Les garde-robes pleins

CLAUDIA BEAULIEU

 

Illustration: Anne-Christine Guy

 

Elle a décidé de tout liquider vitesse grand V, comme pour se déjouer elle-même. Elle a commencé par donner les meubles à qui en avait besoin, le tracteur à pelouse à mon cousin, le congélateur du sous-sol à ma cousine. La grande balançoire face à face qui était sur la galerie est partie chez ma tante, avec son indispensable tente moustiquaire. Les outils, ainsi que quelques meubles plus vétustes, ont fini dans le camp de bois de mes oncles. Même après la distribution, la maison semblait encore pleine.

Grand-maman s’est résignée à se prendre un loyer en ville, mais on ne sait pas trop ce que ça lui fait de devoir vendre son chez-soi, à part la fatiguer. La propriété de ma grand-mère, où elle a élevé ses enfants, a deux étages et un sous-sol qui sent drôle. Derrière, de beaux champs montent jusqu’à la ligne d’horizon. Des éoliennes ont poussé au loin dans les dernières années. En plus de la grande maison à vider, il y a sur le terrain un garage et un petit chalet remplis de stock. À côté du jardin, un petit cabanon de toile servait de serre et abritait une panoplie d’instruments pour retourner, ratisser, strier la terre.

J’ai hérité de ma grand-mère une certaine maladie de l’accumulation. J’ai le même réflexe de me dire que tout peut encore servir. Elle, elle a ses raisons. Elle a dû aller chercher du travail après le départ de mon grand-père. Dans les années 1980, sa maison était habitée de manière intermittente par ma mère et par mes six oncles et tantes devenus jeunes adultes, pendant que grand-maman était concierge dans un immeuble en ville. Elle ramassait ce que les locataires laissaient derrière eux : grille-pain, vaisselle, petits meubles, et ramenait le tout à la maison de Saint-Épiphane, parce qu’effectivement, tout pouvait servir.

Il fallait nous voir, ma sœur, ma mère et moi, faire le tri dans les douze sacs à vidange pleins de linge dont on a hérité. Se passer les lainages tricotés à la main, les dentelles des jaquettes d’une autre époque, les broderies sur les simples t-shirts de coton. Oscillant entre nostalgie et panique matérielle, j’ai évité du regard les poches et les poches à aller porter à la friperie à la fin de notre examen. Cependant, je n’ai pas pu m’empêcher de rapporter chez moi une partie du patrimoine de grand-maman. L’angoisse m’a prise au moment de corder tout cela dans mon quatre et demi.

Le temps qui passe est donc associé chez ma grand-mère comme chez moi aux garde-robes remplis jusqu’au plafond, aux boîtes et aux bacs. Aux tablettes ajoutées dans les armoires, à plusieurs vêtements sur un même cintre. Les années défilent et les livres jaunis, les outils en tous genres et les cossins pour la cuisine s’amoncellent. Pas d’emprise sur ce qui se retrouve chez soi, pas plus que sur le fil du temps. Et en plus d’accumuler des objets, lentement, jusqu’à l’ensevelissement, ceux-ci sont la preuve que les modes passent. Et que la vie passe aussi. Ce doit être pour cette raison que, malgré le fait que de nos jours un simple iPhone remplace la moitié de ce qui encombrait les maisons d’autrefois (téléphone, bottin téléphonique, carnet d’adresses, appareil-photo, album photo, calculatrice, tourne-disque, disques, magazines, dictionnaires, livres de recettes, accordeur à guitare, enregistreuse, name it), ça m’a brisé le cœur de voir tous ces objets plus ou moins précieux, mais choisis, et classés, prendre le chemin de la Saint-Vincent-de-Paul sous une bruine glaciale d’automne.