujours aussi touchée par ces photographies – par ces maisons abandonnées. C’est leur fragilité qui me trouble. C’est comme si elles chuchotaient, d’un cœur d’existant à un autre, une inquiétude et une ouverture tout à la fois : comment habiter la fragilité? Comment habiter tout court, ou encore comment habiter dans la fragilité du monde?
L’idée d’habiter tient beaucoup d’un partage de nos mondes avec les autres entités qui les peuplent. C’est Heidegger qui disait qu’habiter, c’est ménager un lieu pour les choses auprès desquelles nous séjournons sur Terre : être présent.e aux choses, offrir demeure. Pas que ça me réjouisse particulièrement de citer ici Heidegger, mais il y a dans sa proposition quelque chose qui me plaît – cette idée qu’habiter, c’est entrer en relation avec les choses du monde, c’est prendre soin.
Prendre soin jusqu’à l’effondrement. Prendre soin même des déchets, des débris impériaux, des restes et des cendres. Prendre soin intimement, en explorant les racoins incongrus de nos demeures communes, en connaissant nos difficultés, nos erreurs, nos angles morts, prendre soin des êtres qui sont là et qui disparaîtront – car les disparitions sont annoncées. Apprendre à habiter nos fragilités.
Peut-être y a-t-il de ça, dans mon grand cahier des maisons abandonnées : l’essai imparfait d’offrir demeure (fragile) à des maisons délaissées. Esquisser un lieu pour les souvenirs, bricoler des espaces, refuser de fuir. Veiller, c’est-à-dire prendre soin, jusqu’à la disparition.
Notes
[1] Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008, p. 33.
[2] Ibid., p. 16.
Références
Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008.
Ann Laura Stoler, « Imperial Debris. Reflections on Ruins and Ruination », Cultural Anthropology, vol. 23, no. 2, mai 2008, p. 191-219.
Quelques photographies de maisons à l’abandon
Kevin Bauman, 100 abandonned houses : https://www.100abandonedhouses.com.
James Griffioen, Feral houses : https://twistedsifter.com/2011/11/feral-houses-by-james-griffioen/
Detroit urbex, Grixdale neighborhood : https://www.detroiturbex.com/content/neighborhoods/hpdead/index.html