Étranges « séductions »
LORI SAINT-MARTIN
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
« Men need meat. » Combien de fois ma mère aura-t-elle prononcé cette petite phrase, avec une autorité absolue et une étrange révérence? Elle disait aussi, à d’autres moments, avec la même autorité, mais cette fois avec une sorte de mépris, « men have needs », et on savait très bien lesquels.
Les femmes avaient-elles aussi besoin de viande? Ma mère, qui comme mon père en mangeait deux fois par jour, croyait que oui, mais n’a jamais formulé la phrase ainsi. Avaient-elles ces autres besoins? Ma mère n’en était pas si sûre.
Bien, nous sommes à une autre époque et tout, mais le lien entre ces deux phrases m’apparaît encore assez évident. Qui n’a pas entendu les femmes décrites comme « viande », comme « chair fraîche », comme « proies » d’un chasseur habile? (Googlez « Hustler hachoir à viande » si vous n’avez pas le cœur fragile et vous verrez l’analogie prise au pied de la lettre.) Or si les femmes sont des proies, elles sont aussi des (bonnes) poires : elles « se font avoir » littéralement. Il s’agit non pas de désir féminin, mais d’habileté masculine (c’est même mieux si elle n’était pas trop intéressée au départ, sinon où est le sport?). Où est son désir à elle, son consentement à elle?
Voilà, on a bien prononcé le mot : consentement. Comment exprimer ces désirs de femme, pouvoir choisir si et quand on a des relations sexuelles (que ce soit dans une relation de longue date ou avec une personne rencontrée trois minutes avant, peu importe)? Comment éviter la persistante analogie avec la viande? Voici, en tout cas, des exemples littéraires et d’autres tirés de la plus brûlante actualité.
Dans Bonheur d’occasion (1945) a lieu cette scène entre Florentine et Jean. La jeune femme a invité chez elle, en l’absence de ses parents, celui dont elle est amoureuse, mais qui lui a clairement laissé entendre qu’il n’a aucune intention de s’attacher. Je cite la scène dans son intégralité :
Florentine maintenant était toute craintive sous ses prunelles sombres qui en la regardant, s’emplissaient d’égarement. L’imprudence de sa conduite lui était si visible enfin que l’issue, l’irréparable devant elle, lui paraissait déjà impossible à éluder.
Elle chercha à s’esquiver et, dans le geste qu’il fit pour la retenir, ses doigts s’accrochèrent à une bretelle du tablier. L’étroite bande de caoutchouc sauta. Et ce vêtement déchiré, qui pendait à moitié, affola le jeune homme.
Dans un grand effort de volonté, il souffla encore à l’oreille de Florentine :
— Va chercher ton chapeau… ton manteau…
Mais il l’empêchait de partir et, du coin de l’œil, par-dessus son épaule, il fixait le vieux canapé de cuir.
Elle tomba, à la renverse, les genoux repliés et un pied battant l’air. Avant de fermer les yeux, elle surprit le regard de la madone, le regard des saints pesant sur elle. Un instant, elle chercha à se soulever vers ces regards de saints si douloureux qui, tout autour de la pièce, descendaient sur elle et la suppliaient d’une façon muette, soutenue et terrible. Jean semblait encore prêt à la laisser partir. Puis elle glissa de tout son long à l’endroit déjà creusé où elle dormait la nuit auprès de sa petite sœur Yvonne.
Au-dehors, sur le faubourg imprégné de la grande paix du dimanche, les cloches sonnaient les vêpres (214).
Comment qualifier cette scène qui éveille encore en moi, après une quantité incalculable de lectures, un malaise? Comment lire ces hésitations, ces balancements, cet effroi, cet égarement, cette espèce de paralysie chez Florentine? Et Jean, qui la repousse tout en s’accrochant à elle? En classe, les étudiantes y voient souvent un viol. Je sais, pour en avoir discuté avec plusieurs d’entre eux, que les critiques masculins spécialistes de Gabrielle Roy considèrent que Florentine est pleinement consentante. Et comme elle a invité Jean chez elle en l’absence de ses parents… J’ai souvenir aussi d’un collègue qui m’a raconté avoir été surpris, dans un cours sur Victor-Lévy Beaulieu, d’entendre le mot « viol » à propos de ce que lui-même voyait comme « une scène de séduction peut-être un peu musclée ». L’adjectif m’a paru, disons, frappant. Parlons-en un peu, de ces écarts de « lecture » entre hommes et femmes, surtout lorsqu’ils surviennent dans la vraie vie, autour de vrais gestes.
Tout récemment, Martine Delvaux a publié un commentaire percutant sur le film Le mirage, évoquant ce qu’elle considère comme une scène de viol [1]. Richard Martineau a répliqué, non pas en proposant une autre lecture, comme il aurait été tout à fait légitime de le faire, mais, de façon assez ignoble, en la plaignant de ne pas connaître la « grosse baise sale » entre adultes consentants. Les féministes sont des frustrées et des mal baisées qui veulent empêcher les autres de jouir : air connu, trop connu, air indigne.
Pour en revenir à Bonheur d’occasion, la scène est troublante parce que la littérature se fait le miroir de la réalité. Dans les formules décrivant la jeune amoureuse effrayée de voir le danger se préciser – « l’issue, l’irréparable devant elle, lui paraissait déjà impossible à éluder », elle « chercha à s’esquiver », puis se laissa « gliss[er] de tout son long à l’endroit déjà creusé », dans la description précise et bouleversante que fait Roy de la jeune fille mi-résistante, mi-subjuguée, et surtout incapable (mais pourquoi?) d’arrêter le cours des choses, je reconnais une expérience tristement familière, les statues de saintes en moins. En plus du « vrai viol » (mais qu’est-ce qu’un faux viol?) des armes et des coups, il existe un viol, ou un quasi-viol, que presque toutes les femmes à qui j’en ai parlé, entre vingt et soixante ans, ont subi au moins une fois dans leur vie. Filles sages ou femmes sauvages, conformes aux normes sociales et esthétiques ou non, féministes ou non, elles sont beaucoup, nous sommes beaucoup, à l’avoir vécu. Je parle de ces fois où il était « plus facile » ou moins dérangeant de « se laisser faire », d’accepter une issue qui nous semblait « déjà impossible à éluder » — parce que nous étions chez lui ou, pire, parce qu’il était chez nous, parce qu’il était tard, parce qu’on avait bu, ou que lui avait bu ou que son front se plissait d’une manière qui nous rendait nerveuses.
Céder n’est pas consentir, comme le dit si bien Nicole-Claude Mathieu, et le cas de Florentine le montre bien, quoique la différence ne soit pas toujours visible de l’extérieur (il arrive que nous ne la mettions pas en mots – Florentine ne le fait pas –, il arrive aussi que l’autre fasse la sourde oreille).
Je me demande toujours si j’exagère. Si les choses ont changé. Si les jeunes filles d’aujourd’hui sont différentes. Au moment de rédiger ces lignes, je tombe sur le compte-rendu d’un « rituel annuel » dans un pensionnat « d’élite » du New Hampshire, qui a abouti à une inculpation pour viol. Le rituel en question, le Senior Salute, est déjà affreux en soi : juste avant le bal de fin d’année, « des étudiants plus âgés invitent des plus jeunes à faire une promenade, à échanger des baisers ou davantage ». On a besoin d’un cadre institutionnel pour ça? On a besoin de légitimer ce qui se convertit presque inévitablement en abus de pouvoir (une jeune fille de première année sera facilement éblouie par les attentions d’un garçon plus âgé)? Quoi qu’il en soit, une jeune fille justement de première année, qui avait alors quinze ans, a suivi un finissant, 18 ans, sur le toit d’un immeuble, puis dans une salle d’entretien dont il a fermé la porte. Il était populaire, elle était flattée. Après l’avoir embrassée, il lui aurait touché les seins et ensuite l’aurait pénétrée. Elle a protesté, lui a demandé à plusieurs reprises d’arrêter, mais il a continué et elle n’a pas fait de scandale, n’a pas crié à l’aide. En somme, comme une bonne fille, comme une bonne poire, elle s’est laissée faire : « Je ne voulais pas l’offenser, dit-elle. J’ai eu l’impression d’avoir protesté autant que je le pouvais à ce moment-là. Je me sentais impuissante. » Elle ajoute ne pas avoir voulu gâcher la fête de fin d’année par une réaction « dramatique ». Le garçon, lui, affirme que la jeune fille a été consentante : après tout, elle l’a suivi dans le placard, elle devait bien savoir… Revenons au fait que le Senior Salute, cette quête de baisers « et peut-être davantage », est une fête annuelle à cette école, alors qu’on voit très bien à quel genre d’abus elle peut mener. Combien d’autres jeunes filles ont « consenti » de cette manière? L’article qui décrit le verdict – acquittement pour viol, condamnation pour plusieurs délits plus mineurs – parle aussi de la culture de l’école : des seniors échangeaient des courriels où ils utilisaient des mots comme « score » (marquer), « slay » (assassiner) et « pork » (baiser, mais avec l’idée justement de la viande : la fille serait de la viande de porc) pour décrire les relations avec les jeunes filles. Men need meat…
Attention : je ne dis pas qu’une fille mineure ne peut consentir – elles sont peut-être beaucoup, à cette école, à avoir réellement désiré coucher avec ces garçons « d’élite » (le terme me dérange aussi : est-ce un privilège d’être agressée quand c’est par un gosse de riche?), et tant mieux pour elles ; je dis qu’on ne peut présumer du consentement d’une femme même partiellement docile. Et que le consentement peut se retirer au cours de l’acte : on peut être d’accord pour les baisers, mais pas pour la suite, etc.
Je ne voulais pas l’offenser : voilà où mène l’apprentissage de la féminité. Je les plaindrais, ces pauvres types qui ne sont pas capables de voir si la femme a envie ou non (pourtant, la différence n’est pas difficile à faire), ces types qui ne peuvent pas éveiller le désir chez une femme, si ce n’était, évidemment, que le « consentement » justifie les pires abus. N’est-ce pas à nous, après tout, de dire si nous sommes consentantes, et pas à eux de le déterminer à notre place, surtout quand ils ne donnent pas l’impression de pouvoir ou de vouloir faire la différence? Quand c’est encore et toujours la justification du viol? Rappelons-nous les viols commis, semble-t-il, par certains dirigeants durant la grève étudiante de 2012. Rappelons-nous de tristes « affaires » plus récentes, dans les milieux médiatique et militaire, où, selon les hommes traduits en justice, celles qui les accusent aujourd’hui de harcèlement ou de viol étaient non seulement consentantes, mais ravies.
Les jeunes femmes d’aujourd’hui font-elles autrement? Voici une scène sexuelle tirée du roman de Geneviève Pettersen, La déesse des mouches à feu. On est en 1996 etCatherine a quatorze ans :
Je me suis dit que c’était le bon temps pour déboutonner ses jeans. Il m’a demandé si je voulais qu’il mette un autre CD. J’étais tannée du niaisage, ça fait que j’ai commencé à le crosser comme dans les films de cul à mon père. Au bout de cinq minutes, il a tassé ma main, ça lui faisait un peu mal. Je me suis dit que j’allais le sucer. Il s’est assis sur le bord du lit. J’ai commencé pis il a tout de suite mis ses mains sur ma tête. Ça goûtait moins pire que je pensais, mais j’étais pas capable. Son pénis était trop gros. J’avais de la misère à le rentrer dans ma bouche au complet. J’ai continué, mais pas longtemps, le cœur me levait. J’ai comme développé une technique, je lui suçais le bout pis je lui crossais le bas. Il a pas toffé deux minutes. Il s’est levé vite du lit pis il est venu sur le tapis de la chambre. J’étais vraiment contente. Ça voulait dire que j’étais belle dans ma brassière pis mes bobettes. Je me suis dit que, la prochaine fois, ça me prendrait un porte-jarretelles.
En principe, on est très loin de Bonheur d’occasion. Les images pieuses ont fait place aux « films de cul » : tenue affriolante, fellation profonde. La jeune fille, plus que consentante, est pleine d’initiatives : elle agit alors que le garçon n’ose pas, elle trouve dans le désir qu’elle éveille une source non pas de danger, mais de pouvoir, elle raconte crûment et sans sentimentalisme les menus détails de la scène. Le non-dit complexe, le balancement, le sentiment de la catastrophe si présents chez Roy ont disparu ; « il n’y a rien là », finalement. Mais – signe de tout ce qui ne change pas, ou si peu –, la jeune fille n’éprouve aucun plaisir physique (son partenaire ne la touche pas, sinon pour enfoncer son pénis jusqu’au fond de sa bouche, autre image porno) et ne semble pas en attendre. La scène tourne entièrement autour de l’inconfort de Catherine (« j’étais pas capable », « son pénis était trop gros », « j’avais de la misère », « le cœur me levait ») ; du coup, l’expression « ça goûtait moins pire que je pensais » fait figure de dithyrambe. Pourtant, la jeune fille est enchantée : « Ça voulait dire que j’étais belle dans ma brassière pis mes bobettes. » Pas de spontanéité, pas de réciprocité, mais des gestes et des accessoires convenus, un consumérisme acharné (« la prochaine fois, ça me prendrait un porte-jarretelles »), une attitude de femme-objet. Soixante-neuf (ha !) ans après la parution de Bonheur d’occasion, le plaisir féminin tarde encore à surgir. Comme du temps de Florentine, l’important, c’est qu’on nous trouve belles. Cette scène est bouleversante parce qu’elle sonne vrai : non seulement beaucoup de garçons sont égoïstes dans leur plaisir, beaucoup de filles ne réclament pas le leur ; pire, tout comme les princesses vêtues de rose, les filles rebelles du roman, les « petites crisses » qui flânent au terminus, volent dans les magasins et s’éclatent au PCP ne songent, encore et toujours, qu’à plaire. Consentir, oui, mais encore : à quoi?
Je me souviens de ne pas avoir consenti, mais de m’être dédoublée, d’avoir plané au-dessus d’un corps abandonné sur lequel s’acharnait un homme qui se moquait de savoir que je ne voulais rien savoir. Je ne le raconte pas parce que c’était exceptionnel ni même parce que ça m’a ruiné la vie (je n’y pense presque jamais); je le raconte parce que c’est au contraire courant, banal, presque normal dans le monde où on vit. Et non, ce n’est pas la frustration d’avoir été agressée qui rend féministe ; si c’était le cas, les féministes seraient bien plus nombreuses encore.
Si on disait, alors qu’il est couché sur nous et que nous n’en avons pas envie, « tu es en train de me violer, arrête », s’arrêterait-il? Si on le lui disait après (« tu m’as violée, et c’est un crime »), s’étonnerait-il de bonne foi? (Mais qu’est-ce alors que la bonne foi, et aux dépens de qui s’obtient-elle?) Jean croit-il avoir violé Florentine, qu’il abandonne aussitôt après cette étreinte furtive qui la laisse enceinte? Sans doute pas. Privilège d’homme, il peut se payer le luxe de ne pas se poser la question. Quel est le pourcentage de femmes violées, si on applique ce critère, le seul vrai à mon avis? (Je parle non pas de la fois où on a consenti – mollement, mais tout de même –, je parle de celle où vraiment, on ne voulait pas.) La majorité, sans doute. Là où notre vie n’est pas en danger (mais comment savoir, comment en avoir la certitude?), il faudrait trouver le courage de lui dire d’arrêter et le répéter jusqu’à ce qu’il s’arrête. Lui donner des coups s’il le faut, crier s’il le faut, nous sauver s’il le faut – et si on peut. Je n’ai pas toujours eu ce courage. Je me suis sauvée d’un « vrai » viol avec enlèvement dans la rue en hurlant à réveiller les morts et en me débattant. Mais rien ne nous a préparées à résister aux agressions en principe plus mineures, avec une personne qu’on connaît, par exemple, tout nous a au contraire conditionnées à acquiescer, à confondre notre plaisir avec celui des autres, à nous laisser faire. Dans toute la scène, vous l’avez peut-être remarqué, Florentine ne dit pas un mot. Parfois je pense que c’est ça « l’endroit déjà creusé » auquel fait référence Gabrielle Roy : pas seulement l’empreinte laissée dans le lit par les corps qui y ont reposé, mais aussi la trace, sur nos comportements, d’un long apprentissage de la docilité. Men need meat, après tout.
[1] Et non, les féministes ne voient pas des viols partout, seulement là (surprise !) où il y a contrainte, humiliation, violence. Là où les universitaires masculins parlent souvent d’un viol en évoquant les rapports de la toute jeune protagoniste avec un pédophile dans le roman Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais d’Anne Hébert, Isabelle Boisclair et Catherine Dussault-Frenette ont montré comment le désir féminin autonome a été effacé dans le discours critique.
Sources
Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, 1945
Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991.
Article de Martine Delvaux : https://plus.lapresse.ca/screens/60edc217-2d66-4b2c-a2aa-68dfa6147379%7C_0.html
Article de Richard Martineau : https://www.journaldemontreal.com/2015/08/13/le-mirage-incite-au-viol
Isabelle Boisclair et Catherine Dussault-Frenette, « Femmes prises, femmes désirées, femmes désirantes », dossier « Sexualité(s) chez Anne Hébert », Cahiers Anne-Hébert, n °14, p. 76‑102.
Jess Bidgood, « In Girl’s Account, School Rite Turned into Rape », The New York Times, jeudi 20 août 2015, p. A1, A3.
https://www.nytimes.com/2015/08/29/us/st-pauls-school-rape-trial-owen-labrie.html?_r=0
Geneviève Pettersen, La déesse des mouches à feu, 2014.