Divagations sur la « première fois »
CAROLINE ALLARD
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
L’autre jour, en roulant dans le Maryland vers les Outer Banks où nous avons été accueillis sur la plage par un dauphin mort à moitié mangé par les requins (je ne me suis pas beaucoup baignée pendant les vacances), j’ai vu une publicité sur un panneau d’autoroute : « Virgin : Teach your kids it’s not a dirty word ». Dites à vos enfants que « vierge », ça n’est pas une insulte. Je suis complètement d’accord avec cet énoncé. Mais pas dans le sens où je trouve que la virginité, c’est génial. C’est juste que pour moi, la virginité, ça ne veut pas dire grand-chose.
La virginité, c’est quoi? Traditionnellement (et je parle tradition millénaire, là, pas tradition comme dans la « crémeuse ou traditionnelle » de Saint-Hubert), la virginité, c’était comme un beau bijou qu’une donzelle offrait, avec la bénédiction familiale, au soupirant le plus convenable. Juste après que le récipiendaire dudit bijou l’ait fait briller en le frottant un peu, le bijou disparaissait à tout jamais, mais ça ne dérangeait plus personne. Par contre, si on se faisait voler notre bijou ou si on le donnait inconsidérément au premier venu, ça, c’était super grave. Bien sûr, tout ça avait à voir avec le lien entre notre boîte à bijou et le fait de tomber enceinte et d’assurer la descendance de nos vénérés ancêtres. (D’ailleurs, retenez ceci, ça sera important pour la suite : la virginité a toujours été une préoccupation surtout pour les parents et la société, pas pour les personnes détentrices de virginité.) Avec la fin des mariages arrangés et l’arrivée des moyens de contraception, le concept de virginité et sa charge symbolique ont franchement perdu toute raison d’être. Mais, tel un joli squelette de Tyrannosaurus Rex qui continue de faire courir notre imagination même si le monstre a lui-même disparu de la Terre depuis des millions d’années, la Virginité continue de nous hanter.
Ce concept a perduré avec une charge symbolique romantisée à l’image des unions d’aujourd’hui. OK, mon enfant, si tu insistes, tu peux te marier par amour, mais avant l’union, il convient que tu restes vierge, par amour aussi… Par amour pour qui? Mais voyons, pour l’élu(e), c’est-à-dire l’être qui t’est destiné et que tu n’as probablement même pas encore rencontré. Hé oui, t’as bien compris : tu vas rester préventivement vierge. Un jour, ton prince viendra, comme disait Blanche-Neige en récurant l’entrée de garage dans un sublimatoire mouvement de va-et-vient. Je dis « prince », mais avec la normalisation de l’amour romantique, la virginité des hommes aussi est devenue symbolique – au sens où on a commencé à leur demander à eux aussi d’attendre leur princesse avant de procéder à la pénétration. Dans la pratique, cet impératif virginal ne leur a jamais été autant imposé qu’aux filles, mais tout de même, ça m’apparaît important de le mentionner.
Cela dit et n’en déplaise aux habitants du Maryland, se conserver l’hymen ou le gland au frais pour l’élu(e), c’est tout de même dépassé. Pas autant que le T-Rex, mais disons que l’Élu avec un E majuscule, c’est comme un ornithorynque. L’espèce est plutôt rare même si elle n’est pas considérée en danger, et en attendant d’en rencontrer un vrai, on ne s’empêchera pas de fréquenter des canards – on peut aussi s’attacher pas mal à un canard et à la limite, c’est moins weird comme animal.
Est-ce que ça veut dire (et là je me questionne en tant que parent de filles de 16 et 10 ans) qu’on n’est plus stressés du tout par la virginité? Oui… et (surtout) non. Je pense qu’on a compris que la virginité, ça n’est pas si symbolique que ça. Après tout, la pénétration, c’est juste une caresse qui va un ti-peu plus creux que les autres. (Oh oui, je l’ai dit.) Si nos enfants ne passent pas leur vie avec la personne avec qui ils ont vécu leur première pénétration, ça n’est pas la fin du monde, loin de là. Après tout, l’important est que leur première fois se déroule dans les meilleures conditions possible.
Vous êtes d’accord? Ah, ah! Je vous ai bien eus. Parce que mon propos, dans ce texte, est de dire qu’en tant que parents, on a reporté nos angoisses de virginité sur la fameuse première fois.
Avant de continuer, je vous préviens : ça me gosse un peu que mon texte soit hétérocentré au sens où « première fois » va signifier en général « première fois qu’un pénis pénètre un vagin » ou « première fois qu’un vagin va se faire pénétrer par un pénis ». Ce concept de « première fois » ne fait aucun sens pour, par exemple, une lesbienne qui n’aurait jamais couché avec un homme. Est-ce à dire qu’elle n’a jamais eu de première fois? Bien sûr que non. Sa première fois, alors, c’est quand elle s’est fait pénétrer par un doigt autre que le sien, mettons? Alors pourquoi ça ne pourrait pas s’appliquer aussi aux hétérosexuelles? Je peux imaginer encore mille questions du genre « Et si j’avais fait à mon âge (43 ans) tout ce qu’il est humainement possible de faire en sexualité sauf la pénétration, est-ce qu’on dirait encore que je n’ai pas eu de « première fois »? Ça n’aurait plus aucun rapport, il me semble. (Je suis comme ça, je me pose des questions connes à longueur de journée, mais avouez que vous êtes troublés vous aussi.) Bref, le concept de « première fois » associé à la pénétration me semble un peu absurde mais comme il est encore largement utilisé et que certains enjeux lui sont reliés, je vais continuer à utiliser l’expression dans la suite du texte. Je pense également que mon propos dans cette chronique peut convenir à d’autres genres de « première fois » que la « classique » pénétration.
Entrons ici, si vous le voulez bien, dans la dimension virtuelle du #onjase. Dans ce domaine hashtagué de la dialectique contemporaine sur Internet, il est possible de proposer des éléments de réflexion inusités tout en étant totalement préparé à se faire rire en pleine face. Nous y sommes : je proposerai des arguments et vous rirez. Ça n’est pas grave, voyez-vous : #onjase. Allons-y.
Cherchez « première fois meilleures conditions » sur Google et prenez des notes. La « première fois » (assimilée à la première pénétration) est souvent décrite comme une étape initiatique et donc, éminemment importante. Vous y trouverez des questions que tout(e) bon(ne) vierge doit se poser avant de se prêter pour la première fois à la pénétration, les deux plus importantes étant avec qui perdre sa virginité (quelqu’un en qui on a confiance) et où (dans un endroit calme et confortable). On donne même parfois des conseils sur la meilleure position sexuelle à adopter pour la première fois (le missionnaire, il paraît). C’est très important de réunir ces conditions idéales pour ce qui est, après tout, un acte initiatique! Dans cette optique, y a un avant et un après « pénétration », et si l’acte fondateur de cette nouvelle ère pénétrante se déroule dans de mauvaises conditions, ça sera d’une tristesse abyssale et de très mauvais augure pour le reste de notre vie sexuelle. Donc, ce qu’il faut enseigner aujourd’hui à nos enfants, croit-on, ça n’est pas qu’ils doivent préserver leur virginité, bien sûr que non. On a évolué, tout de même! Mais il est d’une importance cruciale de leur entrer dans la tête que lorsqu’ils décideront que la pénétration devient incontournable, elle doit absolument se passer dans les conditions gagnantes – conditions que nous, société et parents, nous faisons un plaisir de déterminer à leur place.
Le premier problème avec ceci, c’est que, pour moi, la pénétration ne devrait pas être considérée comme un acte initiatique. Comment, alors? Simplement comme un acte sexuel qu’on pratique au même titre que les autres, parce qu’éventuellement, on en a envie. Oui, il y a un aspect plus « fusionnel » à la pénétration que, par exemple, à la fellation ou au cunnilingus, mais je ne suis pas convaincue que cette « fusion » ne soit pas une construction sociale. Je veux dire par là que je peux imaginer une société où la fellation serait plus importante que la pénétration. Où le regard serait plus important que la pénétration. Où sortir les poubelles serait plus important que la pénétration (surtout le mardi). C’est improbable, mais on peut l’imaginer. #onjase Je pense donc que c’est par un genre de construction sociale qu’on juge que la pénétration constitue « une autre étape » dans la vie sexuelle des gens et pas simplement « un autre acte ». Je ne dis pas que la pénétration n’est pas fantastique. Juste qu’elle est fantastique en tant qu’acte sexuel, pas en tant qu’acte initiatique. (Et on n’est pas obligé de trouver ça fantastique non plus, la pénétration.)
Si la pénétration est un acte sexuel comme un autre, cela enlève une grande part du symbolisme (et de la peur) de la « première fois ». Et tout à coup, on a moins de raison de s’énerver avec les conditions idéales qui devraient encadrer cette « première fois ».
Bien sûr, tous les conseils qu’on donne à nos enfants sur les moyens d’avoir une « première fois » réussie partent d’une bonne intention : nous voulons les protéger, éviter qu’ils se fassent mal, qu’ils se trompent. C’est légitime d’enseigner à nos enfants qu’ils doivent privilégier leur bien-être dans leur vie sexuelle (un des aspects de ce bien-être étant le droit de dire non si on ne se sent pas en confiance ou confortable ou pour n’importe quelle autre raison), c’est légitime aussi de vouloir les outiller à reconnaître les situations où ils sont potentiellement en danger physique ou psychologique. Mais ça, ça s’applique à notre vie sexuelle et à notre vie en général. J’oserais dire que, comme parents, nous avons une névrose de la « première fois » qui n’est pas seulement liée au fait que nous voulons « le mieux pour nos enfants ». C’est aussi, et beaucoup, je pense, lié au contrôle. Nous avons un désir de contrôle sur leur vie, par souci de leur bien-être, mais aussi par habitude et par convention. Le discours social et parental sur la « première fois » comme quelque chose d’unique et d’initiatique nous permet par la bande de tenter d’exercer un contrôle officieux sur leur intimité… un héritage peut-être du temps où les parents avaient le contrôle officiel sur l’intimité de leur progéniture? #onjase, hein.
Pour moi, il est clair que dans leur formulation, ces « conditions idéales » proposent un discours sécuritaire rassurant pour les parents et subtilement passif agressif envers les adolescents. « Ta première fois devrait être avec quelqu’un à qui on peut faire confiance » veut aussi dire « il ne faut pas baiser avec n’importe qui! », sous-entendant qu’un jugement de valeur légitime peut être porté sur le choix du partenaire et mettant de la pression à l’adolescent pour faire « le bon choix ». Je discutais récemment avec ma mère du gars avec qui j’ai vécu ma « première fois » et ce qui m’apparaissait clair lors de cette conversation, tout comme à l’époque d’ailleurs, c’est qu’elle ne lui faisait pas confiance. Moi oui… et j’ai vécu cette première fois en partie comme un acte de rébellion.
Le critère de « l’environnement confortable » sous-entend aussi « surtout, ne va pas baiser n’importe où! » Puisqu’il est plutôt difficile à l’adolescence de trouver un endroit confortable qui ne soit pas dans le domicile familial – et qu’il peut être gênant d’avouer qu’on a envie de faire l’amour –, ce critère cacherait-il une volonté pour le parent de repousser le moment où notre enfant vivra sa première fois? Quant au parent qui assure à son ado que celui-ci peut vivre sa première fois à la maison, bien que je comprenne l’idée et que j’y adhère moi-même, il me semble qu’il s’agit là, dans une certaine mesure, d’une invasion de la vie privée de notre adolescent; en demandant à ses parents si son/sa petit(e) ami(e) peut venir coucher à la maison, l’ado se trouve ainsi un peu forcé de révéler à ses parents qu’il est sur le point de vivre sa « première fois ». Oui, oui, tout ça peut se passer « en cachette », mais le fait pour le parent de démontrer une ouverture à cet égard peut aussi (même si c’est fait avec de bonnes intentions) tenir un mini-tantinet d’un souci de contrôle sur la vie sexuelle de son adolescent. #onj–
OK, c’est bien beau, le #onjase, mais je sais, je pousse quand même le bouchon un peu loin. On essaie juste de faire le mieux pour nos enfants, franchement! Ça n’est pas en leur donnant de bonne foi quelques petites directives de base, qu’ils peuvent ou non suivre d’ailleurs, qu’on va gâcher leur première fois! Vous avez raison. Admettons que je charrie un peu en disant qu’on cherche à contrôler nos enfants en proposant des « conditions idéales » à leur première fois; leur parler de conditions idéales, c’est simplement normal et souhaitable et il est exagéré de dire que ça leur fait subir une pression subtile, mais indue. Reste qu’il y a autre chose qui me gosse là-dedans. (#onjase encore!) Je ne sais pas pour vous, mais il me semble que ce discours de conditions idéales, qui est axé sur la sécurité (ou sur l’idée parentale qu’on s’en fait), met complètement de côté un aspect pourtant fondamental de la sexualité : le plaisir. Vous savez, je suis en confiance avec mon gynécologue, sa table d’examen est somme toute confortable, j’y suis en général allongée sur le dos, les jambes écartées style « missionnaire », mais ça ne veut pas dire que je vais y passer le meilleur moment de ma vie. Et pendant ma première fois, j’étais dans un endroit confortable avec quelqu’un en qui j’avais confiance et (attendez que je me rappelle) on a fait ça en missionnaire. C’était comment? Euh, correct, sans plus. Quelqu’un a certainement vécu sa première fois avec une personne en qui elle n’avait pas entièrement confiance, à quatre pattes sur la banquette arrière d’une voiture. Et vous savez quoi? C’est possible que cette première fois ait été plus réussie que la mienne.
Ce qui m’amène à dire qu’à mon avis, la condition idéale et fondamentale à toute relation sexuelle, incluant « la première fois », c’est une réponse positive à la question : Est-ce que ça me tente? Si mon ado a envie de faire l’amour avec quelqu’un, que l’idée l’excite, si ça lui tente vraiment et à l’autre aussi, c’est suffisant pour moi. Il sera peut-être sur le backseat d’une vieille Corolla avec quelqu’un qui ne gagnera jamais de prix Nobel. C’est secondaire. Les critères « sécuritaires » (confiance, confort) peuvent certainement contribuer au momentum du désir, mais ils ne garantissent pas le principal : qu’on s’amuse en baisant. Et je pense qu’en ce qui concerne le sexe, il est possible d’outiller nos ados beaucoup mieux en tenant compte de ce fait : le sexe, c’est le fun! C’est tellement le fun que, des fois, on a envie de baiser avec n’importe qui, de baiser n’importe où, de sexter, d’envoyer des photos de nous dans des poses inappropriées… Plutôt que de dire « il ne faut pas faire ça, ça n’est pas prudent! », ce qui accole à ces actes une connotation strictement négative en niant l’évidence (i.e que ça peut être le fun), je pense qu’il vaudrait mieux dire : « Tu auras probablement vraiment envie de faire ça, parce que c’est excitant et amusant. Je te comprends, been there, done that et parfois am here, doing it. Sache seulement quels sont les risques. » Et je préfère cent fois que mon ado fasse ce qui lui tente vraiment dans les conditions qui lui plaisent plutôt que de se retrouver dans des conditions « théoriquement parfaites » tout en se sentant obligée de faire ceci ou cela, « première fois » incluse.
Bref, on s’en fait beaucoup trop pour la première fois. On peut rater un examen de maths, pas une première fois. Si les deux partenaires sont consentants (et se protègent, ah là là, j’allais presque oublier) et en ont très envie, ça peut être plus ou moins agréable au final, mais ça n’est pas la fin du monde. Parce que ça n’est pas un acte initiatique dont tout le reste de notre vie sexuelle dépend et parce que la première fois, c’est juste la première fois, au sens où, des « fois », il y en aura d’autres et des meilleures.
Vive la première fois libre, et toutes les autres fois aussi, bon.
On me signale que mon argument peut être problématique en ce que transgresser les règles, c’est aussi super excitant. La transgression sous forme de fantasmes ou de rébellion a toujours été un ingrédient savoureux de la sexualité. Or, si on prive nos ados de règles (sous forme de « conditions idéales »), plus d’interdits à transgresser lors de cette « première fois », on ne risque pas de leur servir un plat un peu insipide sexuellement? À cela, je réponds : BEN QU’ILS SE DÉBROUILLENT.
Gnac, gnac.
Signé : une mère qui a l’air ben open, mais qui rêve quand même d’implanter un GPS sous-cutané à ses filles – tiens, ça doit se trouver sur eBay Maryland. #onjase