Éditorial: La maison brûle
LE COLLECTIF
Illustration: Virginie Larivière
Rien de tout ceci ne serait arrivé avec un numéro sur les animaux
Une gérante d’estrade anonyme
Au moment de lancer l’appel de textes, on ne se doutait pas de la résonance particulière qu’un numéro sur les maisons prendrait. Fucking pandémie.
La crise sanitaire a révélé au grand jour à ceux et celles qui refusaient de les voir auparavant les profondes inégalités de notre monde. Non pas que ces inégalités soient inédites : les organismes communautaires et les professionnel.les de la santé, qui crient dans le désert depuis des décennies les impacts du démantèlement des services publics et des politiques d’austérité, peuvent ben être insulté.es de la surprise apparente des Legault de ce monde.
Avoir su, on aurait aimé orienter ce thème des maisons pour mieux documenter les intersections de vulnérabilités, d’oppressions, et d’abandons, de contamination et de morts vécues dans nos maisons plus ou moins confinées au cours des derniers mois. Mauvais timing. Et comme la pandémie exacerbe tout ce qui est laitte, le manque de diversité des voix dans Françoise Stéréo est d’autant plus criant, comme notre insuffisance à donner la parole aux femmes les plus marginalisées et invisibilisées.
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La pandémie a mis en évidence l’importance de nos liens sociaux. Le capitalisme dépend, pour sa survie, de l’organisation collective des soins aux plus vulnérables. Une autre chose qu’on savait déjà, mais pas assez faut croire. Qui peut travailler 40 heures par semaine en plus de prendre soin de ses parents, de ses enfants ? Que se passe-t-il lorsque les bénévoles ne peuvent plus donner leur temps ?
Avant, quand on voulait ou qu’on devait rester un peu à la maison, pour pouvoir s’occuper des personnes qui y vivent (ou de la dite maison), on devait accepter des boulots à temps partiel, souvent non qualifiés, mal payés. Avec le confinement, on a bien vu que le secteur tertiaire et les milieux « professionnels » pouvaient très bien fonctionner avec des employé.es en télétravail, un accommodement que les parents, les personnes en situation de handicap ou souffrant de maladies chroniques se sont longtemps fait refuser. On s’est dit : bon, enfin, on va avoir un peu de souplesse. Les expert.e.s s’entendent : c’est là pour rester. Nous sommes aussi plusieurs à nous être réjouies d’avoir enfin rendu visible la permanence du rôle de parent ou d’aidant naturel, qui ne s’arrête pas parce qu’on a mis les pieds dans son cubicule.
Dans le meilleur des cas, la pandémie, et surtout le confinement, ont permis des formes radicales d’imaginaire et d’espoir. Quand tout arrête, tout redevient possible. On a ressenti l’absurdité de nos grandes étendues d’asphaltes soudainement vides de chars parechoc à parechoc, accompagnée de l’émotion en Inde de voir les sommets de l’Himalaya pour la première fois depuis des décennies dû à la diminution de la pollution de l’air. On a porté attention aux manifestations de solidarité autour de nous, nées de la base, et qui illustrent une fois de plus que les maisons – les familles, les groupes, les collectivités, les communautés – ont toujours pris soin les unes des autres, en parallèle et souvent malgré les politiques et pratiques étatiques.
Mais le capitalisme est ben maudit, dans sa capacité de toujours se réinventer, de pousser les personnes à la limite de leur résilience, et de mobiliser cette résilience à ses propres fins – accélérer la production, l’accumulation, la sacro-sainte croissante économique. Comme de fait, les chanceux.ses des milieux jugés non-essentiels, jouissant d’une certaine sécurité financière, ont pu prendre deux-trois semaines pour rêver à un monde meilleur, entre deux crises de panique. Ensuite, les attentes de productivité à tout prix sont revenues au galop.
Pourquoi prendre un congé ou réduire ses heures pour prendre soin, alors qu’on a montré au printemps qu’on pouvait donner le meilleur à son employeur et garder tout le monde en vie en même temps ?
Ben non, on n’a pas gardé tout le monde en vie, voyons. C’était une joke ! Les vieux sont morts (seul.e.s), leurs soignant.e.s aussi, ces « anges-gardiens » aux statuts migratoires précaires, exploité.es par des agences de placement, avec la bénédiction de nos gouvernements provinciaux et fédéraux. Merci pour tout han. Parfois aussi, les personnes qui nous servent à l’épicerie, se sont exposées à nos crachats et à notre arrogance. Sans parler des travailleurs migrants saisonniers qui sont venus contracter le virus ici.
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À travers tout ce temps trouble et, on va se le dire, démoralisant, ce numéro sur les maisons s’est construit lentement. Quelques-uns des textes documentent les impacts différenciés du confinement sur des êtres et personnes marginalisées, souvent oubliées des soi-disant largesses publiques : les animaux (Maryse Martel), les femmes survivantes de violence (Linh Nguyen), les étudiant.es étranger.ère.s (entrevue), les personnes itinérantes (Lux), et celles qui se tapent la continuité invisible du monde (Capucine Coustere).
Les autres textes, la majorité, nous rappellent que la pandémie n’a pas toujours été, et ne sera pas toujours. Un jour on va sortir de cette crise, et retrouver le monde qu’on a délaissé, avec les nouveaux éclats, pots cassés, et traumatismes de la COVID. Ces textes, qui ne traitent pas de COVID, qui datent d’avant la COVID, nous rappelle la continuité du monde. Déployés à différentes échelles, ils explorent diverses facettes de nos maisons : nos corps (Typhaine Leclerc-Sobry, Juliette Bernatchez), nos intimités (Anne-Christine Guy, Licia Canton, Isabelle Ayotte, Kim Renaud-Venne), nos milieux de vie (Anick Arsenault et Nathalie Dion, Stéphanie Filion, Estelle GB, Suzanne Vallières-Nollet), nos histoires de migrations, de déchirements et d’émerveillement (Clémence Gachot-Coniglio, Clara Lagacé, Romaine Cauque), nos couples et nos familles (Mathilde Constant-Joannin, Sarah-Jane Ouellet), et nos luttes collectives (Deepa Pureswaran, Marie-Ève Duchesne, Laurence Simard, Laurence Simard et Benoit Lalonde).
Virginie Larivière nous a fait l’honneur de nous prêter ses illustrations pour accompagner les textes de ce numéro. Détournement de couvertures de livres, issues d’un projet né en confinement, ces images-pirates résonnaient trop bien avec les idées évoquées dans les contributions reçues.
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Pendant que la Californie brûle et que la possibilité d’une guerre civile aux États-Unis devient de plus en plus envisageable, pendant qu’une deuxième vague encore plus épuisante et angoissante que la première déferle sur nos têtes, pendant qu’une femme autochtone meurt sous les insultes racistes, qu’on refuse de reconnaître l’existence du racisme systémique, et que le drapeau des patriotes défile aux côtés d’affiches de Q-Anon et de casquettes MAGA, pendant les vagues de dénonciation de violences sexuelles se suivent (et se ressemblent), alors qu’une catastrophe chasse l’autre dans les journaux, permettez-nous de ressentir un léger épuisement.
Françoise Stéréo, c’est un collectif. La revue, c’est un peu comme notre maison. Depuis l’été 2013, saison de nos premières réunions de cuisine, nous avons essayé de construire un lieu accueillant, animé, et plutôt bien décoré. Nous qui travaillons habituellement dans la joie, nous devons nous l’avouer : l’année 2020 nous a rentré dedans. Il faut dire que les années précédentes n’ont pas été plus tranquilles : des déménagements, des séparations, des naissances, un mariage, des deuils, la maladie, une thèse, des changements d’emploi, et plein d’autres projets militants, sans parler d’une adoption de pitbull….
Ça fait que depuis quelques numéros, on a l’impression d’avoir juste le temps de faire la vaisselle avant que la visite arrive. On a besoin de vacances, mais surtout de temps pour travailler sur les fondations. On vous annonce qu’on prend une pause et que ce numéro sera le seul de l’année 2020. On se retrouve quelque part en 2021 ou en 2022. D’ici là, on publiera un peu sur le blogue et on partagera avec vous des textes des anciens numéros qui n’ont pas eu l’écho qu’ils méritaient. Et on vous souhaite le meilleur.
Ciao, on s’en va au chalet !