France Théoret

VINT LA MALADIE

 

Cela persiste depuis trente mois
aucune intention de raconter
les diagnostics
les interventions des chirurgiens
mais les effets mais les outrages
les tournants continuels
la perte des forces
les énergies nulles et annulées
l’envie de sommeils pluriels.

 

 

L’abandon des familles
de la fratrie des honteux
être quittée plusieurs fois
par les mêmes par d’autres
vu une tare une obscénité
la dégénérescence le compteur vers zéro.
Une inconnue s’annonce
la femme dit la perte c’est comme ça
cela ira comme ça
pas de signe divergent à l’horizon.

 

Je tiens la présente clé
je possède des jours
tendus vers le devenir nécessaire.
Il est un temps impérieux
une coupure
le présent tyrannique.
La chair déclare puissamment
des années d’arrêt.

 

 

La tête est la reine
des nuits illimitées
il faut le publier la maladie est autoritaire.
La parole et les ordres confondus
viennent d’en haut.
Par la confrontation indéchiffrable
le froid la glace la chair
déjà noire
à force d’absence à soi-même.

 

Je l’entends d’une seule note.
Ce sera une nuit froide
de mars d’avant-printemps
des heures givrées
au bout d’une vie vidée
par le mal offensant.
Je n’écoute aucune plainte
ni la mienne ni celle des autres
il fait froid glacial il fait gelé
marcher impressionne
tant se tenir debout
jusqu’à la longue nuit noire
rencontre la dureté inflexible
d’une naissance lointaine.

 

 

Je n’ai pas connu jusqu’ici
de maladie semblable
la mort est entrevue
la quête exige le déni de la fin
avec la nécessité de conjurer
le malaise présent.
L’appel mène vers le bas
du laisser-aller à la non-vie
le passage ouvert au néant.
La voix du débat
la véracité du combat
une sortie vers le haut
est demandée par la suppliante.
Le mouvement infernal
l’absence de stabilité
la tête sans repos
les pieds immobilisés
le froid perçant la chair
le corps habité par le mal.

 

 

Le défaut des malades
se tenir debout habillés
marchant dans la ville.
On veut des malades couchés
pas lavés geignant en silence
l’œil cireux la bouche déformée.
Les images de la maladie
copies répétitives
hors circuit dans la chambre
sur un lit d’hôpital
des exténués vivants.
Va-t-elle en revenir
prendra-t-elle le dernier chemin
ira-t-elle vers la mort
la vraie la terminale
celle dont on ne revient pas.
Les autres mots sont superficiels
des intervalles évitables.

 

 

*

Salle des cancéreux
ceux-là qui sont habillés
marchent droit
d’autres moins nombreux
immobiles dans leur fauteuil.
Tant et tant reviennent
accompagnés ou pas
convoqués à jour fixe
Murs jaunes francs
piliers de ciment fenêtres panoramiques
sur le jardin intérieur.
Perceptions de la salle bruissante
je n’ai pas vu pleurer
esquisser un sourire cela est arrivé
n’ai pas vu de colère
mais la colère elle existe.
Le peuple d’ici attend
sous observation.
Ça ennuie la maladie
les malades n’ont pas la cote
se le tenir pour dit
même pour les plus proches.
Pour d’autres la curiosité morbide
quel air ça donne au visage
ce que cela détruit du vivant.
Il faudrait pleurer gémir
se rendre insupportable
il vaudrait mieux exhiber
sa douleur ses vertiges vers le bas
ses faiblesses existantes.
Cela irait mieux pour soi
exiger des autres arracher
les consolations les mots pathétiques
le labeur sans ménagement.
Être vue dans un état
de lourde détresse
ce n’est pas la peine.
Ça ne se produit pas
dans la salle publique.
Le plus difficile est gardé
par-devers soi.
Vicieuse horrifiante la maladie
on dira que les malades mentent
qu’ils ne sont pas exacts
ni là où ils doivent être.
Personne ne témoigne pour eux
ils se trahissent ils le sont aussi.

*

 

Le corps est fragile
objet difforme
telle la vie devant soi.
Une table un lit une douche
n’ont plus la même signification
le goût est altéré
la position horizontale irrésistible
apprendre à résister
se laver est l’acte existentiel
du matin exigeant des efforts.
La densité du dehors
la foule bouge avec rapidité
suivre le rythme
dans les stations de métro.
Plus fort que soi
la mobilité physique
nécessite des précautions.
Ne me bousculez pas
mon corps change de nature.
Impossible de déclarer cela
à des inconnus qui passent
qui vont dans tous les sens.
La fragilité la vulnérabilité
éprouvée contre sa volonté.
La vie extérieure situe le malade
en retrait l’oblige à considérer
sa faiblesse chaque déplacement
ressenti éprouvé
comme un dérangement excessif.

 

L’espace déformé
mon corps en expansion.
Un poète a écrit la grossesse du diable.
Ce qui bouge à l’intérieur
de la peau n’est pas vu.
La matière organique fouillée
en tous sens.
Les organes se déplacent perturbent
la composition sanguine.
Des masses anarchiques
poussent sous la peau
ce sont des tumeurs
bénignes ou malignes
recouvertes de chair.
On peut palper
sentir sous les doigts
la chair bosselée.
Tantôt ici tantôt là
le mal interne se promène
bouleverse les grandes fonctions.
La tête ne dirige plus
il ne s’agit pas de vouloir ou non.
Une invasion a eu lieu
quelque chose de silencieux
de sournois a pénétré le corps.
C’est venu d’où
de l’intérieur ou de l’extérieur.

 

La mutation des cellules
la sentir la voir se demander
comment il se fait que si peu
de chair dérègle la totalité
du vaste système.

 


France Théoret a publié des recueils de poésie, des romans et des essais littéraires. La majorité de ses livres sont traduits en anglais. Elle a enseigné la littérature au niveau collégial de 1968 à 1987. Depuis, elle se consacre entièrement à l’écriture et à l’animation d’ateliers littéraires. Membre de la direction de la revue La Barre du jour de 1967 à 1969, en 1976, elle a écrit l’un des monologues de la pièce collective, La Nef des sorcières, créée au Théâtre du Nouveau Monde et cofondé le journal féministe Les Têtes de pioche. En 1979, elle a cofondé le magazine culturel Spirale qu’elle a dirigé de 1981 à 1984. Elle a donné de nombreuses conférences au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Nouvelle-Zélande. En 2012, elle a reçu le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.