Fuck les 5 à 7. Ethnographie de la petite bourgeoisie intellectuelle
CATHERINE LEFRANÇOIS
Illustration: Anne-Christine Guy
A.
Ah, la vingtaine. Les journées qui ne finissent plus, l’énergie illimitée, et tout ce temps passé à des activités délicieusement improductives : étudier dans des cafés, lire des livres, niaiser au carré D’Youville, aller voir des shows, manger des sushis à 1 $ le jeudi au Tokyo et puis aller danser à l’Arlo, marcher pour rentrer parce qu’il n’y a plus d’autobus et que le taxi, ça coûte trop cher. À l’époque, l’idée de l’activité sociale la plus drabe et la plus plate qui soit, c’était le 5 à 7, cette maigre plage de deux heures consacrée à boire du vin ordinaire, mais cher quelque part où tout le monde a plus de 30 ans et travaille dans un bureau lui aussi drabe et plate. Le 5 à 7, c’était la sortie du pauvre : le pauvre en temps, celui qui travaille de 9 à 5, qui se couche à 21h et qui ne dispose donc que de quelque 240 minutes de liberté le soir, sur lesquelles il faut encore qu’il mange, lave son linge et prépare son lunch pour le lendemain.
Ça fait que mon chum a écrit un livre et que son éditeur lui a organisé un lancement. Fuck my life : C’EST UN 5 À 7.
Aujourd’hui, je n’ai plus 20 ans, je ne caresse plus le temps, et j’ai trois enfants. Les 5 à 7, c’est même plus plate : les 5 à 7, c’est la hantise des parents. Ça se passe à l’heure critique, celle où on se retrouve tous en famille après une longue journée; on a des choses à se dire, de l’amour à se donner, pis à part ce ça, il faut que ça mange et que ça se lave ces enfants-là. Nous en avons trois, toutes des filles, et pour préserver leur anonymat, nous les appellerons no 1 (6 ans), no 2 (presque 4) et no 3 (1 mois et 4 jours au moment des faits). Voici donc la chronique de la journée ayant précédé ledit 5 à 7.
5h30 : no 3 se réveille. Elle fait ses nuits, mais comme elle a le rhume, elle s’était aussi réveillée à 1h30 et à 3h. Elle boit à peine, juste pour dire, puis refuse de se rendormir ailleurs que sur moi. Tout ceci réveille no 2, qui réclame son petit-déjeuner. À ce moment, je regrette amèrement le verre de vin que j’ai bu hier soir avant de me coucher. Je réussis à la garder dans mon lit jusqu’à 6h, puis l’envoie réveiller l’écrivain, qui avait judicieusement choisi de dormir dans la chambre d’amis.
6h : je me rendors jusqu’à 8h; sommeil intermittent (vous vous souvenez, j’ai un bébé sur moi) ponctué par le son des préparatifs pour le départ à l’école de no 1.
8h : bon, il faut que je me lève. Départ de l’auteur pour l’épicerie, où il va quérir de quoi faire un souper qui sera mangé sans récriminations par les no 1 et no 2; on aurait pu faire avec ce qui nous restait, mais on veut ménager le petit gardien.
9h45 : c’est l’heure de la sieste pour no 3 ; c’est donc l’heure de faire du lavage et de plier du linge, mais surtout de faire sécher les deux morceaux qui me font et qui ne sont pas du linge mou.
10h50 : je sens que la sieste achève. Je ferais mieux d’aller tout de suite me laver et m’habiller pour ce soir, parce qu’après, ça ne sera plus possible. Constatez par vous-mêmes.
11h : bébé se réveille et boit; je fais le dîner pour no 2.
12h : Pas question de laisser le bébé au petit gardien, elle n’a que cinq semaines et lui n’a que 14 ans. J’habille donc no 3 pour sa première sortie dans un bar. Il y a une convention sociale qui dit que tu dois habiller ton bébé autrement qu’en pyjama quand tu sors pour socialiser avec des adultes. Ça peut peut-être paraître exagéré, et encore plus de le faire dès midi, mais il n’y aura sans doute pas d’autre moment pour le faire. Voyez plutôt.
13h : je quitte la maison avec no 2 et no 3. Cette dernière a une otite qui traîne. On est chanceux, on a eu un rendez-vous rapidement à notre clinique. Il y aura sûrement du retard. L’essayiste fait un pâté chinois.
15h : il y avait du retard. On sort reprendre l’autobus vers la maison.
15h30 : enfin arrivées. Il reste une heure avant notre départ. On en profite pour ramasser et laver la salle de bain.
***
Une fois rendus, tout s’est très bien passé. J’ai jasé avec des amis que je n’avais pas vus depuis longtemps, et tout le monde voulait prendre la petite, alors j’avais les bras libres. C’était plein de monde et il y a eu une file à la table de l’auteur pendant presque trois heures. Ce fut un beau succès. J’ai pris une bière, j’en ai même pris une deuxième, mais rendu là, j’étais vraiment crevée. J’ai abandonné mon chum bien avant qu’il ait eu signé sa dernière copie.
Maintenant que je suis dans la trentaine avancée, une bonne partie de mon entourage et moi avons désormais des enfants. On s’est un peu calmé le party (à minuit, je me transforme en citrouille) et les 5 à 7 sont devenus un mode de socialisation très fréquent dans mon réseau, même s’ils finissent parfois bien tard. Ah, mais non, pas des 5 à 7 dans des bars là, une formule qui convient beaucoup mieux aux « jeunes familles », whatever that means : dans la maison d’un.e ami.e, style potluck. Les enfants sont plus que bienvenus : plus ils sont nombreux, moins on a besoin de s’en occuper. C’est le fun. Enfin, c’est ce qu’on se dit. En réalité, il y a des chicanes, des bobos, des becs fins qui réclament autre chose à manger que ce qu’il y a sur la table ou le dessert tout de suite, des pipis dans les culottes, etc.
Se manifestent à ces occasions deux phénomènes propres aux réunions de trentenaires et de quarantenaires, phénomènes qui sont liés entre eux : la réalisation affreuse que la vie en société t’est devenue insupportable, et la difficulté à accepter d’être en constante représentation.
À cet âge vénérable, se faire des ami.e.s est malaisé. À trente ans, c’est fini le temps des amitiés circonstancielles. Les ami.e.s qu’il te reste de ta gang du secondaire, du cégep, de ta première job ou de l’université se comptent sur les doigts de la main (ou des deux, si t’es chanceuse). Ceux-là sont des vrai.e.s ami.e.s, pour la vie. Peut-être que ces vrai.e.s ami.e.s t’auront présenté d’autres personnes merveilleuses qui seront devenues elles aussi de vrai.e.s ami.e.s.
Les semaines étant bien remplies, il faut faire des choix. Je vais choisir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille une rencontre relaxe avec des amies chères plutôt qu’une folle soirée où il y aura des tas de nouveaux visages. Ça demande de l’énergie de parler à tout le monde et de faire bonne figure (je suis un peu introvertie faut dire) et sur le lot, il y aura peu de rencontres marquantes. De plus, la rigidité s’est installée. Aller boire de l’alcool dégueulasse (lire : pas dans ma palette de goût)? Au nombre de consommations que je peux me permettre avant de me rouler en boule, bof. Découvrir l’opinion de tout un chacun sur le troisième lien ou sur les féministes-qui-vont-trop-loin-pis-à-part-de-ça-c’est-donc-rendu-mêlant-leurs-affaires-de-queer-pis d’intersectionnalité-pis-on-sait-pu-ce-qu’on-n’a-pas-le-droit-de-dire? Épargnez-moi ça, je vous en prie.
Le 5 à 7 en milieu domestique se situe à mi-chemin entre ces deux expériences, entre « trois amies et une bouteille » et « trente personnes je meurs », bref, entre le paradis et l’enfer. Si tu y vas, c’est que c’est chez des gens que tu as a priori très envie de voir. Comme tu as entre trente et quarante-huit ans, que tu as fait de longues études et que tu as donc eu tes enfants sur le tard, ça se déroule un vendredi soir. Le vendredi, c’est un bon soir pour sortir. Le lundi, oublie ça; non seulement tu as travaillé toute la journée, mais tu travailles le lendemain et tu auras des lunchs à faire en plus. Attention : malheureusement, il va y avoir des ami.e.s de tes amie.e.s. Damn, tu ne les connais pas. Soit ils sont louches, soit ils sont vraiment cools, et alors tu dois faire bonne impression. Pour cette raison, tout le monde fait de son mieux pour montrer patte blanche. « Tu fais quoi toi? Ah ouin? » « T’as des enfants? C’est lesquels les tiens? » C’est à ce moment que tu te rappelles que les ongles de la grande sont vraiment longs et que la petite a le toupet sur les yeux et des tatoos de crayon-feutre partout sur le corps. « Ah, t’as un bébé en plus? Comment ça tu l’as pas amené, tu l’allaites pas? » Insérez ici une question ou un commentaire glissant sur l’actualité qui vise à tester vos allégeances politiques et sociales.
Bon, bon, bon, une fois que tout le monde a décidé qui était digne de son intérêt et de son temps, arrive le temps de manger. Moins les gens se connaissent, plus la bouffe a coûté cher. Après tout, il faut montrer qu’on a du goût. Il y a quelque chose d’un peu indécent là-dedans, surtout quand tu sais que les 12 enfants présents vont exclusivement manger des crudités et de la baguette. Heureusement, l’infâme « vins et fromages » est en perte de vitesse. Malheureusement, il y a maintenant le « vins et fromages » ironique, avec des fromages qui viennent non seulement de l’épicerie, mais du RAYON DES PRODUITS LAITIERS INDUSTRIELS : Singles de Kraft, Velveeta, Vache qui rit; quand on sait ce que ça coûte, je me demande ben ce qu’il y a d’ironique là-dedans. J’ai vu ça sur Facebook. Comme performance de classe, c’est dur à battre. Malheureusement bis, il y a aujourd’hui tout un tas de nouvelles tendances culinaires de foodies qu’il faut connaître pour apporter LE plat qui va montrer que tu connais ça la cuisine et que bien manger et être en santé, c’est important pour toi. Ces temps-ci, c’est les plats dans un bol : poké, Bouddha, bi bim bap, donburi. Ça s’apporte ben mal par exemple. Les gars font de la cuisson sous vide; c’est un peu leur barbecue d’hiver. La cuisson sous vide, c’est exactement comme la mijoteuse, sauf que c’est plus compliqué et que c’est juste pour la viande ; il faut donc cuisiner les accompagnements à part, en plus. La mijoteuse, c’est pour les filles qui cuisinent la semaine par obligation. Ça n’a donc rien à faire dans un 5 à 7.
Bref, le plus souvent, dans un 5 à 7, on est en représentation. C’est vraiment difficile de se sortir de ça. Quand tu y amènes tes enfants, en plus, tu y performes ta maternité. Pas le choix. Toi, t’es une mère cool. Tu amènes tes enfants partout : au musée, sur les terrasses, dans des shows rock qui finissent pas trop tard, et, bien entendu, dans des 5 à 7 chez tes amis. Pas question que tu arrêtes de vivre parce que tu as des enfants. Nenon. Tes enfants aussi sont cools : ils apprécient l’art, les belles choses et la bonne bouffe. Sauf dans les 5 à 7, maudit, pas moyen de montrer qu’ils aiment ça le saumon fumé : y’a de la baguette. Vous êtes tellement cools que vous allez rester plus tard que prévu, les enfants vont se coucher passé 10 h et le lendemain, ils seront pas du monde. T’es vraiment cool, mais tu vas le payer cher ton 5 à 7. En comptant le temps que ça prend pour se préparer à sortir (voir la partie A ci-haut), le temps pour préparer ton plat super cool, le retour à la maison avec tes enfants fatigués, mais un peu high sur le sucre (ton amie a fait un bar à crème glacée avec garnitures de bonbons au choix), ça fait pas mal d’énergie dépensée, sans compter que tu vas te lever quand même avec ton bébé à 6 h, peut-être même qu’il va avoir demandé à boire à 2 h, qui sait, que les grandes ne vont pas se lever plus tard que d’habitude et qu’elles vont avoir une humeur de cochon toute la journée, humeur qui va accompagner à merveille ton petit mal de tête.
Finalement, c’est mieux d’aller au bar direct en sortant de la job pis de laisser les enfants à la maison.
P.-S. Valérie, je t’aime, tes 5 à 7 sont les meilleurs et en plus, tu gardes mes enfants à coucher. Bénie sois-tu.