D’un aria à l’autre, féminin cette fois

 

DOMINIQUE RAYMOND

 

Meb, Aria de laine, poèmes découpés dans Maria Chapdelaine, Montréal, Moult éditions, novembre 2017.

 

 

L’origine

Comme bon nombre d’étudiants québécois j’ai dû, un jour, prendre quelques heures de ma vie pour lire Maria Chapdelaine, l’exemplaire roman du terroir écrit par Louis Hémon et publié au Québec en 1916, plus tard chez Fides, dans la collection du Nénuphar, qui consacre, ironiquement car Hémon est Breton, « les meilleurs auteurs canadiens ». Quel aria que le souvenir de cette lecture, un embarras, un moment pénible et malaisant : un homme décrit le destin d’une pauvre femme, protagoniste en apparence, sujet de couverture par l’intitulé mais au fond, simple objet de convoitise entre nomades et sédentaires, prétexte, en plus, à la propagande.

 

On aura compris qu’à la seule vue du sous-titre de l’ouvrage de Meb (Marie-Ève Bouchard), « poèmes découpés dans Maria Chapdelaine », j’étais conquise. Aria de laine est un exutoire pour toutes celles et ceux qui ont rêvé de réduire en miettes ce classique de la littérature québécoise. Car c’est exactement ce que Meb fait, sans être motivée, toutefois, par un quelconque sentiment : « Je suis tombée par hasard sur Maria Chapdelaine », confie-t-elle dans le préambule. Hachurée, bariolée par le feutre rouge, l’« Œuvre » de Louis Hémon redescend de son piédestal, redevient minuscule, retourne à l’état de texte, perfectible et transgenre (!) puisque le roman se mue en fragments de poésie. Le jeu est aussi paratextuel, car Moult éditions a astucieusement détourné la maquette de la collection du Nénuphar, de sorte qu’Aria de laine semble faire partie de cette collection et Meb, d’une manière irrévérencieuse mais délicieuse, s’inscrit comme l’une de nos meilleures auteures canadiennes.

 

Le geste

La violence du travail créatif de Meb vient de la désacralisation d’une œuvre mythique. Elle vient aussi de la mise en page. Tout est fait pour rendre visible la découpe opérée dans le texte d’origine : des lambeaux carrés ont été soutirés d’un exemplaire à grands coups de ciseaux ou d’exacto, des ratures rouges, sanglantes biffent le texte superflu cependant que des traces de plomb encadrent les quelques mots qui formeront les poèmes. Tout ceci nous mène au plus près du geste de la poète, qui se compare à celui des artisans de la Black Poetry et aux fragmentistes. La pratique comme l’esthétique du fragment est toujours violente [1]. Le fragment indique une brisure, un débris, le reste d’un tout qui, tantôt ou jadis, volait en éclat; il laisse ainsi supposer un acte violent mais qui n’est pas forcément négatif ou sans espoir.

 

 

Le reste

La littérature québécoise au tournant des années 1970-80 a fait du fragment une arme de prédilection. Les formalistes l’ont érigé en forme privilégiée du texte, les féministes, notamment Nicole Brossard, en ont fait une pierre d’assise de leur écriture. Il s’agit de mettre en évidence le non-sujet, en incorporant des bribes — des fragments — d’un réel éclipsé, d’un « chapitre effrité », des morceaux de la réalité concrète des femmes. La langue, avec ses mots et ses structures dévolus à la logique sexiste et patriarcale, s’en trouve ainsi, forcément, déconstruite et fragmentée : les phrases sont courtes, nominales et elliptiques, sans propositions relatives ou coordonnées aptes à rendre le tout cohérent et conséquent. Mais le fragment chez Brossard réside aussi dans l’interstice, le non-dit, le blanc, là où se situent l’essentiel, l’avenir, le lumineux. Les carrés découpés d’Aria de laine me rappellent les poèmes carrés du Centre blanc : fil ténu d’Ariane tissé par Pénélope.

 

Quant au reste, ces fragments de poésie en tant que tels, ils mettent en évidence le lyrisme du texte d’origine, pays chanté, que s’approprie la voix solo d’une aria, lyrique elle aussi :

 

Je me suis dit
Devant l’immense
Hiver
Je ne suis pas
À moi

Elle répondait
Ignore les mots

 

Il est facile en un sens d’ignorer les mots d’Aria de laine, puisqu’aucun n’est de Meb, et parce que tout est dit de toute façon depuis que La Bruyère a dit que tout est dit. Au final, seuls comptent la découpe, le geste, l’assemblage, le rapaillage, la courtepointe que forment ces vingt chants.

 

 

[1] Voir à cet égard Normand de Bellefeuille ou Maurice Blanchot.