En notre nom : Esther Greenwood, à la manière de Peau d’âne

 Avortement 600

CHLOÉ SAVOIE-BERNARD

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 Position desired?
 At times dead. I’ve been fighting against that one. Otherwise, enough money to buy clothes. 

Extrait d’un questionnaire adressé à Kathy Acker.

 

 

 

 

Longtemps, lorsqu’il fallait choisir un pseudonyme sur Internet, pour chatter alors qu’il était encore d’usage de parler avec des inconnus pour se distraire, je choisissais celui d’Esther Greenwood. Aucunement populaire, contrairement à tous les autres nicknames du monde, celui-ci était toujours libre; on ne me demandait jamais à ce que j’y accole un chiffre pour me différencier d’une Esther Greenwood seconde ou cinquième. Dans les interstices de ces plateformes, j’étais toujours la seule mademoiselle Greenwood. Ce nom, je le portais comme une couronne.

 

Je me demande toujours ce qui attirait si peu les gens dans ce personnage de Sylvia Plath, cette fille froide, blonde et hilarante, intelligente à en donner le vertige. Contrairement à l’écrivaine qui l’avait créée si près de sa propre existence, Esther Greenwood ne finissait pas la tête dans le four. L’incipit de The Bell Jar semble être, au contraire, une promesse de vie. Même si Sylvia Plath s’est tuée quelques mois après la parution de ce livre, Esther Greenwood, elle, restée dans l’espace du roman, était auréolée d’un destin tout autre, celui d’une rémission d’une dépression tentaculaire. En me baptisant du nom d’Esther, je choisissais gravement ce chevauchement entre vie et mort, entre fiction et biographie. Toutes trois, Esther, Sylvia et moi, nous partagions, je le savais, cette même attirance pour la mort et pour les mots.

 

Plus de dix ans plus tard, Internet s’est modifié et au fil de mes pérégrinations virtuelles, on ne me demande presque plus de m’identifier sous un autre nom que le mien. Il y a longtemps que je ne fréquente plus des forums qui, à l’époque, avant que je n’entre au cégep ou à l’université, étaient les seuls lieux où je pouvais parler de littérature. J’y partageais ma difficulté à lire Artaud et ma passion pour Madame Bovary à des correspondantes, souvent françaises, que j’ai rencontrées en chair et en os dès que j’ai eu dix-huit ans et une carte de crédit à loader pour un aller-retour à destination de Paris. À ces filles, je disais ce que je cachais à mes amies montréalaises à coup de fêtes, de sourires et d’eye-liner noir; à Sandy, Ambre et Urielle, un océan nous séparant, je n’avais pas peur de confier mes envies lancinantes de mourir.

 

Dix ans plus tard, mes pulsions suicidaires se sont étiolées. Je n’ai jamais plus envie de me pendre que quelques minutes à la fois, que quelques fois par année. Mais comme on n’est jamais à l’abri de rien, surtout pas de soi, en étant confrontée à la mort d’une façon intime, celle d’un autre en moi, de l’enfant que je n’aurais pas, à l’idée de sa disparition imminente s’est enchâssée une vieille émotion qui ne m’avait jamais vraiment quittée, cette tache indélogeable qu’est l’envie d’en finir. Des automatismes de haine de soi que je croyais disparus ont ressurgi au quart de tour. Je ne me sentais la force de rien. J’avais des nausées durant mes séminaires de maîtrise. Je m’endormais en pleurant. Au fœtus, souvent, je demandais pardon. Pour ne pas m’ouvrir les veines, je me rouais les cuisses de coups. C’était le pathos en grand; un désespoir qui me prenait tout entière. Peut-être pourrions-nous mourir en même temps, je me disais, moi et cet enfant, que je n’aie pas à lui survivre. C’était l’hiver, revenait en boucle dans ma tête sans que je ne puisse la chasser l’image d’un saut du pont Jacques-Cartier; enjamber la clôture, avoir froid aux mains, mal au cœur en tombant. Je me noierais bien vite dans l’eau polluée du fleuve, me disais-je.

 

Dix ans plus tard, j’avais vieilli. J’étais désormais capable, IRL, de communiquer mes failles, mes manquements; certains d’entre eux, du moins. J’avais confié à toutes mes amies proches, ces filles précieuses que j’aime plus que toutes mes amours, que j’étais enceinte. Que je ne garderais pas cet enfant. Tour à tour, elles m’avaient toutes proposé de venir avec moi dans cette clinique du bas de la ville. Mon choix d’y aller seule, elles ne le comprenaient pas.

 

La journée de l’avortement, dans la salle d’attente, les femmes et les filles venaient par deux. Elles étaient accompagnées d’un homme, de leur mère. Sur la chaise de plastique, je me tenais droite, j’avais déposé mes mains sur mes cuisses. J’avais oublié d’apporter un livre.

 

Au moment de l’intervention, la médecin, excédée parce que je hoquetais, morvais, ne pouvais pas m’arrêter, m’a demandé si je savais combien de femmes s’étaient battues pour que j’aie le droit d’être là, dans cette clinique de Centre-Sud, les jambes écartées et un aspirateur entre les cuisses. Dans la salle de repos, après, j’ai continué à pleurer un peu, puis je suis retournée à la maison. J’ai monté la côte – c’était une autre de ces périodes où je n’avais pas un sou, alors j’ai préféré économiser la ride de taxi. En enjambant les bancs de neige pour aller au métro Sherbrooke, je me suis demandé, comme dans la chanson des Strokes, « is this it ? »

 

Je me rappelle des respirations que j’ai pu reprendre le soir en arrivant chez moi, le corps vidé. Ma meilleure amie est venue à la maison, je crois qu’elle m’avait apporté du chocolat, mais je ne sais plus trop.

 

J’ai recommencé à me maquiller, à sourire, à aller au gym sans avoir envie de dégueuler sur l’elliptique. Dans les semaines qui ont suivi, dans le métro, durant mes cours, au travail, partout, j’ai beaucoup pensé à la solitude de Sylvia Plath, à celle de Nelly Arcan, à leurs mots dans lesquels j’ai souvent retrouvé le patron de mes émotions impossibles à apprivoiser. J’ai pensé à la solitude de toutes ces femmes anonymes qui ont décidé de mourir, à toutes les raisons qui les avaient poussées à se tuer. Aux miennes, nombreuses, futiles. J’ai pensé aussi aux militantes dont la médecin m’avait parlé, celles qui avaient œuvré pour le droit à l’avortement, et dont oui, merci, évidemment, je connaissais l’histoire. Ce que la docteure n’avait pas compris c’est que l’histoire de ces militantes n’avait pas mis au banc ma tristesse, que leurs cris n’avaient pas annihilé les miens. Au contraire, leur combat avait permis à ma peine immense d’exister, de se montrer. Dans sa laideur, dans son trop-plein; dans sa folie, peut-être. Grâce à elles, je n’étais pas tenue au secret.

 

Or en refusant de me faire accompagner cette journée-là, alors que j’aurais eu tellement besoin qu’on me tienne la main, qu’on me caresse les cheveux, qu’on me dise que ça allait aller, j’avais malgré moi maintenu un certain règne. Celui de la honte, de l’autoflagellation. De cela, j’ai été coupable. J’avais mis à distance mes amies, en qui j’ai une confiance aussi puissante que celle que j’avais autrefois en Sandy, Ambre et Urielle. Comme si la solitude pouvait être expiatoire. Alors que l’isolement n’engendre jamais que l’isolement lui-même, et une vaste détresse. La plupart de mes amies se sont, tout comme moi, fait avorter. Avaient-elles eu mal? Comment l’avaient-elles vécu? Je ne sais pas. De nos avortons nous ne parlons jamais vraiment, alors qu’ils sont pourtant l’un des signes, terribles, de notre appartenance au même groupe. Je me suis demandé quel genre de filles nous étions, et comment parler de nous.

 

Annie Ernaux, dans L’Évènement, avec son écriture si précise, raconte son avortement clandestin en France, en 1963, avant la légalisation de l’intervention. Je connaissais son histoire, oui, tout comme celle de Morgentaler. La question de la douleur se pose quand même, se pose encore. Mes pleurs n’en demeurent pas moins légitimes, même dans le plein droit que me confère la loi d’en finir avec une grossesse que je ne souhaite pas porter; aucune loi pourtant n’ordonne la compassion qui a manqué à cette médecin qui, j’en suis certaine, ne s’est jamais rendu compte de l’arrogance de sa cruauté.

 

Sans doute faut-il écrire encore, comme Ernaux, sur cela, sur l’avortement, jusqu’à ce qu’on ne nous demande jamais plus de ne pas pleurer; que nos larmes continuent d’embaumer qui nous voulons bien. Aux enfants que nous aurons peut-être un jour s’additionneront toujours ceux qui ne sont pas advenus. De cela nous portons la dette, et dans cela nous nous devons de ne pas être seules. S’il le faut, pour se donner du courage, revêtir encore une fois la peau d’Esther Greenwood, et aussi celle d’Annie Ernaux, et de toutes les autres. À travers celles qui sont bardées de cicatrices qu’elles vous montreront si vous remettez en question la véracité de leurs expériences, avec elles, dans le théâtre de nos malheurs, faire entendre nos voix pour des lendemains qui chanteront d’une manière un peu plus juste et dans lesquels nous aurons un peu moins mal.