Généalogie de la mamie

CAMILLE SIMARD

Illustration : Nadia Morin

 

ta place la cuisine et partout à la fois
Aimée Lévesque, Tu me places les yeux, 2017, La Peuplade

 

En terre postménopause, les madames et les matantes deviennent graduellement des mamies. Plus consensuelle que les deux autres, cette catégorie de femmes n’est pas valorisée pour autant…

De façon plus ou moins éhontée, on reproche à la femme âgée son décalage, son manque d’autonomie, sa rigidité, son radotage. Il arrive trop souvent qu’on l’infantilise, qu’on étouffe sa force de caractère et le récit de son voyage de noces dans le Bas-Saint-Laurent, qu’on lui fasse manger toujours-la-même-chose alors qu’elle a dressé la table toute sa vie. L’État la pense en termes de coûts. Or, malgré la prise en charge qu’elle exige, on aime la mamie, ou plutôt, l’idéal type qu’elle incarne. La parfaite mamie est pratique : on ne voudrait pas lui ressembler, mais elle nous rassure sur la longue marche du monde. La « grand-maman gâteau » survivra (sans doute) à la crise écologique. Elle peut désormais se procurer de la farine sans gluten. Sa voix est chantante et elle sourit humblement. On aime la mamie notamment parce qu’elle paraît inoffensive, contrairement à certaines matantes et à certaines madames, plus jeunes et plus promptes à déverser leur fiel (les meilleures!).

 

Or, la mamie est tout sauf inoffensive. Elle brasse de l’air et nous balaie, femmes héritières, dans ses rafales. Si elle s’emporte souvent doucement (en raison de sa socialisation en tant que femme, de ses limitations physiques ou, bien entendu, de sa personnalité), son propos n’est pas moins incendiaire. Elle a sans doute fait la grève du potager plus souvent qu’on ne le pense. Elle a participé à des révolutions à petite ou moyenne échelle sans nécessairement évaluer l’importance de son poids dans l’histoire. Arrêtons de considérer cette tranche d’âge comme simplement attendrissante! La mamie peut nous montrer à ne pas réinventer la roue. Et pour ça, il est préférable de passer du temps avec elle, car elle ne laisse pas souvent de traces. La quasi-totalité des journaux intimes et livres de recettes annotés ne seront jamais publiés.

 

J’aimerais qu’on célèbre collectivement le statut de mamie, qu’on le sorte de son enclave et qu’on se le réapproprie. Je vais donc tout de suite cesser de parler de la mamie au singulier. J’aimerais qu’on s’extirpe, en tant que femmes, de cette marche – présentée comme inéluctable – vers la « mamification » figée. Pour y parvenir, j’y vais de la proposition suivante : brouillons les cartes de l’âge. Je n’ai rien contre la « grand-maman gâteau », mais je ne nous souhaite pas un modèle unique. Chez les plus jeunes, on peut se dire que le statut de mamie est accessible, voire malléable et, qu’à l’inverse, il n’est pas nécessaire d’endosser aveuglément les stéréotypes de la jeunesse (les YOLO et autres injonctions à « profiter » avant une certaine date de péremption). Mon optimiste constat pourrait se résumer ainsi : un « devenir-mamie » existe et il autorise un pont entre les générations.

 

Par exemple, avec quelques amies, on s’amuse à réactualiser le cliché de la paysanne vieillissante, de la sorcière ménagère. On jase herbes médicinales, laine et broderie tout en essayant de subvertir Pinterest. Puis, sans crier gare, on enchaîne sur l’ovulation, le salariat et la culture du viol. Dans nos cercles de fermières urbano-trad, les arts textiles peuvent rapidement prendre le bord au profit d’une grosse soirée. Quand on se dit mamies, entre nous, on se donne le droit d’échapper du FOMO (fear of missing out), d’être technophobes, d’assumer la lenteur, de respecter nos limites, d’être valorisées pour le care et le selfcare dispensés. Certes, contrairement à nos arrière-grands-mères, l’apprentissage des savoir-faire artisanaux découle d’un loisir plutôt que d’une nécessité, mais il nous permet tout de même de nous soustraire à l’espace public, de prendre une pause de la vie productive, d’être réunies dans nos appartements en non-mixité à la façon LE PRIVÉ EST POLITIQUE, comme le faisaient, dans un ordre certes beaucoup plus intellectuel, les auteures de La théorie, un dimanche [1].

 

La médaille de la navigation entre les âges va toutefois à mon indispensable amie Éloïse qui me sort des perles comme : « Tu vas tellement être une belle vieille! », « Aujourd’hui, j’ai rencontré une vieille qui te ressemble », « Je veux devenir dame de compagnie ». À la blague (ou dans un excès d’honnêteté), Éloïse me dit qu’elle partage son quotidien avec des personnes âgées par pur égoïsme : « Elles m’aident à vieillir. C’est incroyable le bagage qu’elles portent sans en faire de cas! On ne sera pas nécessairement des vieilles blasées, on vit les mêmes affaires qu’elles finalement. Ça me rassure. J’ai hâte de nous voir vieilles, avec du recul sur tout ce qui se passe. Et avec des verres de vin! » Éloïse travaille à temps plein dans un organisme venant en aide aux personnes âgées seules. « Les mamies, c’est nous! » clame-t-elle en brandissant sa coupe, sans même que je lui ai fait part de la visée de mon texte…

 


[1] La théorie, un dimanche est un ouvrage publié aux Éditions du remue-ménage en 1988. Il réunit des essais et des textes de fiction issus des rencontres entre Nicole Brossard, Louky Bersianik, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott et France Théoret tous les deux mois autour du thème « Qu’est-ce qui est incontournable dans le féminisme? ». Il vient tout juste d’être réédité trente ans plus tard, bonifié d’une préface de Martine Delvaux.