Le gai savoir comme contre-clé pédagogique
HÉLENE MATTE
Illustration : Catherine Lefrançois
Comme artiste et poète, je ne suis pas trop du genre à me prendre la tête pensive et solitaire à l’atelier. La dernière fois que j’ai fait une série de dessins, c’était entre deux matchs, sur des bancs d’aréna et des pupitres d’hôtels, durant le tournoi de hockey de fiston. Je voudrais bien faire des retraites d’écriture à la campagne afin de bêcher quelques manuscrits en jachère, je suis plutôt du genre à rédiger le matin avant que les enfants se lèvent. Après, le temps se précipite. Je suis finalement plus souvent sur scène à réciter en public qu’en train de ficeler des vers. En fait, le gros de mes créations n’implique pas que l’écriture et se fait en contexte collaboratif. Faut croire que j’aime le monde et que je suis une fille de projets. Mon rapport à la vocalité m’incite à collectiviser les textes plutôt que simplement les offrir à la lecture individuelle. On dit des poètes qu’ils ont « une plume ». Dans mon cas, j’ai l’éventail, le bec et l’envol. J’apprivoise l’oiseau dans son ensemble.
J’ai trouvé à quelques occasions le meilleur des mondes en réalisant des projets de médiation culturelle où se mêlent création littéraire, arts visuels, vidéos et surtout rencontres. Le dernier en liste, financé par le ministère de la Culture et des Communications dans le cadre du Programme d’appui à l’offre culturelle en milieu éducatif, m’a permis, durant huit semaines, de réaliser plusieurs œuvres audiovisuelles et des récitals, dont le spectacle Pierres vives avec des enfants de l’école Saint-Jean-Baptiste, au centre-ville de Québec. L’expérience fut particulièrement réussie et je vais tenter d’en expliquer la combine.
Le point de départ du projet est un poème de Paul Zumthor, le grand érudit québécois, médiéviste et philologue, dont j’ai fait ma muse. J’interprète ses poèmes en compagnie du musicien Michel Côté. Nous formons un duo nommé ZumTrobaR qui, en comptant Zumthor et tous les instruments restaurés ou inventés par Michel, est plutôt un collectif.
Ce poème devenu chanson est un pastiche de Pétrarque, le célèbre poète italien qui lui-même s’est vivement inspiré des troubadours. Les troubadours, eux, s’inspiraient des oiseaux, de leur chant et de leur vol, qu’ils associaient au désir.
La médiation culturelle en quelques leçons
Ça paraît saugrenu de parler de Pétrarque à des enfants de huit ans, mais ça fait effet. Quand la poésie parle d’amour et de mort, les enfants se sentent concernés. Il ne faut pas croire que seules les comptines sur les couleurs et les applications numériques les intéressent. Leçon numéro un : ayons de l’audace, soyons parfois décalée et jouons des tours. Une chanson expliquée et puis voilà : les enfants en savent davantage sur la poésie et l’histoire sans avoir à se farcir un manuel de littérature. Ils apprennent alors qu’au Moyen Âge, la vie n’était pas toujours facile et parfois courte entre une croisade et une vague de peste. Mais que si beaucoup d’images représentaient en conséquence des danses macabres, c’est plutôt ensemble que les gens dansaient à l’occasion des nombreuses fêtes qui ponctuaient dehors la vie quotidienne.
Leçon numéro deux : profitons de la vie. Le beau temps de mai et de juin nous invite à visiter les parcs des environs : atelier d’écriture champêtre au cimetière St-Matthew, tournage au parc Berthelot, vocalise du haut d’une « terrasse-échasse » avec vue, chant d’oiseaux au parc de l’Amérique française. Du vent, des fleurs naissantes et du bonheur : les enfants s’approprient leur quartier et ils sont chez eux, même si c’est l’aventure.
Leçon numéro trois : il y a de multiples ressources, saisissons notre chance. Les enfants ont l’occasion de rencontrer des artistes locaux. Flavie Dufour nous fait respirer comme un accordéon. Avec Alice Guéricolas-Gagné, nous écrivons à propos des rues de Saint-Jambe. Les commerçants du coin nous soutiennent, La Librairie Saint-Jean-Baptiste nous accueille le temps d’un récital, le Fleuriste du Faubourg nous offre des bouquets. J’ai remarqué, notamment avec une médiation précédente nommée Vies de quartier, que le rayonnement des projets s’articulant sur un territoire donné et impliquant un ensemble de protagonistes d’une communauté est beaucoup plus prégnant qu’un projet ciblant une discipline et un public précis (les jeunes, les vieux, les ci, les ça, etc.).
Leçon numéro quatre : tout est en mouvement et nous sommes en processus. Ce n’est pas nécessaire d’exiger des enfants qu’ils se dépassent, ils suivront en sentant que nous-mêmes sommes dans l’accomplissement de défis. C’est la leçon que j’ai apprise auprès d’Héloïse Bédard, ma complice artistique et formidable éducatrice en service de garde qui a accompagné les enfants dans la création d’une machine à voyager dans le temps et d’un oiseau bleu géant en papier mâché. Créer ensemble, ce n’est pas être en compétition, c’est participer à un concours de circonstances. De même, si la vidéo Jardin de jeunesse fut inspirée par le Moyen Âge, c’est surtout les facultés transcendantes de la clown Claudia Funchal, l’éclosion du Protectorat de pataphysique québécoise à Québec et la précellence musicale de Maïkotron Unit qui en a déterminé la teneur.
Leçon numéro cinq : avoir du plaisir. Comme le disait l’artiviste Clemente Padin, conjuguons le mode contemplatif à celui de l’action. Équipons-nous, comme les troubadours ou les princes nietzschéens, d’un gai savoir. Nous savons que la culture n’est pas seulement un divertissement, elle est un moyen d’apprendre à aimer et aimer apprendre. Pour ma part, j’entre en culture par ce que je nomme une « poésie de la rencontre » : un vecteur permettant de saisir à la fois la puissance et la fragilité de l’existence, de la vie, de l’humain et de la nature. Rien de moins.
Du jardin à la cour d’école
Finalement qu’est-ce qui a fait du projet une réussite? Est-ce sa production, son chantier de créations protéiformes duquel sont ressortis deux récitals, un spectacle multidisciplinaire, une parade et quatre vidéos? Est-ce ce que les enfants ont saisi et les effets positifs de l’expérience à court, moyen et long termes? D’où viennent ces résultats?
Je peux vous dire mon truc : l’autogestion. J’ai entièrement conçu et dirigé ce projet de médiation culturelle. Il ne s’agissait ni d’une commande ni d’un sideline d’artiste pour mettre du beurre sur mon pain. Je suis du genre à mettre les mains dans la pâte, et le pain, j’en fais des pantoufles (c’est du moins ce que chaussent les enfants dans Jardin de jeunesse). Le truc, c’est de s’inspirer des gens que nous admirons (ici le peintre Bruegel notamment) et s’adresser aux autres avec reconnaissance.
Si le projet de médiation a bien fonctionné, c’est qu’il collait à ma pratique et qu’il s’est intégré à ma démarche sans que je fasse de compromis. De même, quand j’ai proposé aux enfants de faire une parade du printemps et de célébrer la jeunesse en visitant les personnes âgées au passage, l’art que nous cultivions était tout autant éducatif, récréatif que citoyen. Je pense que son efficience surclassait ce que présument les discours sur la démocratie culturelle ou ceux qui s’en servent pour niveler les propositions artistiques, croyant ainsi accéder à la population en l’infantilisant.
Le gai savoir est plus qu’une clé d’apprentissage. Il ne s’agit pas de déverrouiller une porte pour la refermer aussitôt. Il s’agit de soutenir dans la pluralité, la clé de voûte qui elle assure l’ouverture et le passage. Le gai savoir est une contre-clé pédagogique.