Faire réchauffer les macaronis
MARIE-MICHÈLE RHEAULT
Ariane avait faim depuis une bonne heure. Si elle n’essayait pas de nier les bruits incessants de son estomac qui viennent la hanter chaque fois que son esprit n’est pas occupé, elle dirait qu’elle a faim depuis le début de la session. C’est que le budget est plutôt serré. Elle se doutait bien qu’il faudrait faire des sacrifices; l’université est un privilège, n’est-ce pas? C’est en tout cas ce qu’on lui avait répété quand elle avait décidé de s’inscrire en enseignement du français langue seconde. Qu’il en coûte ce qu’il faudra, elle voulait aller au bout de son rêve. Celui d’aider les gens à vivre dans leur nouveau pays, à pouvoir parler à leurs voisins, à aller à l’épicerie, à exercer leur métier dans une langue qui leur est inconnue. Elle ne se doutait pas que les sacrifices pour y arriver iraient jusqu’au manque de nourriture. Oh! elle était bien prête à porter les mêmes vêtements jusqu’à ce qu’ils soient usés, troués; elle était prête à ne pas voyager ni même sortir avec ses ami.es pendant le temps de ses études; elle était motivée et décidée à passer les trois prochaines années à étudier même s’il lui fallait pour ça boucler un budget irréaliste. Mais manquer de nourriture, ça, Ariane ne s’était pas doutée que ça pouvait lui arriver.
Elle avait beau essayer de ne pas y penser, mais, encore une fois, elle avait faim. Les bruits de son estomac s’étaient transformés en un trou béant qu’elle n’arrivait plus à oublier. Elle avait soudainement l’impression que ses sucs gastriques s’étaient attaqués aux parois de son œsophage après avoir massacré celle de son estomac. Est-ce que cette brûlure allait finir par lui ronger l’intérieur? Est-ce qu’elle allait monter jusqu’à son cerveau? « Attendre encore une heure avant de manger. » Elle s’était donné le défi d’attendre encore une heure avant d’avaler la dernière tasse de macaronis au jus de tomate qu’il lui restait. Sinon, elle savait que le temps serait trop long entre ce « repas » et la prochaine fois qu’elle pourrait manger. Elle savait qu’elle se réveillerait au milieu de la nuit et aurait du mal à se rendormir. Tout était compté : le pain, les pâtes, le papier de toilette. Tout. Ariane savait très bien qu’elle ne pouvait se permettre une collation à cette heure. « Attendre encore une heure avant de manger. Relire une dernière fois mon travail à remettre demain, puis après, seulement après, faire réchauffer les macaronis. »
Ariane s’était réveillée au son du cadran ce matin-là. Cela l’avait surprise. Peut-être que son corps avait finalement compris qu’il avait beau protester, la nourriture ne venait pas plus vite. Il avait peut-être enfin compris qu’il valait mieux dormir pour garder ses énergies. Les yeux encore endormis, Ariane avait ouvert son ordinateur, consulté ses courriels et son fil Facebook. Son ami Gabriel avait mis quelques photos de son voyage en Islande, sa cousine foodie avait photographié son assiette lors de sa dernière visite dans un nouveau restaurant branché, sa sœur s’exerçait à la course et faisait état des résultats de sa sortie du matin. 35 minutes de course sur un parcours de 7 km. C’est du moins ce qu’affirmait le compte Runtastic du nouvel iPhone de sa petite sœur. Ce qu’ils en avaient des belles vies ces gens-là! Ariane doutait maintenant de ses choix. Pourquoi se cassait-elle la tête tout ce temps pour les études? Ne pouvait-elle pas trouver un sens à sa vie sans avoir un métier qu’elle aime? Au fond, pourquoi ne pas juste faire comme tout le monde et se résigner à n’exister pleinement que le samedi et le dimanche? Non. Il fallait se raisonner. Fermer les yeux, prendre une grande respiration et se souvenir des raisons qui l’avaient poussée à s’inscrire à l’université.
Le solde de son compte AccèsD indique un montant de 26,87 $. Elle regarde le calendrier. Il reste encore 5 jours avant le versement de ses prêts et bourses, 7 avant de pouvoir toucher son chèque de paye. 26,87 $. Comment allait-elle pouvoir manger pendant 5 jours avec 26 dollars et 87 sous? Ariane aimerait pleurer et crier de rage, mais ses yeux restent secs. Il n’y a plus en elle qu’un vague sentiment de culpabilité, le goût amer des choix qu’elle n’a pas su faire. Ariane ne peut s’empêcher de repenser aux 5 dollars dépensés pour un café au lait un plus tôt dans le mois. Un simple café au lait, pensait-elle. Pourquoi ne pas avoir su dire à ses coéquipiers qu’elle ne pouvait pas vraiment se permettre de fréquenter le café du coin, même pour terminer un travail avec eux? Pourquoi ne s’était-elle pas empressée de suggérer la bibliothèque comme point de rencontre de l’équipe? 5 dollars pour un café… 5 dollars qui aurait pu lui permettre de s’acheter un gros pot de yogourt pour déjeuner cette semaine. Elle regrettait, convaincue qu’elle aurait pu, avec un peu plus de vigilance, faire le bon choix. Qu’importe, ces 5 dollars n’y sont plus, elle devra faire avec.
Sa carte de guichet en poche, Ariane n’avait plus d’autres choix que de se rendre à l’épicerie voir comment elle pourrait s’en tirer avec 26,87 $. Elle parcourait les allées du supermarché sans trop savoir quoi choisir. « Encore des macaronis? Du riz? La viande, on oublie ça tout de suite! ». La boulangerie sentait le bon pain tout juste sorti du four, les paniers des clients débordaient : des fruits et des légumes frais, du poulet BBQ, du saumon, de la crème glacée, etc. Ariane fut prise d’un vertige, se retenait pour ne pas vomir. Les odeurs de nourriture devenaient pour elle à la fois un doux fantasme et une source d’angoisse. Valait mieux sortir d’ici au plus vite. Elle étala le contenu de son panier sur le comptoir de la caisse : 1 kg de gruau, un sac de lentilles brunes, un sac de riz brun à grains longs, un sac de légumes surgelés, 2 litres de lait, 5 bananes, 5 pommes. Total de la facture : 23,93 $. Elle trouvait qu’elle s’en était plutôt bien sortie quand elle fut prise d’une panique. Ariane se mit à compter sur ses doigts. 24, 25, 26, 27, 28… non, non, ça ne se pouvait pas… elle recomptait… 24, 25, 26, 27, 28. Merde. Comment avait-elle pu oublier? Tout était pourtant bien calculé. Comment avait-elle pu se tromper? Cette fois, c’en était trop. Les larmes sont montées et elle n’arrivait pas à les contenir. Sur le chemin du retour, elle pleurait doucement ne sachant plus ce qu’elle ferait. Il ne lui restait même pas 3 dollars, elle n’aurait pas d’autre argent avant 5 jours, mais elle serait menstruée demain.