Éditorial
LAURENCE SIMARD
Illustration: Anne-Christine Guy
Les Françoise m’ont fait l’honneur de me demander, à moi, de diriger un de leurs numéros.
C’est arrivé à la suite de longues et fructueuses conversations/chiâleries sur le care, le travail invisible, la maternité – grosso modo ce qui fait mon pain pis mon beurre – qui ont mené à l’idée que ça serait ben l’fonne de diriger un numéro « là-dessus ». Sauf que rendu là, bien de la Pabst avait coulé sous les ponts, et il ne semblait plus très clair, ce « là-dessus » là.
Je sais plus qui a eu l’idée du temps comme thème rassembleur, au centre d’une constellation de multiples éléments, de tranches de vie et de considérations théoriques : la famille, la gentrification, les générations, Kant, les pots Mason, la radio, le capitalisme, Harmonium, l’âge, le vieillissement, les vidanges, sky is the limit.
C’est donc ça – un point de rencontre, un assemblage de polaroids de temps qu’on vous propose les Françoise et moi.
Diachronie – à travers le temps
Si tu donnes un poisson à une femme elle mangera un jour; mais donne z’y un revenu stable lui permettant de vivre à long terme au-dessus du seuil de la pauvreté, et d’ainsi subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches, pis tu vas voir que sa santé physique et mentale vont ben mieux se porter.
– Variation sur Jésus/un vieux proverbe chinois/africain/autochtone/name it
Le temps passe.
Cash pas cash. C’est une des dures leçons de la précarité qui, elle, tend paradoxalement à s’éterniser en boucles.
Ce truisme m’est sauté dans la face lors d’une discussion à l’université avec des profs et des chargé-es de cours, discussion portant sur les accommodements possibles pour les étudiant-es aux prises avec des problèmes de santé mentale. Le sentiment généralisé était qu’à part écouter brailler, passer la boîte de Kleenex au bon moment et accorder des extensions, y’a pas grand-chose à faire – faut que la session finisse à menné, y’a pas de miracle.
Qu’en fait ces étudiant-es-là seraient probablement mieux avisé-es de prendre une pause le temps de se refaire. (Se refaire quoi? Mystère et boule de gomme.)
Au moment de cette conversation, onze années de ma vie avaient été irrémédiablement englouties par la machine universitaire, qui avait broyé avec une même efficacité froide et systématique enthousiasme naïf, vivacité de l’œil, fraîcheur et teint de rose. Par vocation au départ, puis par obstination de plus en plus désespérée, durant ces années, j’avais passé à travers un bac, une maîtrise, un début de doctorat, mais également la naissance de mes deux enfants, leur petite enfance, la rupture d’avec leur père, une dépression. Le tout sans filet de sécurité sociale et économique permettant d’arrêter, le temps d’un congé de maternité ou de maladie, les études, même graduées, constituant une sorte de non-état social (voir Amélie Poirier et Camille Tremblay-Fournier), un état d’attente, un presque état, ancré dans la logique d’un optimisme spectaculairement injustifié de « ça va ben finir par mener à kek part ».
Tout ce temps-là, le temps passe, porteur de catastrophes inéluctables : l’épuisement, la prochaine fin de mois, la prochaine épicerie, le prochain compte d’Hydro.
Force est de constater qu’à l’université comme à la vie, l’option d’arrêter, de prendre soin de soi et de recommencer plus tard est rarement réaliste, notamment quand on cumule des facteurs de vulnérabilité : être pauvre, avoir des dettes, des gens à charge (genre des enfants), et/ou un statut d’immigration précaire. Que donc, comme si la misère se chargeait pas déjà de taper tout le temps sur les mêmes têtes, les désavantages socioéconomiques tendent à mener à une fragilité, ou du moins à un manque de contrôle temporel.
Synchronie – avec le temps
Time is an ocean but it ends at the shore.
– Bob Dylan
Je ne l’ai jamais fait et je ne le referai jamais.
– Sam Hamad
Le temps passe.
Entre des moments charnières, qui tracent des fossés en travers du temps, le séparant en un avant jamais plus accessible et un après maintenant inéluctable – quesse tu veux, astheure, c’est rendu d’même.
Ainsi, quand j’ai appris que je serais désormais partiellement sourde, c’était après un an de tergiversations, de détérioration presque insensible de mon ouïe, de remise à plus tard de la journée (dans le meilleur des cas) inévitablement perdue à niaiser au CLSC parce que « me semble j’entends pas bien ». « Gère tes shits » qu’y disent, mais encore fallait-il décider un bon matin que c’était aujourd’hui que ça se passerait, contre vents, marées, et l’attribution d’un code de priorité de moins mille par l’infirmière du triage.
Avec raison d’ailleurs : prioritaire, mon cas ne l’était aucunement. Pas de catastrophe, pas de heurt, pas même un hoquet pour ponctuer le doux glissement vers la surdité partielle et irrémédiable.
« Ah, c’est d’valeur tu sois pas venue avant, maintenant y’a pu rien à faire. »
Le temps a passé et maintenant on en est là. Un bris dans la projection temporelle, qui réoriente autant l’ensemble des souvenirs passés (« j’entendais bien dans ce temps-là ») et les perspectives d’avenir – un avenir dans lequel ma protagoniste (c’est moi ça) est partiellement sourde. C’était pas comme ça avant, mais là c’est ça.
Les textes
Tout ça pour dire que les textes de ce numéro traitent autant de moments charnières que de temps qui passe. On en est là : à un moment du quotidien, à la mort, au deuil et à ce qui suit. À la maladie et à la convalescence. À consommer et se sevrer. À attendre, à célébrer jaune. À arrêter de cacher nos cheveux gris, à comparer les snapshots de nos vies et à devenir féministe. À ces moments de relations, jamais abouties, de la famille, des migrations, des générations, du lieu et des cultures. On est arrivées là par le temps qui passe, ciseleur de vies de femmes et de culture sexiste et coloniale.
La séparation est arbitraire — les textes sont entre-tissés de phénomènes synchroniques et diachroniques, inscrits les uns dans les autres. On les a classés pour vous, tout aussi arbitrairement peut-être, en quatre thèmes :
- Les âges de la vie : sur la retraite (Micheline Therrien), la complexité d’une relation mère-fille (Marie-Christine), un moment de reconnaissance féministe (Caroline Bélisle), la mort (Marie-Ève Duchesne) et l’encombrement du vide qui la succède (Claudia Beaulieu).
- Le temps des femmes: une analyse féministe de la grève des stages (Amélie Poirier et Camille Tremblay-Fournier), un portrait des célébrations des milieux intellos-bourgeois de gauche (Catherine Lefrançois), des tranches de petites vies de femmes (Catherine Lefrançois et Laurence Simard), un survol historique des femmes en philosophie (Suzy Boudreault) et un hommage à Françoise Sagan (Adrien Rannaud).
- Ruptures et continuité: sur les temporalités entremêlées et réitératives de la culture du viol (Zishad Lak), et de l’appartenance et du lieu (Eftihia Mihelakis), sur le passage du temps ancré dans la poésie du quotidien (Anne-Christine Guy), sur la convalescence (Aimée Lévesque), sur le sevrage (Amélie) et sur le deuil (Typhaine Leclerc-Sobry).
- Le temps incarné: sur le temps de la consommation (M), sur les pratiques rituelles du souffle et de la cigarette (Aelius Marullinus), sur le temps de l’autisme (Rhi), sur les menstruations et l’attente (Marie-Michèle Rheault) et sur les cheveux blancs et le vieillissement du corps des femmes (Virginie Larivière).
Nous avons eu la chance que la magnifique Anne-Christine Guy accepte d’illustrer ce numéro. Elle nous a offert son temps et sa sensibilité pour créer une image inspirée des propos de chacun des textes. Nous la remercions de sa générosité.
On vous souhaite du doux temps de lecture.