Éditorial

LAURENCE SIMARD 

Pour le collectif Françoise Stéréo

Illustration: Catherine Lefrançois

Ce numéro, comme tous les numéros à ce jour, a été échafaudé autour de multiples tablées, où se sont côtoyés chips, salades de tomates wannabe fancées, tites tisanes, Pabst, bières de microbrasseries de hipster de Limoilou à Julie, œufs Cadbury à Pâques (on est laïques de même), et bulles la fois que Laurence a fini son doc.

Tôt ou tard, la nourriture devait inévitablement nous sembler un thème prometteur parce qu’aussi simple que complexe, et transcendant une infinité d’échelles, du gras de popcorn que nos doigts laissent sur les pauvres touches de nos ordis alors que nous tapons ces lignes jusqu’aux systèmes socioéconomiques globaux à travers lesquels sont mis en relation production et transformation de nourriture et « mangeurs et mangeuses » (l’expression est de Geneviève Laroche).

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La nourriture, de sa genèse à son mangeage, est inextricablement inscrite dans des relations sociales de pouvoir, produisant nécessairement des axes multiples et interconnectés d’inégalités et d’oppression. Ces inégalités sont au centre des préoccupations de Geneviève Laroche et de l’équipe de l’École d’été en justice alimentaire, pour qui le concept se réfracte dans un éventail complexe et parfois contradictoire de phénomènes, de la situation économique périlleuse des productrices et producteurs agricoles aux implications racistes et classistes de la géographie de l’offre alimentaire. Virginie Larivière, co-porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté, met l’accent sur les inégalités économiques autour de l’accès à la nourriture. Elle s’emploie à démanteler des préjugés tenaces sur les vécus des personnes en situation de pauvreté, trop souvent dépeintes autour d’images simplistes, et sujettes aux discours moralisateurs et paternalistes des individus les mieux nantis.

Dans notre système économique actuel de capitalisme effréné, la consommation et la production de nourriture participent au phénomène plus vaste de la dégradation environnementale, voire des possibilités de continuité du vivant. Laurence Simard décrit la gestion de la nourriture et de ses déchets comme étant inscrite dans un ensemble de pratiques visant à maintenir la vie, rendues de plus en plus difficiles par les valeurs dominantes d’individualisme du néolibéralisme.

Comparant la fatigue du zéro déchet à celle de la maternité intensive, le texte de Laurence résonne avec celui de Suzy Boudreau, qui nous propose une réflexion sur le traitement social de la préparation de nourriture par les femmes, et particulièrement les mères. Ancrée dans son vécu, l’autrice explore le rôle social attribué à la cuisine des mères, entre responsabilité et invisibilité, loin de toute reconnaissance culturelle.

Zishad Lak, quant à elle, s’attaque aux dynamiques racistes projetées dans notre rapport à la nourriture. Elle raconte certaines de ses rencontres avec des attentes sociales, de la part d’ami.e.s et de collègues blanc.he.s, de performance d’exotisme ou d’abjection liée à sa propre consommation et préparation de nourriture. Elle décrit comment ces attentes renforcent et réaffirment sa marginalisation en tant que personne racisée – et donc « autre » – par rapport à une normalité (ou normativité) de citoyenneté, celle-ci inévitablement blanche.

La nourriture est également site de contrôle social et institutionnel (on n’a qu’à penser aux multiples défis du genre « moi je mange (ci ou ça) » dont les écoles québécoises sont si friandes). Se basant sur son expérience de régime à faible teneur en iode en préparation d’un traitement pour un cancer de la thyroïde, Catherine Lefrançois met en lumière la combinaison de surveillance et d’opacité dans les pratiques des équipes médicales, menant à une impuissance fabriquée des patientes et patients. Son propos fait écho à celui de Marie-Michèle Rheault, qui dénonce les impacts sur sa relation à la nourriture de la violence institutionnelle (du médecin à l’avion) contre les personnes grosses. Le glamour de la nourriture, faisant briller les couvertures des revues de files d’attente aux caisses d’épicerie, repose lui aussi sur des dynamiques de contrôles et d’oppression : classiste (Virginie Larivière), mais également grossophobe, comme le notent Mickaël Bergeron, Marie-Michèle Rheault et Valérie Forgues.

La nourriture évoque des relations complexes à la filiation. Puisant dans leurs propres vécus, Typhaine Leclerc-Sobry, Noémie GB, et Zishad Lak décrivent chacune à leur façon la nourriture comme un vecteur puissant de transmission de bagage familial et culturel, réactivant des relations complexes, tissées d’affection, mais aussi de malaises, de douleurs, voire carrément de violence.

La nourriture est une sphère profondément privée. L’action de manger est individuelle, en ce qu’elle réaffirme l’unité de notre corps (c.-à-d. qu’on mange généralement pour se nourrir soi-même), renforçant par là une perspective individualisante de l’être humain comme une entité finie, séparée du reste du monde. (Les cas qui défient cette perspective sont souvent associés aux femmes [la grossesse, l’allaitement], servant par là le bon vieil argument comme quoi l’autonomie et la rationalité nécessaires à la citoyenneté libérale ne sont véritablement accessibles qu’aux hommes).

La nourriture nous rapporte au corps, au plus creux de notre intimité, et nous rappelle du même coup que notre perception de nous-mêmes, aussi secrète et partielle soit-elle, demeure teintée de normes et d’impératifs souvent toxiques. C’est ce que soulignent les textes de Noémie GB, Noémie Dubé, Valérie Forgues, Marie-Michèle Rheault, et Mickaël Bergeron. Le récit de Catherine Anne Laranjo évoque quant à lui le goût et l’odeur de la nourriture, qui nous renvoient à des lieux et des moments, souvent passés ou absents, mais toujours latents dans notre imaginaire et notre rapport au monde.

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La nourriture est un sujet immense qui touche à l’ensemble des sphères de l’existence. Les textes publiés ici ne soulèvent que quelques-unes de ses implications : celles, peut-être, les plus évidentes pour nous, le collectif d’édition, de notre point de vue trop homogène de gang de femmes ben intéressantes et funnées, mais néanmoins toutes cis, blanches, universitaires, dans la trentaine, plus ou moins hétéros et jouissant d’une bonne dose de privilèges et de reconnaissance sociale et culturelle.

Nous aurions aimé lire des expériences de banques alimentaires, de paniers de Noël, et de frigos collectifs. Et quelles sont les implications du projet de monnaie locale Entrai-dons dans le quartier Saint-Roch, un genre d’argent Monopoly que les bonnes genses pourront distribuer aux personnes « défavorisées » avec le confort de savoir que ces dons seront utilisés « à bon escient », puisqu’ils ne peuvent être échangés que dans certains commerces contre certains biens, excluant le tabac et l’alcool?

Comment réarticuler notre rapport à la nourriture par rapport aux considérations combinées d’éthique animale et environnementale?

Le régime cétogène mène-t-il inévitablement à une épouvantable constipation, comme le soupçonnent les Françoise les plus rabat-joie?

QUI est véritablement derrière Ricardocuisine, a.k.a Passif-agressif Ricardo, des sections commentaires de ses recettes?

Les absences dans ce numéro, et dans l’ensemble de la revue, reflètent certainement nos propres angles morts, et notre insuffisance à aller chercher d’autres voix.

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Les superbes illustrations qui accompagnent les textes sont l’œuvre de notre Françoise Catherine Lefrançois.