Le féminisme : un rempart contre les troubles alimentaires
MAUDE RODRIGUE
Illustration: Nadia Morin
À F., qui fait roussir le bout de ses ailes.
« [Me] donner à lire aux autres comme on se débarrasse de soi-même pour créer de l’espace pour faire place nette. » Grosse[1], Lynda Dion
Parce que le féminisme, c’est s’approprier la prise de parole, c’est se définir en tant que sujet, j’ai souhaité le faire à travers ce texte.
Il y a dix ans, l’empire du trouble alimentaire a jeté ses bases en moi. Il s’y est érigé pendant quelque deux ans, régissant mon existence. M’astreignant – à juste titre – à son « régime » totalitaire. « L’anorexie est la pire dictature », nous avait lancé un prof de philo au cégep. Je l’avais, à tort, présumé insensible à cette cause largement féminine. Les femmes représentent 90 % des personnes aux prises avec un trouble alimentaire. Or les préjugés affectant ces dernières sont répandus – à débuter par celui, suranné, à l’effet qu’il ne suffit que de « recommencer à manger » pour que les choses rentrent dans l’ordre.
Une amarre contre les vents du monde adulte
D’un côté, j’avais souhaité maigrir pour me fondre dans le moule de la fille-femme désirable, tout étroit qu’il soit. De l’autre, curieusement, je cherchais précisément le contraire et voulais m’abstraire sans bruit de cette existence pavée de superficialités.
Mon identité de fillette glissait sous mes pieds, aussi basculais-je sans protections dans le monde adulte. Alors que tout se mouvait autour de moi, ma silhouette fine, elle, m’amarrerait à l’enfance. J’exerçais sur mon corps ce contrôle si cher à celles qui, comme moi, ont vécu l’anorexie.
J’alimentais cette illusion, dévorante, de détenir le contrôle. Or c’était moi qui étais dominée impérieusement par la maladie. Il s’est opéré en moi une coupe à blanc – sur mes rêves, sur mes amitiés. Dix ans après, je suis encore à reboiser, patiemment.
Il y a de ces plaisirs oubliés avec lesquels on renoue, de ces plantes pionnières qui procurent réconfort à l’âme. Après le tumulte des hospitalisations, des conflits familiaux, des deuils en amitié, j’ai ainsi balbutié quelques gestes oubliés : lécher une crème glacée, descendre une bière froide, commander ce dont j’avais véritablement envie. Des gestes pionniers qui reprennent peu à peu leur aspect de réflexe, comme les bleuets pavent le sol après que celui-ci eut été rasé de près par les flammes.
« [Je] quitterais la vie en société au profit de la nature et des bêtes libérant la femme civilisée du corset du beau et du laid révélant la part d’insoumission, la part sauvage qui persiste et gronde. » Grosse, Lynda Dion
L’épitaphe d’un enfer
Je ne m’explique pas comment l’anorexie m’a éventuellement quittée. Je l’ai noyée dans les activités : théâtre, engagements sociaux, cours, sports – reflet d’une société qui érige ses défenses hypomaniaques contre ses angoisses existentielles, la peur du « missing out », la peur d’être seul-e.
A posteriori, je crois que l’anorexie s’est en fait avérée incompatible avec la femme que j’aspirais à être. Confinées dans le modèle qu’on leur prescrit, les femmes ont moins le loisir de s’ébrouer à autre chose qu’à l’entretien de leur apparence, à supposer qu’elles observent les préceptes sociaux . Lorsque la société ne reconnaît qu’un seul modèle de beauté féminin, celui de la femme supra-mince, les femmes sont réduites à des êtres non pensants, dénués d’envies, d’effusions émotives, et d’imperfections. Les diktats de la beauté constituent ainsi une manière supplémentaire de les reléguer au stade d’objet.
L’impératif d’agir, pour interrompre la roue de la mort
Quand j’observe F. hospitalisée, livrée aux mêmes angoisses que moi il y a quelques années, je constate à quel point la vie fait cruellement rejouer les mêmes choses. Or, contre quoi, contre qui diriger cette rage, si ce n’est contre une maladie désincarnée, toute monstrueuse qu’elle soit.
Dix pour cent des personnes souffrant d’anorexie en mourront, attestant d’un caractère parmi les plus létaux de tous les troubles mentaux. Il faut investir dans un accompagnement optimal des patientes, de même que bonifier l’aide psychologique, médicale et sociale à leur endroit et à celui de leurs proches. Il faut, surtout, cesser de poser cette condition mortifère de maigreur aux femmes, et leur allouer tout l’espace nécessaire à leur épanouissement. C’est de la vie de milliers de femmes, prisonnières de l’enfer des troubles alimentaires, dont il s’agit.
J’ai été fille impressionnable, brin de fille qui poliçait les formes apparaissant sur son corps. J’ai été fillette qui s’agrippait aux rives de l’enfance, les doigts blancs d’efforts.
Désormais je suis femme assumée qui réverbère sa valeur. Je suis femme sujette et pleine. Avec toute la force que me confère cette vie qui fleurit à nouveau, je souhaite que chaque fille et chaque femme se reconnaisse également cette immense valeur à titre de personne à part entière, et non à titre d’objet évidé de sa capacité pensante.
[1] LYNDA DION, Grosse, Hamac, 2018, 218 p.