Geneviève Morin
Quand j’étais de la viande
je chantais des chansons douces que personne n’écoutait
les garçons et les hommes me suivaient toujours du regard
au bar, ils me payaient une bière
je la buvais à moitié
mais je dormais dans leur bras
pour venger ma grand-mère
je me souvenais je ne me souvenais pas je me souvenais
de toutes les niaiseries toute la marde qu’on m’avait dite depuis que j’étais petite
oui je dis j’écris « marde » comme on nomme la terre boueuse la neige sale et ce qui sort de nos corps après avoir mangé
je n’ai pas honte du parler de nos rues, de nos maisons, pour nommer ce qui se dit dans la rue à la maison au café au club au gym dans la classe au party ou dans la cuisine de ta meilleure amie
« Envouèye, pleure ! » criait le petit garçon, le camarade classe dans la cour d’école en me frappant à coup de pied dans le ventre
je me souvenais précisément je ne me souvenais pas je me souvenais
de toute la marde qu’on m’avait dite depuis que j’étais petite
chaque parole déjà usée depuis des millénaires avant de tomber dans mon oreille tranchante comme l’otite de Van Gogh
chaque parole déjà dite à ma mère déjà dite à ma grand-mère à sa tante à sa cousine je remontais à partir du tympan jusqu’à la dixième génération jusqu’aux filles du Roy la première Geneviève en Canada on ne lui a rien épargné
les matelots le capitaine le curé les bonnes sœurs tout le monde déjà mécontent déjà à vouloir tous la faire sentir mal/coupable de n’avoir qu’un triangle entre les jambes
quand j’étais de la viande
je crois que j’ai eu le plus d’amants possibles pour venger toutes ces femmes-là
oui les venger arracher en leur mémoire un peu de vie dans cette vie
Geneviève Morin et ses quarante amants comme Ali Baba et ses quarante voleurs
mais mes amants leurs amis mon mari après m’avoir longuement caressée finissait toujours par me faire du mansplanning sur l’oreiller
immanquablement
quelle farce
—
Quand j’étais folle
(bref séjour dans un asile à la façon de Nellie Bly)
Jour 1
Matin, midi et après-midi
ça fait trois nuits que je ne dors plus
ma vie amoureuse compliquée s’est changée en maladie
grincements de dents, pleurs intensifs, tout l’attirail
c’est la ma-a-aaa-nie comme le dit la chanteuse de Vive la fête
je téléphone au Centre de Crise
aucune place de libre
Oh my
je marche jusqu’à l’Hôtel-Dieu avec un ami
la réceptionniste me fait répéter tout deux fois
je n’ai plus de voix
parce que j’ai trop pleuré la nuit dernière
elle s’impatiente, on prend mes signes vitaux, puis on me fait allonger sur une civière
l’attente dure plusieurs heures
j’entends « trouble d’adaptation pour le 3 »
on me fait asseoir dans une chaise roulante
je dis « Ça va, je suis capable de marcher »
on insiste
alors je m’assieds sur la chaise jugée si indispensable
je dis bye à l’ami
ça roule
sitôt sortie de l’ascenseur, on me fait descendre de la chaise roulante
(je suis, semble-t-il, redevenue valide pendant la montée)
on me prend mes affaires et on me demande de me dévêtir et d’enfiler une jaquette bleue
je m’exécute péniblement, je tiens fermement des deux mains le tissu bleu derrière mon dos
parce que j’ai peur qu’on voie mes fesses
un vieux monsieur me regardant passer dit d’une voix théâtrale et forte
« Vous êtes très belle »
—
Soir
au souper, personne ne dit rien
je me demande si c’est une règle interne
je suis la seule personne dans toute la cafétéria qui n’est pas habillée en civil
le vieux monsieur à la voix radio-canadienne me lance des regards entre deux bouchées
je maudis intérieurement le pervers qui a inventé les jaquettes bleues
j’essaye de boire un thé pour me donner une contenance
il goûte la boîte du Dollarama
je vais aux toilettes le recracher
« Contient 20 sortes des pesticides et des plantes, mais aucune feuille de la variété Camellia Sinensis »
dirait l’office des consommateurs s’ils le mettaient sous leur loupe
moi qui adore le thé, ici, il va falloir m’en passer
calvass
Nuit
après le souper, je vais à ma chambre
une chambre double avec déjà une patiente qui vit dedans
Lydie a de très beaux yeux bleus mais la peau ravinée
c’est difficile de lui donner un âge
on a ramené mes affaires dans la chambre, mais elles sont dans une armoire barrée à clé
il n’y a aucune clé
et
aucune infirmière en vue
je demande à Lydie ce que je dois faire pour ravoir mes vêtements
« Chuis nouvelle ici, je sais pas comment ça marche »
pour toute réponse
elle me crie
« Sois AUTONOME ! »
Jour 2
Midi
nous sommes lundi
au repas les patients sont soudainement plus nombreux et
les conversations fusent
je comprends en écoutant ici et là que, les fins de semaine, ceux qui ont une famille
pour venir les chercher (et qui en sont jugés aptes) ont un droit de sortie
ceux avec qui j’ai mangé hier, c’était les privés de sortie du dimanche
les refoulés, les oubliés
comme des pensionnaires d’école laissés sur le tas par des parents oublieux
ils se taisaient par chagrin
Après-midi
après le dîner, j’explore un peu les lieux
il y a une petite bibliothèque dans la tour nord
je n’ai pas le droit d’y aller seule
je demande à l’infirmière
mais elle est occupée
à la toute fin de l’après-midi
elle vient enfin me chercher
stupéfaction !
sur les étagères
il n’y a que de mauvais romans du Reader’s Digest
des piles et des piles de romans du Reader’s Digest
(est-ce que les psychiatres jugent la vraie littérature nocive aux malades ?)
je suis si déçue que je me mords les joues pour ne pas pleurer devant l’infirmière
par chance, je trouve au milieu du tas le Voyage en Amérique de Chateaubriand
arrivée à ma chambre
je n’arrive pas à le lire
l’esprit trop embrouillé
par la folie passagère
c’est la première fois de ma vie d’adulte que je n’arrive pas à lire
soudain
je commence à avoir peur
Nuit
cette nuit Lydie fume en cachette dans les toilettes
puis elle se berce bruyamment en toussant comme une damnée
je ne lui en veux pas car j’ai vu à côté de son lit
un grand calendrier où elle fait un grand X sur chaque jour qui passe
comme le font les prisonniers
pratique, ici, un calendrier, pour prouver au personnel psychiatrique qu’on est pas trop perdues : lorsque l’infirmière lui demande : « Quel jour on est, Madame C.? »
Lydie est incollable
j’ai feuilleté son calendrier en cachette
d’après les X qui y sont tracés
Lydie est ici depuis plusieurs mois
Alors fume, Lydie, fume fume
Et berce-toi bruyamment, puisque ça te fait du bien
moi je n’arrive pas à dormir, alors je dessine
en posant ma feuille sur la tablette de la fenêtre
on entend le petit bruit de mon crayon qui frotte entre deux quintes de toux
ça fait presque joli
puis Lydie se couche pour de bon, je grimpe sur mon lit et je dors enfin
jusqu’à ce qu’on me braque une lampe de poche en plein visage
« VOUS DORMEZ PAS? » me crie l’infirmière qui tient la lampe de poche
dans un accès de franchise, je lui dis entre mes dents
que oui, oui, je dormais
avant qu’on ne me braque
une lumière
directement dans les yeux
elle éteint la lampe de poche
et me propose d’aller me chercher un calmant
un somnifère pas trop fort
je soupire « oui »
puis je me rendors
bercée par le bruit de la ville
à nos pieds
Geneviève Morin habite le quartier St-Roch, à Québec. Elle est chroniqueuse radio pour l’émission féministe Les Simones à CKIA 88,3. Elle a fait paraître deux livres de poésie, Poèmes du lendemain 17 aux Écrits des Forges (Prix Piché 2008) et Gâteaux glacés aux Éditions de la Grenouillère. Geneviève Morin est membre du Collectif RAMEN, une gang de fous qui démocratisent la poésie en produisant des évènements, des fanzines, des objets culturels décomplexés et en amenant la poésie là où on ne la voit jamais. En plus de tout ça, Geneviève Morin étudie en rédaction professionnelle à l’Université Laval. Comme beaucoup de femmes, Geneviève Morin a un agenda de ministre, mais pas la paye qui va avec. On peut la lire tous les mardis sur son blog, Un mardi pour moi toute seule.