Entrevue avec les filles de Caresses Magiques
Propos recueillis par VALÉRIE GONTHIER-GIGNAC
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
- Bonjour vous trois. Pouvez-vous, en quelques mots, nous présenter ce qu’est Caresses Magiques?
Caresses Magiques est une plateforme numérique féministe qui vise à recueillir et diffuser des témoignages de femmes de tous âges au sujet de leur sexualité. Le but du projet est de s’expliquer, de comprendre et de dénoncer certains aspects encore tabous de la sexualité des femmes, par exemple la masturbation, le désir, l’orgasme, les fantasmes, etc.
- Vous annoncez une publication à l’automne. Pouvez-vous nous parler davantage de votre projet?
Nous avons lancé un appel de témoignages pour le premier numéro de Caresses Magiques en février 2014 qui invitait les femmes à s’exprimer à propos de leur parcours autoérotique. À ce jour, nous avons reçu une cinquantaine de textes. Nous comptons publier ceux qui nous ont le plus interpellées sous la forme d’un livre (dont la sortie est prévue en novembre 2015).
À travers les témoignages reçus jusqu’à maintenant, plusieurs sujets ressortent et méritent, selon nous, d’être développés davantage. Par exemple : le rapport au corps, la culpabilité, les pressions sociales, le mythe de la première fois, les tensions qui peuvent exister entre les valeurs féministes et les fantasmes des femmes, le souci de performance, etc. En ce sens, nous souhaitons aussi lancer, en 2016, une revue bisannuelle afin d’aborder ces thèmes de façon plus précise.
- Vous dites sur votre site avoir reçu de nombreuses propositions de contribution pour votre numéro de l’automne.
a) Y a-t-il parmi celles-ci des témoignages qui vous bouleversent? Qui bousculent vos intentions de départ, avec le projet de Caresses Magiques?
Parmi les témoignages les plus bouleversants que nous avons reçus, il y a celui d’une femme qui raconte qu’étant petite, sa vulve était irritée parce qu’elle se masturbait beaucoup et que les traces laissées par sa propre activité autoérotique ont servi de preuves pour incriminer, à tort, un de ses parents d’abus sexuel.
En ce qui concerne les textes qui ont bousculé nos intentions de départ, nous avons reçu quelques témoignages de femmes qui disent avoir des fantasmes de viol. Ces textes nous ont beaucoup fait réfléchir quant à la nature et aux limites de notre projet. En effet, nous avons choisi de diffuser des témoignages et ce choix de démarche ne nous permet pas de commenter les sujets abordés dans les textes. Ce qui est frustrant, par moments, puisque nous ne voudrions pas, par exemple, encourager certaines personnes à penser que le fantasme de viol peut être synonyme d’un désir réel d’être violée chez la femme. C’est une question délicate que nous souhaiterions explorer davantage si le projet continue d’évoluer.
b) Selon la norme sociale, la sexualité se rattache à l’intimité; pourquoi exposer la sienne dans un blogue ou une revue, ou encore vouloir lire les témoignages à ce sujet?
C’est réconfortant de savoir que d’autres femmes rencontrent les mêmes difficultés que nous et c’est aussi encourageant d’apprendre comment certaines d’entre elles les ont surmontées où par quels moyens elles y travaillent. Ce que nous souhaitons réellement, c’est que nos témoignages puissent aider des femmes à s’accepter, à ne pas avoir honte de leur parcours ni de leurs pratiques sexuelles et à faire comprendre, tant aux hommes qu’aux femmes, qu’il existe une diversité de pratiques et que, tant qu’on s’exprime et qu’on se respecte, le sexe devrait être une expérience positive.
4. Comment expliquez-vous que les tabous liés à la sexualité féminine soient encore si présents?
La sexualité est partout dans les médias. On montre des femmes «bandantes» pour nous vendre toutes sortes de produits et d’idées. À travers les séries télé, les films, la publicité et la pornographie, les femmes apprennent, dès leur plus jeune âge, quoi faire pour être excitantes. Cependant, on ne s’intéresse que très peu, sinon pas du tout, à ce qui excite les femmes et encore moins aux techniques qui existent pour les satisfaire sexuellement. Lorsqu’on parle de sexualité aux jeunes filles, on insiste surtout sur les moyens de protection ou de contraception. On génère chez elles plus de peur que d’enthousiasme. On n’encourage pas les filles à découvrir leur corps, on ne leur explique pas non plus comment obtenir du plaisir sexuel, encore moins un orgasme.
Les tabous quant à la sexualité des femmes persistent, selon nous, puisque plusieurs fausses idées concernant la sexualité sont ancrées dans notre culture. Entre autres choses, on continue de nous faire croire que :
– les comportements sexuels devraient se développer de façon naturelle (qu’il n’est pas nécessaire d’enseigner aux jeunes les rudiments de la sexualité);
– que notre partenaire est responsable de notre orgasme;
– que l’orgasme de la femme devrait arriver par la simple pénétration;
– que le sexe n’est pas aussi important pour la femme que pour l’homme;
– que l’acte sexuel dans un couple hétéro prend fin quand l’homme vient, et ainsi de suite.
Ces idées génèrent beaucoup de frustration et de honte chez les femmes qui n’arrivent pas à jouir seules ou en couple. Nous sommes d’avis qu’il est nécessaire que les cours d’éducation sexuelle soient à nouveau obligatoires en milieu scolaire et qu’ils soient donnés par des personnes compétentes en la matière.
Enfin, les médias continuent d’entretenir certains stéréotypes concernant les femmes: par exemple, les femmes actives sexuellement sont souvent représentées comme vilaines et les femmes chastes comme bonnes. Bien qu’on vive dans une société laïque, la morale chrétienne a encore une emprise énorme sur nos comportements et attitudes par rapport au sexe.
5. Il est beaucoup question de masturbation dans les textes que vous avez déjà publiés. Avez-vous l’impression, en dévoilant d’une certaine manière l’existence même de la masturbation féminine à travers les témoignages que vous publiez, de participer à une entreprise de subversion contre l’ordre établi?
Notre démarche est subversive, avant tout, parce qu’elle donne la parole aux femmes, mais aussi parce qu’elle permet aux participantes de remettre en question ces fausses idées que l’on entretient sur la sexualité. Certains propos tenus dans les témoignages publiés peuvent être choquants à lire pour les hommes. En effet, plusieurs femmes soutiennent, par exemple, que les orgasmes qu’elles se procurent elles-mêmes sont beaucoup plus puissants que ceux qu’elles obtiennent à deux. D’autres admettent qu’elles ne jouissent pas du tout par la simple pénétration ou encore qu’elles attendent que leur partenaire soit assoupi ou qu’il ait quitté la maison pour s’offrir un orgasme. Ce ne sont pas des choses dont on se vante dans le Châtelaine ou à Tout le monde en parle…
D’autre part, Caresses Magiques est aussi un projet très marginal du fait qu’il traite de sexualité sans faire bander. À travers les témoignages, anonymes ou non, le sujet est abordé sous toutes ses coutures, belles et moins belles, et c’est ce qui en fait sa richesse, à nos yeux.
Enfin, c’est un projet DIY, et non une «business», dans lequel on investit beaucoup de temps sans être rémunérées et ça aussi, c’est subversif.
6. Que répondre à cette idée qu’on entend régulièrement, et qui fait probablement malgré nous partie de notre imaginaire, voulant que la masturbation ne soit qu’un succédané, un parent pauvre de la relation sexuelle de couple?
Plusieurs témoignages démontrent que la masturbation peut être un allié de la sexualité en couple. Une femme qui connaît son corps peut expliquer à son partenaire comment procéder pour lui donner du plaisir. D’importantes auteures, telles que Betty Dodson et Lonnie Garfield Barbach, par exemple, soutiennent que chaque femme doit savoir comment se procurer un orgasme afin de s’épanouir à deux. Pour plusieurs femmes, la masturbation est complémentaire à la sexualité du couple et pour d’autres, elle reste le seul moyen d’atteindre l’orgasme. Enfin, selon des statistiques récentes, il semblerait que pour une majorité de femmes, la masturbation soit l’activité sexuelle la plus satisfaisante.
7. Vous avez chacune publié sur votre site un texte qui dévoile certains aspects de votre rapport à la masturbation. Dans chacun des textes, vous dites qu’à un moment de votre vie, vous avez compris qu’un tabou enveloppait la masturbation :
Sarah G : À cette époque, mes caresses secrètes ne me causaient aucun ennui. Je me racontais des histoires gentilles dans ma tête, je les évoquais dans mes prières et nulle part ailleurs. Je savais que c’était intime, relié à l’Amour, mais je ne me doutais pas que c’était MAL.
Sarah H : J’ai tranquillement appris à assimiler les tabous associés à ma vulve et à mes pratiques nocturnes. On me laissait comprendre que c’était ridicule de se masturber et je ne supportais absolument pas que mes proches se moquent de moi. J’ai donc tenté de me sevrer. Les premiers temps, j’ai souffert d’insomnie. Lorsque la tentation était trop forte et que je me caressais, je me sentais stupide et lâche de succomber à mes anciennes habitudes.
Sophie B :
8. Pouvez-vous me dire comment vous êtes venues à vous libérer de la gêne et du tabou au point de non seulement pouvoir parler librement de masturbation entre vous, mais aussi de vouloir créer un mouvement visant à partager les témoignages d’un ensemble de femmes?
L’émission de radio a permis à Sarah et Sara de se désensibiliser par rapport au sujet. À force d’en parler chaque semaine pendant trois ans, elles étaient presque devenues des sources de confidences pour leur entourage. En ce sens, l’idée d’écrire des témoignages leur paraissait presque naturelle… Sophie aussi s’intéressait depuis longtemps à la sexologie et elle sentait que le témoignage pouvait apporter des réponses intéressantes aux questions qui la préoccupaient. De façon générale, les trois, nous avons souffert de l’ignorance dans laquelle nous avons baigné, jeunes, par rapport à la sexualité et au moment de créer Caresses Magiques, nous avions l’intuition que nous n’étions pas seules. Nous avions envie de briser des barrières, de contribuer, à notre manière, à inciter les femmes à s’exprimer dans un espace libre de jugements, et la meilleure façon de le faire était, selon nous, de créer le blogue.