La femme de l’ADN
Camille B. Vincent
Avec ses 37 publications scientifiques, notamment dans la prestigieuse revue Nature, Dr Franklin a contribué à l’une des plus grandes découvertes du XXe siècle, celle portant sur la structure de l’ADN. Pourtant, sa contribution est pratiquement tombée dans l’oubli. C’est l’histoire de Rosalind Franklin, une brillante chercheuse incarnant le triste symbole de la femme oubliée dans le panthéon de la science.
Chercheuse intransigeante, célibataire et sans enfants, Franklin n’a jamais été ordinaire, autant dans sa vie personnelle que professionnelle. À 16 ans, la jeune Anglaise était déjà passionnée par la chimie, la physique et les mathématiques, des sphères (encore aujourd’hui) dominées par les hommes (The Dark Lady of DNA, 2002). À l’époque, la science était enseignée différemment selon le genre des élèves, les femmes recevant un enseignement axé sur la minutie, la propreté et la répétition plutôt que sur l’audace et l’amour de la science. Ce dont Franklin ne manquait pourtant pas. Car pour étudier — et percer — dans un domaine où les étudiantes ne recevaient pas le même diplôme que leurs homologues masculins, ça prenait de l’audace et beaucoup d’entêtement. Un entêtement qui a mené Rosalind à consacrer sa vie à sa quête scientifique, littéralement.
Rosalind Franklin s’intéresse à la diffractométrie de rayons X, une spécialité précieuse alors que la recherche sur la structure de l’ADN devient, en 1950, une véritable course à laquelle sont conviés parmi les plus grands chercheurs de l’époque. Parmi eux, les scientifiques Frederick Griffith, Oswald Avery, Colin MacLeod et Maclyn McCarty ont déjà contribué à prouver, en 1943, que c’est l’ADN, et non pas la protéine, comme on le croyait au départ, qui transmet les attributs héréditaires. Mais le mystère persiste, car la molécule d’ADN est immensément plus simple qu’une protéine. Comment une substance aussi peu complexe peut donc permettre une telle diversité d’organismes vivants?
En 1951, Franklin est invitée à rejoindre le département de biophysique du King’s College. Rapidement, celle dont les mains sont qualifiées de « golden hands » par un ancien collègue est amenée à étudier la structure de fibres biologiques par la diffractométrie de rayons X.
Pour Franklin, il n’est toutefois pas question de courir pour arriver plus vite au résultat. Car au-delà de son désir d’élucider le mystère de la structure de l’ADN, la rigoureuse scientifique a appris à s’appuyer sur des faits vérifiés, à ne jamais tirer de conclusions allant plus loin que ce que ces faits démontrent. Mieux vaut le faire bien et plus lentement que trop vite, dirait-elle.
La suite de l’histoire lui aura partiellement donné raison.
Car entre 1951 et 1953, James Watson et Francis Crick (les mêmes qui élucideront, plus tard en 1953, le véritable mystère de l’ADN) ainsi que Linus Pauling ont tour à tour proposé une structure inexacte de l’ADN qui ne prenait pas — ou trop peu — en considération les données expérimentales connues de la molécule. Une aberration pour Franklin, « un travail bâclé », dira-t-elle à ses collègues.
Au King’s College, où les femmes ne sont pas admises en 1951 dans la salle commune professorale, on travaille également sur la structure de l’ADN, mais les relations interpersonnelles au sein du labo compliquent la tâche. C’est que Maurice Wilkins, le directeur adjoint du département de biophysique, et Franklin ne s’entendent pas. Tous deux sont collègues, mais Wilkins est de rang supérieur. Et avec leur tempérament opposé, le travail d’équipe est impossible.
Wilkins se tourne alors vers Francis Crick, son ami de longue date et chercheur à Cambridge. C’est à lui, et à son collègue James Watson, que Wilkins montrera, en 1953, une photographie — désormais célèbre — d’ADN prise par Franklin par diffractométrie de rayons X. Une photographie d’une telle clarté qu’elle constituait à elle seule la clé de l’énigme de la structure de l’ADN.
Inutile de dire que Franklin n’a pas été consultée avant que soit présenté à des chercheurs d’une autre université ce qui lui avait pris plusieurs années à élaborer.
Wilkins, qui qualifiait Rosalind Franklin d’« angry woman », fournit également à Watson et Crick un document élaboré par sa collègue où sont décrits précisément ses résultats expérimentaux. Tout ce qui manquait aux deux chercheurs de Cambridge pour relier les ficelles de la structure de l’ADN, finalement. Bien entendu, Watson et Crick seraient probablement arrivés au même résultat. Mais la contribution involontaire de Franklin leur aura facilité la tâche.
Plusieurs ont reproché à la chercheuse de ne pas avoir su arriver aux conclusions de Watson et Crick à partir des résultats qu’elle avait entre les mains. C’est que, pour Franklin, sa fameuse photographie ne suffisait pas à prouver hors de tout doute la structure de l’ADN. Rigoureuse scientifique, elle préférait récolter davantage de données expérimentales avant de publier ses résultats. De la bouche même de Crick, Rosalind serait arrivée aux mêmes conclusions que son collègue et lui… trois mois plus tard.
Ce ne sera jamais arrivé. Et elle n’a jamais su à quel point son talent a été déterminant dans la découverte de la structure de l’ADN.
Elle est morte le 16 avril 1958, soit presque cinq ans jour pour jour après la publication par James Watson et Francis Crick de l’article « Molecular Structure of Nucleic Acids : A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid », qui leur aura valu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1962. À leurs côtés pour recevoir la prestigieuse récompense, Maurice Wilkins, celui-là même qui aura tenté de discréditer Rosalind Franklin durant ses trois années passées au King’ s College.
Ironie du sort, le travail qu’elle aimait tant lui aura finalement coûté la vie. Elle est décédée d’un cancer de l’ovaire après surexposition à la radioactivité. Sur son certificat de décès est inscrit : « chercheuse, vieille fille et fille d’Ellis Arthur Franklin, un banquier ».
Ajoutant l’insulte à l’injure, James Watson publie en 1968 le livre The Double Helix, qui relate sa propre vision de l’histoire entourant la découverte de la structure de l’ADN. Watson y décrit une « Rosy » — un surnom que Franklin détestait — incapable de comprendre ses propres données. Une femme qui aurait traité les hommes comme de vilains garçons, et qui aurait porté des robes encore plus démodées que celles de la moyenne des Anglaises.
Pour comprendre à quel point ces propos sont loin de la réalité, il faut savoir que Franklin était reconnue pour son élégance et son style sophistiqué. Pas d’une beauté conventionnelle, elle est complimentée pour ses grands yeux bruns lui donnant un regard perçant.
Même Crick et Wilkins, des alliés de Watson à l’époque, se sont opposés à la publication d’un tel ouvrage. The Double Helix a tout de même été publié, devenant rapidement un best-seller.
Rosalind Franklin, la scientifique comme la femme, est demeurée un mystère pour plusieurs personnes l’ayant côtoyée. Femme de caractère qui accordait plus d’importance à sa carrière qu’à sa vie personnelle, on ne lui connaît d’ailleurs aucun conjoint ou (conjointe), bien que certaines amies proches assurent qu’elle a déjà été amoureuse. Selon la cousine de Franklin, celle-ci aurait dû fonder une famille, mais elle était trop intelligente pour les hommes autour d’elle.
Plusieurs croient que Franklin aurait reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1962 si elle avait été toujours vivante — les prix Nobel ne peuvent être remis à titre posthume. On ne le saura jamais. Au lieu de ça, un bâtiment du King’s College a été nommé en son honneur… et en celui qui la surnomma la « dark lady ». C’est la bibliothèque Franklin-Wilkins.