Good fatty

Par Catherine Voyer-Léger

Illustration : Catherine Lefrançois

 

L’expression est là, en commentaire. C’est sous une vidéo où j’abordais pour la première fois mes troubles alimentaires, mon rapport aux préjugés contre les gros, ma façon bien personnelle d’avoir vécu 40 ans avec ce corps dont il m’a toujours semblé qu’il ne convenait pas.

C’est écrit : « C’est presque le portrait de la good fatty. »

Je ne connaissais pas l’expression, mais elle est si transparente. Il existe des équivalents dans tous les groupes minorisés : ces personnes qui fraient avec l’ennemi, qui donnent raison au groupe dominant.

Quand j’ai lu le commentaire, il datait de près de trois ans déjà. Je ne l’ai pas reçu comme une claque directe, plutôt comme le relent d’une brûlure. Je comprends ce que cette personne reproche à ma prise de parole de l’époque. Je suis étonnée de m’entendre parler, dans cette vidéo, de perte de poids, d’objectifs chiffrés. Je ne dirais plus ça comme ça aujourd’hui si je devais prendre la parole sur le même sujet. Mais en 17 minutes, je parle aussi de bien d’autres choses. Je parle d’hyperphagie, un sujet dont on discute encore bien peu. Je parle de mon rapport à mon corps dès l’enfance. Je parle de la grossophobie systémique telle qu’elle se reflète dans l’humour, l’opinion, le système de santé. Je parle du regard tronqué que nous sommes nombreux à porter sur nous-mêmes (peu importe notre poids d’ailleurs). Mais tout ça n’avait plus d’importance pour cette personne : j’étais une good fatty parce que j’étais contente d’avoir perdu 10 livres cet été-là.

J’ai pensé qu’être une good fatty, c’est un peu finalement comme être une idiote utile. Ça me fait le même genre de brûlure de l’entendre dire. Mais ce n’est pas pareil : lorsqu’on m’accuse d’être une idiote utile, c’est parce qu’on critique mes opinions politiques. On m’accuse d’être une good fatty à cause de la façon dont je témoigne de ma vie et d’un enjeu extrêmement intime qui a modelé ma vie, mon rapport à moi-même et aux autres. C’est ça qu’on ne veut pas entendre. On ne veut pas que je dise publiquement que mon obésité a modelé ma vie. On veut que je sois complètement désaliénée. Sinon, il serait préférable que je me taise puisque je peux nuire aux autres.

Cette posture me trouble profondément, moi qui ai construit ma démarche et ma parole publique sur l’idée que la sincérité et l’écoute sont toujours le meilleur gage d’un dialogue sain.

 

L’ultime injonction

Malgré des années de thérapie, malgré des pas énormes accomplis, mon hyperphagie est encore très active et je suis plus grosse que jamais. Suis-je plus malheureuse ? Non. Suis-je bien dans ma peau pour autant ? Non. Suis-je bien dans mon rapport à l’alimentation ? Non. Ce n’est pas une causalité directe : mon expérience n’est pas l’apanage de tous les gros et je crois bien trop aux vérités individuelles pour faire de mon histoire la mesure du monde.

Depuis ma vidéo de good fatty il y a trois ans, j’ai non seulement repris les 10 livres perdus à l’époque, mais j’en ai pris 15 ou 20 de plus encore. Et ça ne s’est pas fait dans l’épanouissement : l’hyperphagie n’a rien à voir avec la gourmandise ! J’insiste : ce n’est pas une loi universelle, c’est mon histoire. Mais j’ai assez d’expérience en parole publique pour savoir que nous sommes rarement seuls à traverser ce que nous traversons.

Depuis quelques années, j’ai accueilli cette idée qui était pour moi nouvelle, intéressante, que de vouloir maigrir est grossophobe. Je comprends tout à fait les racines de cette idée, je comprends ce qu’elle transporte, ce qu’elle cherche à dire. La quête de la minceur fait partie d’un système qui s’appuie sur la haine des gros : y répondre positivement en se mettant à la diète, par exemple, c’est contribuer à reproduire ce système. Je comprends cette idée et j’y adhère. Mais je constate aussi ces vices : me voilà avec une injonction de plus.

Toute ma lutte pour soigner mes troubles alimentaires consiste à faire disparaître les injonctions. C’est mon principal problème : mon cerveau est rempli d’injonctions qui me viennent de ma famille, du bruit social, du discours ambiant. Quand j’essaie d’en faire la liste, je pogne la nausée. C’est tellement alambiqué dans ma tête, pas moyen de faire son chemin. Pensez à n’importe quoi qui a rapport avec l’alimentation; dites-vous que j’ai une injonction pour ça. Et j’en ai même souvent plus qu’une. Et même souvent des injonctions contradictoires. Et voilà qu’à tout ça s’ajoute maintenant le fait que je dois me trouver merveilleuse maintenant (c’est ce que me demandait la femme qui me trouvait good fatty sans sembler réaliser que je me sentirais loin d’être merveilleuse après m’être fait dire que j’étais une good fatty !), que je ne dois pas vouloir maigrir et que, surtout, je ne dois jamais parler publiquement du fait que je voudrais peut-être maigrir. Cette injonction-là, qui vient surplomber toutes les autres, elle me donne un peu le tournis.

 

Le système et l’électron

Je n’ai pas fait d’étude ou d’enquête, j’essaie de comprendre ce que je ressens. Mais il me semble que l’on confond des enjeux systémiques et des parcours individuels. J’ai tellement écrit sur les biais du système quant à la diversité corporelle (et j’en parlais tellement clairement dans cette vidéo : des sièges trop étroits dans les théâtres aux chroniques de Sophie Durocher sur le sujet, en passant par les jokes sur Gaétan Barrette), j’ai du mal à croire que je doive prouver jusqu’à quel point je trouve que c’est un sujet fondamental. En ce sens, j’ai beaucoup appris des discussions sur la grossophobie des dernières années et je pense effectivement qu’il faut remettre en question nos tendances à féliciter la perte de poids ou à associer le poids à la santé par exemple. Sauf qu’à côté de ça, il y a des parcours individuels et j’ai peur qu’on n’aide personne en invalidant un parcours parce qu’il ne nous semble pas assez conforme à la norme ISO de l’anti-grossophobie, parce qu’il est aussi fait de contradictions.

Ma réalité présentement c’est que je pèse 75 livres de plus qu’il y a 5 ou 6 ans. J’ai du mal à monter les escaliers (avec un masque, on n’en parle même pas). Je suis incapable de m’asseoir par terre pour jouer avec mon enfant et ça m’attriste. Je sens le diabète qui me tourne autour comme un vautour. J’ai peur. J’ai peur pour ma santé. J’ai peur pour mon espérance de vie. Et malgré cette peur (ou à cause de), mon hyperphagie est incontrôlable (oui je fais des démarches, merci) et donc ma prise de poids se poursuit.

Je veux maigrir. Je veux retrouver un rapport plus sain à mon alimentation, oui, certainement, mais je veux aussi maigrir. Et je suis un peu horrifiée de constater que je n’ose plus en parler même à mon réseau restreint sur mon Facebook privé. Horrifiée de constater que par-dessus tout le reste, j’ai intégré l’idée qu’il ne faudrait pas que je dise ça. Pourquoi ? Parce que ce serait comme dire à tout le monde qu’ils doivent maigrir. Parce que ce serait comme sous-entendre que tous ceux qui ont pris du poids risquent le diabète.

Dans le chapitre des Constellées qu’il consacre au corps, Daniel Grenier témoigne de lectures où des personnages de femmes vivent parfaitement bien avec leur corps, n’ont pas envie d’en entendre parler, n’ont pas envie d’en changer. Des femmes, pour le dire en simplifiant, qui n’ont pas envie de maigrir. Je trouve ça exceptionnel ! Que cette parole existe me fait pleurer de beauté. Mais me fait pleurer tout court aussi… parce que je ne pense pas que je vais y arriver. J’en ai fait du chemin (la preuve c’est que je suis vivante à écrire ceci ce qui n’était pas donné d’emblée), mais je ne pense pas que je pourrai m’émanciper jusque-là. Les blessures liées à mon surpoids (qui datent en fait de bien avant que j’aie un surpoids comme je l’explique dans ma vidéo de good fatty) sont tellement profondes, je ne vois pas comment on pourra aller gratter jusque-là même à multiplier pendant 40 ans encore les thérapies. Et je ne comprends pas pourquoi il faudrait que je me taise à ce propos, pourquoi ce parcours qui témoigne justement des traces indélébiles de la grossophobie, ne devrait pas exister.

Je relis ce commentaire sous la vidéo : on me dit d’arrêter de vouloir maigrir pour être heureuse, de réaliser ma valeur maintenant, de vivre une vie pleine. Je regarde la vidéo : on m’y voit entourée de collègues écrivains, on m’y voit chanter, j’y parle de mes projets. Je me trouve rayonnante, très belle, de très bonne humeur, très souriante. Ce n’est pas le portrait d’une femme malheureuse à cause de son corps, c’est le portrait d’une femme heureuse, mais qui n’a pas fait complètement la paix avec son corps. Et on me dit que ce n’est pas assez.

Je me serai fait insulter toute ma vie par des petits criss de cour d’école, par des hommes qui n’hésitaient pas à verbaliser leur dégoût, par des chroniqueurs d’opinion. Et maintenant je me fais insulter par une sœur, une alliée. Parce que je ne suis pas une assez bonne grosse.

L’insulte good fatty veut en fait dire que tu es une mauvaise grosse. Une grosse traître. À l’instar du Bad Feminist de Roxane Gay, j’aurais envie de réclamer plutôt le titre de Bad Fatty; j’ai travaillé fort en criss, j’ai fait d’immenses progrès, mais non je ne suis pas complètement émancipée. Je suis pleine de contradictions, mes réflexes ne sont pas toujours en phase avec mes convictions théoriques, c’est une lutte au croisement entre des enjeux sociaux et des sentiments bien personnels. Ce n’est pas simple. Mais je ne peux pas accepter que parce que non-libérée des hontes liées à mon corps il faudrait que j’aie honte de ma honte. Les hontes ne s’annulent pas quand on les additionne.