Dessine-moi une maison, je te dirai…
CAPUCINE COUSTERE
Illustration : Virginie Larivière
Poétiques, drôles, colorés, fantaisistes, ou réalistes, sobres et amers, les dessins de #coronamaison sont un florilège d’intérieurs. Ce recueil de dessins est né à la suite d’une idée lancée en l’air par plusieurs artistes français.e.s : réaliser un cadavre exquis au temps du coronavirus. On y trouve plusieurs catégories d’intérieurs : certains, saturés de couleurs, emplis de plantes, de chats, d’êtres aimés, qui traduisent le confort, le plaisir et le temps libre. Difficile de dire s’ils représentent le vécu ou l’idéal. D’autres accueillent dragons, serpents géants, Totoro et autres personnages imaginaires, transposent Gilead, une jungle ou un sous-marin, mélange disparate d’humour et de cynisme. Enfin, quelques-uns sont réalistes et figurent des pièces un peu vides ou en désordre, qui transpirent la fatigue, la solitude, l’anxiété et le travail. Les bibliothèques, les ordinateurs, les plantes et les chats occupent une place de choix dans ces illustrations, reflet peut-être d’un idéal type de la maison parfaite. Peu d’espaces vides à la Marie Kondo… En temps de crise, posséder rassure.
Le mot-dièse et le modèle de la #coronamaison ont fait le tour du monde. Beaucoup de dessinateur.rice.s ont répondu à l’appel, mais aussi des enfants et des personnes dont on peut supposer qu’elles ont le temps et l’énergie pour s’offrir un espace de création. Si l’on omet les artistes pour qui cet exercice est une forme de travail, et les enfants que leurs parents occupent, les personnes qui ont pris le temps, eu le temps de dessiner, en ont, du temps. Elles disposent de cette précieuse ressource qu’est le temps libre, libre de contraintes, bien difficile à trouver dans nos emplois du temps contemporains chronophages, où chaque minute doit être utilisée efficacement. Or, ce temps-là n’est pas accessible également à toutes les personnes aujourd’hui confinées chez elle. Il y a celles qui occupent encore un travail rémunéré, soit à l’extérieur du domicile, soit en télétravail. Il y a celles qui effectuent (aussi) le travail de reproduction sociale qui comprend, en vrac, l’éducation des enfants, si prenante lorsque l’école est fermée, la préparation des repas, les courses, le maintien en ordre de la maison, le ménage, le ramassage, le repassage, constante course contre la montre. Ce n’est pas tout! Il inclut également une dimension de care, de soin. Ces travailleuses calment les anxiétés des proches, appellent les parents, les grands-parents, prêtent une oreille attentive, prodiguent des conseils. Travail invisible, travail invisibilisé. Notons que la plupart de ces jobs, ce sont des femmes qui les occupent : soignantes, caissières, préposées au ménage, etc., dans leur emploi comme à la maison. Et puis, il est mal vu de ne pas meubler son temps libre, de ne pas l’occuper d’activités utiles permettant de devenir « meilleur.e » (pour qui? pourquoi?), de ne pas le rentabiliser. Il s’agit de l’optimiser, ce temps, de se concentrer sur le développement de soi et surtout, de ne pas « se laisser aller ». Ainsi, les injonctions à être performant.e.s à tout moment ne faiblissent pas : il faut devenir virtuose de la cuisine sans prendre de poids, faire du sport, de la méditation pour calmer les angoisses et progresser, devenir, grandir, lire ces livres qui prenaient la poussière, vivre enfin cette passion mise de côté, apprendre ce que l’on a toujours voulu découvrir, être créatif.ve, appeler ses ami.e.s, faire des apéros ensemble de loin, se reposer, se relaxer, s’informer, s’activer… ! Des « il faut », des « je dois », qui finalement laissent peu de temps libre dans cet espace confiné. Celles et ceux qui, parmi les illustrateur.rice.s de la #coronamaison, ont dessiné sans objectif à atteindre, par simple plaisir, sont probablement parmi les plus chanceux.ses des confiné.e.s. Parmi les plus privilégié.e.s.
Effet du confinement et du danger que représente à présent l’espace public, la maison est l’objet de tous les regards. Cela pourrait avoir du bon : revaloriser cet espace rarement perçu comme très excitant, donner l’opportunité – soyons optimiste! – à beaucoup d’hommes de mettre réellement la main à la pâte et de découvrir que, oui, oui, l’éducation des enfants est un travail. Mais méfions-nous de ces souhaits qui ne cadrent pas forcément avec la réalité. En effet, ce repli sur l’espace domestique semble s’accompagner d’une rhétorique traditionaliste qui fait de l’espace privé de la famille et de la tradition le rempart contre les vices de la modernité. Cette dichotomie entre espace public, masculin, dur, dangereux et politique, et espace privé, féminin, chaleureux, réconfortant, n’est pas nouvelle. Le phénomène récent du « hygge », notamment promu comme moyen de faire du foyer un cocon afin d’équilibrer nos vies frénétiques, est une traduction récente de cette idéologie. Or, l’espace privé est loin d’être le paradis perdu qu’invoquent ses prédicateurs. Pour en revenir à nos dessins, ces « pièces idéales » racontent, en creux, une autre histoire. On n’y voit pas, ou si peu, la solitude. L’anxiété. Les disputes, les colères, les silences lourds. On ne devine pas les logements insalubres, trop petits pour leurs occupant.e.s, trop délabrés pour leur santé, trop peu meublés pour y vivre sereinement. Les logements trop bruyants qui ne permettent pas la concentration nécessaire au télétravail ou aux études. Ils n’évoquent pas la peur et l’isolement de celui ou celle qui doit rester à la maison en attendant que les symptômes passent, ou encore l’angoisse de la personne qui doit sortir travailler, parce que son emploi est essentiel ou parce qu’elle ne peut pas se permettre de perdre ce salaire. L’inquiétude des revenus qui ne rentrent pas, du loyer que l’on ne peut pas régler, des informations si difficiles à trouver, du futur incertain, n’apparaît pas dans ces dessins. Ils ne révèlent pas non plus les violences, celles qui menacent des enfants, celles qui font que pour les femmes, l’espace privé est plus dangereux que l’espace public, et les hommes proches, une menace bien palpable.
On n’est pas tous et toutes égaux par rapport au confinement.
Mon intérieur idéal à moi ressemble beaucoup à celui dans lequel je vis aujourd’hui : il y a un chat, des livres, des placards pleins de promesses de bons repas maison, mon conjoint. Je suis très privilégiée. Néanmoins, comme Mona Chollet dans la conclusion de son essai de circonstance, Chez soi*, je pense fertile de réfléchir à l’envers de nos fantasmes, à ce qu’ils racontent, aux réalités qu’ils occultent, aux conséquences qu’ils peuvent avoir. De cette manière, l’exercice ne s’arrêterait pas au dessin de la pièce idéale, mais aux moyens de mieux rendre accessible la ressource temps et de faire des intérieurs de réels lieux de repos, de création et de chaleur. Cela implique de penser la société dans son ensemble, l’espace privé n’étant pas un îlot étanche. Au temps de la COVID-19, l’affirmation féministe « le privé et politique » résonne encore avec force.
*Essai en accès libre ici : https://www.editions-zones.fr/2020/03/17/chez-soi-en-acces-libre/.