Du mausolée des suicidées à l’habitation des femmes : exemple d’une critique médiocre
MARIE-ÈVE FLEURY
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
Dispense-toi donc de porter
tes pénates dans ma cervelle :
reste chez toi
Aristophane
Le travail de critique en est rarement un de critique, se résume souvent à la simple rédaction d’un compte-rendu. L’œuvre n’est pas, par les critiques, étudiée, analysée, critiquée, mais tout juste résumée dans ses aspects les plus simples, dans l’absence la plus totale de la volonté, qui devrait être celle du critique et de l’essayiste, d’aller au-delàdu sens évident de l’œuvre, de ce qu’il est convenu d’appeler les intentions de l’auteur, pour explorer ses contradictions, ses stratifications, qui renferment généralement toute la richesse de celle-ci. De manière puérile et amateure, le critique se contente généralement de fonder son jugement d’une œuvre sur quelques liens faits avec la vie de l’auteur, l’époque et le lieu oùelle a été écrite, le courant historicolittéraire dans lequel elle s’inscrit, etc. Même les auteurs d’études soi-disant plus approfondies, mal nommées essais littéraires, sont très réticents à admettre le fait complexe que l’œuvre d’un écrivain déborde ses intentions, pour lesquelles la vérité, pour le dire comme Benjamin, signifie la mort. Ce refus de l’exercice de la réflexion explique la tendance réductrice de la critique à l’idéalisation : ce qui est parfait, meilleur que nous, n’a pas à être critiqué. Afin d’épargner à la pensée tourments et difficultés, les œuvres sont éclairées par des lieux communs toujours positifs, réconfortants, proches d’une morale bien pensante qui reçoit l’approbation de tous, approbation molle qui n’acquiesce vraiment à rien, qui tient éloignés toute décision, tout doute. L’idéalisation, produit de la répugnance à considérer toute contradiction — ombre à la clartéde la certitude —, toute ambiguïté, toute vie, toute chair, toute réalité affaiblit la littérature, qui doit être porteuse d’un message, mieux, d’un espoir, en la privant de toute force de dérangement, en la réduisant au connu, car cette forme d’idéalisation est bien morne, qui transforme les choses concrètes et barbares en purs objets lisses parfaitement fonctionnels. Le critique trouvera toujours une signification utile même aux gestes les plus bouleversants, au meurtre, au suicide, à la torture, à la folie, simplifications positivistes qui rapetissent peut-être encore plus souvent que les œuvres de l’homme écrivain celles de la femme écrivaine, car bien que leurs névroses à tous deux soient également inacceptables aux yeux des membres dits normaux de la société, sont rarement reconnues à celles des femmes la violence, la force de bouleversement, l’intelligence troublée, mais géniale qui sont parfois concédées avec prudence à celles des hommes; celles des femmes sont préférables domestiques, et elles surmontent moins bien l’exposition au-dehors. Encore moins que les hommes, les femmes ne peuvent être noires, pessimistes. Qu’elles ne soient pas toutes belles, douces et maternelles est à peine envisageable. On reconnaît volontiers, parfois avec fierté, aux hommes un instinct de destruction qui expliquerait leurs œuvres difficiles, mais c’est l’instinct de création — qui n’est pas le même que celui, considéré comme davantage apparenté au divin, qui préside à la création d’une œuvre — qui est laissé aux femmes et cette dernière est considérée positivement par tous les adorateurs simplificateurs de la vie idyllique, de la vie sans mal, sans monstre. Jacques Beaudry, l’un de ces nombreux critiques incapables de supporter l’idée du mal dans la réalité, dans la littérature, chez la femme et de considérer celle-ci autrement que comme un bel objet porteur de vie et d’amour, a dernièrement fait paraître un essai à cet égard admirable — de naïveté voulue, de pensée aveugle, cajoleuse, embellissante — sur Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Sara Kane et Nelly Arcan, quatre écrivaines suicidées dont l’œuvre n’est pas rose. Son propos s’organise principalement autour de deux pôles, soit celui du dialogue, relation à l’autre fabulée égalitaire avec la plus belle hypocrisie heideggerienne, dialogue qu’il prétend mener avec les écrivaines mortes par l’entremise d’un tutoiement ignoble et paternaliste, et celui de la femme en tant que victime christique de la bestialité masculine.
Toujours douces, toujours soumises, de bonne volonté, jamais tyrannes (le phénomène aussi rare que le mot), les femmes ne sont jamais créatrices sauf lorsque, accouchant, elles correspondent à l’essence qui doit être la leur, celle dont on ne veut pas voir qu’elle n’est pas toujours particulièrement la leur, ou lorsque, stériles, elles accouchent de la mort après avoir nourri dans leur sein toute la souffrance du monde. C’est résumer de façon brutale, mais néanmoins sans la trahir, la position de Beaudry, puisqu’elle est aussi grossière. « C’était comme si ta conscience […] portait en son sein la douleur des victimes d’une force meurtrière suprahumaine dont les camps d’extermination et la bombe atomique avaient été la manifestation. Ton embryon de suicide, par malheur, ne pouvait avoir de meilleur géniteur [1] », dit-il à Plath, qu’il appelle Sylvia. Toujours grosses, les femmes — même quand c’est du mal, qui ne les ronge pas, qu’elles nourrissent, masochistes martyres de l’amour universel —, d’une rondeur naturelle, rassurante, pleines d’une vérité indéniable. Beaudry, sirupeux, ses mots pleins de cette luminosité doucereuse qu’apporte une paix intérieure factice, luisants de mélancolie larmoyante, gonflés d’un simulacre de compassion pour le malheur des autres, de ces femmes suicidées qui ont tant et tant enduré la brutalité des hommes, insupportablement heurtées, se dit-il, par les violences du monde et par l’insensibilité contemporaine qui leur répond, se réfugie chez les femmes, plus exactement dans une image des femmes qu’il n’est pas seul à rêver. Il sublime tout, avec l’espoir pathétique d’enrayer sinon le mal du monde, du moins son idée dans son esprit en même temps que la morsure de l’angoisse au creux de son estomac, pour peu qu’il l’ait jamais sentie, tant son attention à tout simplifier, des femmes aux grands charniers de l’histoire, dont l’horreur suprahumaine n’affecte plus que les femmes — et lui-même, mâle s’idéalisant l’archétype du mâle sensible —, afin de se rendre tout compréhensible, moins inquiétant, est grande. Ses procédés d’écriture : tutoiement des écrivaines mortes [2], prise de possession phagocytaire de leurs consciences, rapprochement sournois, envahissant, dans l’apostrophe par le prénom [3], peinture absurde d’un monde dont la cruautés erait trop grande pour être simplement humaine, lui permettent de se maintenir à bonne distance d’un réel qu’il abhorre, qui l’effraie, d’imaginer sans contrainte ennuyante son idéal de rédemption, de paix, de bonheur. Son tu ne sert ni dialogue, ni proximité, mais le violent détournement des mots des autres, de leurs pensées, mis au service d’une projection de soi banale — démontrant la portée bien petite de l’esprit de Beaudry — dans l’autre, d’une habitation brutale de l’autre, de cet autre-femme à propos duquel il est si facile, si commode, si commun de croire qu’il est parfaitement poreux, ouvert; son tu ne répond à aucun je, mais est lui-même ce je, tu (ce je tue, ce je tu) créé de toutes pièces par Beaudry qui par lui et en s’adressant directement à des femmes dont il n’a pas su lire les œuvres, s’en forgeant une idée trop simple qui répond à ses préconceptions mièvres de la femme, par ces préconceptions mêmes se rend tout familier, sans danger, sans difficulté. Beaudry se tient le plus loin possible de la pensée, dont c’est la tâche de s’emparer de ce qui la désempare. Par les suppôts de la petitesse intellectuelle que sont les critiques, sont réduits au plus connu, inoffensifs, des textes qui, comme l’écrit Surya, désemparent la pensée et dont on sait mal d’abord d’où ils viennent, encore moins de qui. Dont on ne sait pas davantage où il est possible qu’ils mènent. Où il est possible qu’ils mènent qui les a écrits, pour commencer. Où il est possible qu’ils mènent qui les lit. Si aux écrivains échappent leurs propres textes, les représentants de la sous-critique ont, pour leur part, ce génie qui leur permet de les comprendre comme ils se comprennent eux-mêmes. Contrairement à Rousseau, Beaudry ne voit aucun danger pour lui-même dans l’habitation des femmes, puisque celle qu’il pratique, molle, doucereuse, est un moyen de s’emparer sans être désemparé, pénétrant leurs œuvres comme il pénètre la maison, cabane isolée et paisible, de son esprit, familier des idées qui s’y trouvent parce que les siennes sont les seules qu’il voit. Il importe avant tout pour lui, Québécois tranquille, de ne pas laisser son regard s’attarder aux objets étrangers, louches, qui lui paraîtront laids. Femmes, violence, suicide, il les ramène dans le giron du familier. Il n’habite jamais que chez lui et pourtant il est un danger pour la femme, car plutôt que de la conquérir, il agit simplement, lâchement, comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait aucune individualité — ce qui lui rend la tâche plus facile —, ce qui la laisse, bien qu’en apparence intacte, détruite comme après un viol.
Beaudry est attiré par les morts et les suicidés (Pavese, Saint-Denys Garneau, Gauvreau, Aquin, Michelstaedter) et peut-être plus encore par les femmes mortes et suicidées (Plath, Bachmann, Kane, Arcan, Schwarzenbach). Là, aucun blâme ne peut l’atteindre, écrit Kraus dans La littérature démolie, faisant référence non pas à Beaudry, mais à tous les destructeurs de la littérature. Utiliser des femmes, utiliser des femmes mortes, des marionnettes vides dont il se fait le maître-ventriloque, n’est pas le moins du monde problématique, n’entame jamais sa bonne conscience et son optimisme puisque son penchant macabre ne s’explique pas par un goût du gothique extravagant, mais par l’inertie des cadavres qui subissent ses manipulations — seul souverain de son univers restreint, disciple de la pensée morte. Il reproche aux hommes, ces méchants bourreaux-assassins de femmes, leur « incapacité [à] considérer quoi que ce soit du point de vue de l’autre », qu’ils mèneraient ainsi doucement à « son extermination [4] », tout en étant empêché par son manque de perspicacité et par l’absence de toute trace d’analyse menée tant sur sa personne que sur les œuvres qu’il prétend étudier de remarquer qu’il est lui-même l’un des plus dangereux avaleurs de la parole des femmes, prétendant la leur laisser toute entière, les étouffant, les renfonçant aussi sûrement au plus creux de leur mur domestique en les sanctifiant que s’il les avait enchaînées et bâillonnées : dans les deux cas, elles n’existent pas ou que pour, selon lui. Quoi de plus sournois que ce petit homme derrière son masque d’agneau qui ne veut voir chez Plath, Bachmann, Kane, Arcan (Sylvia, Ingeborg, Sarah et Nelly), avec lesquelles le sang coule vraiment, que la brebis maternelle, souffrante, s’offrant elle-même en sacrifice pour fournir le monde en assassins ou en douces assassinées? Ces femmes prêtes à porter silencieusement le fardeau du péché de l’homme feront, éventuellement, de leurs hauteurs angéliques, atterrir la paix sur terre. Voilà la merveille à laquelle croit Beaudry, à laquelle, ne portant aucune attention à ce qu’elle a écrit, il fait croire Bachmann, profitant de l’existence d’un texte de cette dernière sur Groddeck et la maladie — mais l’a-t-il lu? — pour lui faire adopter les positions absurdes d’un messianisme féminin.« Groddeck lie le devenir du genre humain à une profondeur inaccessible à l’homme, mais qui sommeille toutefois chez la femme et de laquelle jailliront, à son éveil, des courants illimités d’idées toutes neuves et de nouvelles réalités; ce sera, prédisait-il, une sorte de retour au monde de l’enfance. [5] »Idéaliser ainsi la femme est le meilleur moyen de ne tenir aucun compte de ce qu’elle écrit, de n’avoir avec elle aucune relation. Que sont-elles donc pour que d’elles jaillissent des courants illimités d’idées toutes neuves et de nouvelles réalités? Des anges qui attendent leur heure, des génies qui ne se connaissent pas encore? Serait-ce la simple et dure réalité de l’enfantement qui les élève ainsi au-dessus de l’humain? Il aura beau, me disait un ami, fouiller dans leurs plus secrètes profondeurs, il ne trouvera jamais que des tripes. J’ai l’impression que Beaudry écrit sur la vache à lait maternel sucré du féminisme, Huston, plutôt que sur ces quatre femmes qui, en plus d’avoir un ventre et un cœur, ont aussi une tête. Leur intelligence, leur refus de se conformer à une image trop simple, médiocre, aliénante de la femme ont disparu pour laisser place à une idéologie honteusement simpliste, soit celle du retour au monde de l’enfance. Beaudry est l’Ivan de ces écrivaines et pour lui, elles ont écrit l’Exultate Jubilate plutôt que The Bell Jar, un cycle qui s’intitule Todesarten, Blasted ou Folle. Leurs pages sont pleines de crimes, de violence, de désespoir, de dégoûts, de colère, mais l’habiteur des femmes veut qu’elles aient écrit sur le bonheur, pour sauver le monde, pour surmonter leur douleur, pour répandre sur tous les espoirs de pacotille dont se saoulent les foules somnambuliques. « Déballer cette détresse, accroître la détresse du monde, c’est dégoûtant, d’ailleurs tous ces livres sont écœurants », dit Ivan à la narratrice de Malina, qui l’aime à la folie, qui écrit sur la mort.Ce dialogue que tu considères si vital, Jacques, que tu affirmes avec beaucoup trop d’accent vouloir mener avec des écrivaines qui ne peuvent pas te répondre, qui n’est jamais pour toi qu’une louable intention puisque tu n’es jamais contraint de la concrétiser par la moindre action, est, parce que tu n’as vraiment aucun égard pour tes interlocutrices, mais aussi parce que tu n’as en aucune manière saisi les réalités du dialogue chez Bachmann, est un échec complet. « Dis-moi, Ingeborg, chez toi, le discours destiné à tous, et donc à personne en particulier, devait, un jour ou l’autre, faire l’épreuve du dialogue, n’est-ce pas? Comme si le dialogue (et le dialogue amoureux spécialement […]) était le langage de référence pour mesurer, de tout discours, le degré de vérité. [6] »Quelle prétention dans ce « n’est-ce pas? »! Quelle horreur que ce « Dis-moi, Ingeborg »! Et quelle fausseté dans la prétention, comme dans les mots de l’interlocuteur envahissant, mal intentionné, qui cherche à faire dire ce qui n’a jamais été dit, ni même pensé, comme ceux d’une vieille mégère trompant l’ennui avec la médisance ou ceux d’un manipulateur rusé. Chez Bachmann, le dialogue amoureux, comme tout discours, est le plus faux, jamais un « langage de référence ». Que voir dans l’amour non partagéde la narratrice de Malina pour Ivan, dans son rêve fou d’un langage neuf qu’elle est seule à élaborer, sinon la douloureuse réalité de la difficile relation à l’autre? En tant qu’écrivaine, Bachmann sait beaucoup mieux que Beaudry que toute parole n’écoute qu’elle-même. Une suite de répliques tronquées sans réponse forme le dialogue-langage-de-référence de Beaudry, un fantasme de communion amoureuse, comme si la relation amoureuse n’était pas aussi la plus meurtrière, comme s’il avait oublié que son essai porte sur des filles assassinées [7]. Ce qui caractérise avant tout cet apôtre du dialogue est l’absence d’écoute.
La peur de voir surgir devant son regard clair l’ombre noire du mal qu’il n’aurait pas décidé d’y mettre, toujours en l’atténuant par quelque possibilité de sublimation, conduit celui qui ne veut pas voir, qui ne veut pas comprendre, à une indifférence, déguisée en sympathie, envers l’autre par lequel pourrait arriver l’étranger dérangeant, le mal redouté, perturbateur du foyer du bonheur. Le cantonnement derrière des principes moraux remâchés, mais toujours aussi inefficaces en raison de l’absence de tout entremêlement avec la réalité — le dialogue, l’amour, le sacrifice, l’espoir, la paix, l’empathie — n’a pas d’autre but que de permettre à des optimistes par défaut — ils sont pris d’angoisse à l’idée de ne pas l’être, car cela signifierait pour eux la possibilité d’envisager que la mort, la dégénérescence et la fin de la vie, de leur vie, existent — de préserver leur bonne conscience comme on préserve sa santé. Ainsi la dénonciation des crimes, l’air scandalisé devant les horreurs répétées que nous montre la télévision, l’apitoiement sur le sort de l’humanité, l’étalage de sa propre sensibilité se traduisant inévitablement en un dévorant sentiment de culpabilité, un positionnement du côté des victimes sont les éléments d’un hypocrite échafaudage moral, érigé sur des cadavres, au sommet duquel trône Beaudry, grâce auquel il peut habiter tranquillement le monde. Il me fait penser à Elisabeth, la photojournaliste de la nouvelle de Bachmann « Trois sentiers vers le lac »qui avec sa jeune foi dans le monde croit qu’il peut être changé, est convaincue de l’importance de faire voir aux gens, pour qu’ils soient secoués, réveillés, ce qu’elle considère comme la réalité de la guerre, de la famine, de la torture, persuadée, ainsi, de l’importance de son métier et, mieux encore, d’exercer une profession morale. Elle peut dormir la conscience tranquille. Beaudry aussi. Qui dénonce notre désensibilisation progressive par rapport à l’accumulation toujours plus grande d’images horrifiques dans les journaux et téléjournaux. Cela lui suffit pour être moral. Mais Elisabeth parvient au doute, ne croit plus au pouvoir des photographies et ce doute, nourri par le discours, qui s’oppose au sien, de l’inactuel von Trotta pour lequel voir et savoir ne suffissent pas ne change rien, introduit dans le personnage et dans le texte une ambiguïté que ne connaît pas Beaudry, qui croit toujours à la réalité des photographies, mais pas à celle de nos sentiments, considérant même que ceux de Bachmann, qui sont à l’origine (quoi d’autre?) de son activité d’écriture, ont été provoqués par ces images qui nous laissent si monstrueusement insensibles. « Tu étais tracassée, écorchée, suppliciée, Ingeborg, par les cruautés que les nouvelles à la radio et les manchettes des journaux te tendaient telle une tunique de Nessus. [8] » Rien de plus. Ni ceci, que dit von Trotta à Elisabeth : « Réveillés, seuls le sont ceux qui peuvent imaginer tout ça sans vous. » Ni l’allusion à Améry, qui fait comprendre mieux que quiconque la réalité de la torture, car il lui avait manifestement fallu des années pour percer la surface d’événements horribles. Le personnage d’Elisabeth trahit une conscience coupable, mais aussi le sentiment du ridicule et de l’inutilité de cette culpabilité, l’intelligence qui ne s’arrête pas à la surface, qui creuse longtemps non seulement la boue et le sang, mais aussi l’esprit, car il est tordu et terrible, l’esprit humain, et y plonger signifie faire l’épreuve de la plus affreuse réalité. Beaudry, tout en l’adorant tel un dieu d’apparat, limite la littérature en la considérant comme un simple reflet du réel, photographie tout bonnement exacte d’une réalité particulière, médiocrement morale, dénonciatrice banale, aussi bouleversante qu’un article de journal sur la guerre en Syrie ou sur un tremblement de terre au Népal. Satisfait de trouver dans les œuvres des quatre « filles »la claire condamnation du mal qui sévit sur terre par la faute des hommes et des crimes que ceux-ci continuent de perpétrer contre les femmes, Beaudry ne développe pas davantage ce que je n’ose appeler « sa réflexion ». Qu’une œuvre littéraire puisse être résumée à un message socialement et moralement accepté rend possible pour le critique auquel répugne la seule idée de la solitude et de l’âpreté de la vie de l’écrivain l’humanisation de ce dernier, qui devient lui aussi, par la communication, socialement acceptable.Mais il ne suffit pas de dire. Et la littérature ne dit pas simplement, ni même gentiment. Trop souvent lui sont refusées son ambiguïté et sa cruauté. Elle n’est pas un plaidoyer, l’écrivain, un justicier, un sauveur extralucide qui nous révélera le mal dont nous sommes à la fois inconsciemment les victimes et les responsables, dont nous serons sauvés par son sacrifice, qui nous sera pardonné lorsque nous aurons pris conscience, par l’entremise des textes d’un écrivain moral, de son existence. L’idée de la littérature comme remède, évasion, servante morale d’une cause, n’est pas de l’écrivain, qui, comme le dit Müller, ne cherche pas à fourguer de l’espoir, mais appartient au critique, à ceux pour qui la souffrance n’est pas fondamentale, n’est que transitoire, à ceux qui la nie en plaçant toujours devant elle une image de beauté ou un masque de bonheur.« L’avenir de notre monde n’est pas mon avenir », disait encore Müller. Débarrassée de tous ses coups, de tous ses cris, de tous ses sarcasmes par la douceur de Beaudry, l’œuvre de Plath devient si inoffensive et fonctionnelle! « La douleur de la perte libérait chez toi des pulsions réparatrices qui t’entraînaient à reconstruire symboliquement tout ce que tu avais perdu jusqu’à présent [9] » — en tant que compensation symbolique, la littérature n’est pas dangereuse, et sa vérité, pas autre chose qu’une maxime de psycho pop. Et voilà que Beaudry est parvenu aux tréfonds de la psychologie de Plath elle-même, à expliquer rationnellement son mal de vivre, à neutraliser sa folie. Car c’est Plath elle-même, plutôt que son œuvre, qu’il analyse, qu’il comprend, psychanalyste conquérant, en l’interpellant au-delà de la mort pour lui imposer une solution aussi pratique et sensée à ses souffrances. Que fut son suicide? L’échec de l’ordre symbolique ou le dernier sacrifice irréfléchi de la femme aux autres, dernier geste d’abnégation de celle qui n’avait que de l’amour à donner, de celle qui vécut pour perdre, « conditionnée à perdre par la réalité interminablement insatisfaisante de n’être jamais assez aimée [10] », car la femme est censée perdre « afin de gagner [11] »; une perte, une ultime faillite, tout sauf une révolte, une affirmation-opposition violente. Beware. Beware. And I eat men like air. Suicide et écriture sont des gestes à neutraliser, qui nient la société, qui sont commis dans la plus révoltante et inacceptable solitude, dans le mépris des lois, du bien-être et du bonheur commun et individuel, qu’il faut faire signifier ou bien comme comportement naturel — un conditionnement social millénaire à perdre qui dans le suicide prend fin en catastrophe, mais simplement comme dans la maladie, phase terminale normale de qui vécut sa vie subie comme un cancer — ou bien comme sacrifice du meilleur pour la rédemption des masses en manque d’amour et de lumières. Jünger dit de la société que son caractère imprécis ou plutôt son absence de caractère lui permet d’absorber même la plus violente négation d’elle-même. Beaudry n’en fait pas moins avec les quatre femmes dont il prétend étudier les œuvres, détournant leurs mots, les faisant porteurs d’un message qu’il aimerait lui-même propager contre les malheurs du monde, évitant la rencontre avec la violence de leurs œuvres et de leurs morts en les intégrant dans l’univers moins terrifiant des choses utiles, qui sont ses déités, car lorsqu’il parle d’eucharistie, de transcendance, de grâce divine, de mystique, c’est en les ramenant à leur fonction apaisée et non problématique d’antidépresseurs, d’outils permettant de supporter la douleur un autre jour. « [L]a grâce transfigure de sa lumière ce que vous portez déjà en vous de sentiments pour faire un charme assez puissant pour résister aux assauts répétés d’un monde désenchanté [12] ». Ces propos, qui mélangent tout ensemble cheap grace, sentimentalisme et sorcellerie, sont représentatifs du vide intellectuel et de la vulgarité spirituelle qui composent exclusivement l’essai de Beaudry : partout pullulent des absurdités tel ce « charme » à l’aide duquel Plath, Bachmann, Kane et Arcan auraient résisté — avant de se suicider! — aux attaques du monde contre elles, tour de magie enfantin, sans plus de réalité et de sérieux qu’un charme de conte de fées, telle cette « grâce »par laquelle, femmes profanes, elles auraient été sauvées — jusqu’à leur mort —, sans que les mots « charme » et « grâce »n’acquièrent jamais aucun sens, qu’ils reflètent une quelconque pensée, une quelconque intelligence des concepts qu’ils charrient, sans qu’ils deviennent autre chose que ce à quoi l’usage populaire et désincarné qu’en ont fait les badauds les a réduits : les étiquettes qui identifient clairement une solution facile à l’horreur de l’existence et qui permettent encore de croire, malgré tout, à une authentique bonté humaine qui tiendrait ensemble les fils de la trame d’une société somme toute morale, à laquelle il faut bien croire, qui doit bien exister, n’est-ce pas, si l’on cherche bien, comment supporter l’existence, sinon? Mais, Jacques, si la mort et davantage encore le suicide résistent à quelque chose, c’est bien à la fausse organisation morale de la vie en société. « Ma mort ne rendra pas le monde meilleur », dit le tyran, ce que sait aussi l’écrivain.
[1] Jacques Beaudry, Le cimetière des filles assassinées. Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Sarah Kane, Nelly Arcan, Montréal, Éditions Nota Bene, 2015, p. 33. Je souligne.
[2] Même cette réalité, il la fuit; même cette réalité ne le force pas à adopter le vouvoiement du respect, de la distance.
[3] Quand la dignité du nom est réservée aux hommes, quand l’emploi du nom et du prénom des femmes perdure chez les critiques comme la marque inconsciente de la gentillesse qu’on leur présuppose et qui nous les rend plus proches, Beaudry fait pire, se fait leur ami, leur confident, dans une familiarité à outrance bien québécoise qui va jusque dans la tombe trouver ses interlocuteurs.
[4] Jacques Beaudry, Le cimetière des filles assassinées, op. cit., p. 63.
[5] Ibid., p. 55.
[6 ]Ibid., pp. 58-59.
[7] Mais c’est sans importance, pour lui qui n’en est pas à une inexactitude près, à commencer par celle, monstrueuse, entre son titre et son propos, puisque si le cimetière de Bachmann est rempli des cadavres de filles assassinées par leurs pères, y entasser pêle-mêle ceux de ces écrivaines, femmes, témoigne d’une absence de rigueur intellectuelle renversante.
[8] Jacques Beaudry, Le cimetière des filles assassinées, op. cit., p. 48.
[9] Ibid., p. 40
[10] Ibid., p. 40.
[11] Ibid., p. 40.
[12] Ibid., p. 90.