des.ordres

TYPHAINE LECLERC-SOBRY

Illustration : Catherine Lefrançois

 

Dans la famille de ma grand-mère, il y a des assiettes creuses, des bols à entremets et des jattes à crème et il ne faut pas les confondre. Des couteaux à beurre, des couteaux à poisson, des fourchettes à huîtres qu’il faut aussi savoir différencier. Mettre la table à Noël relève du casse-tête pour qui n’a pas intégré l’ordre d’apparition des différents verres et ustensiles au plus profond d’elle-même.

 

Dans la famille de ma grand-mère, il y a aussi ma tante qui me raconte qu’elle mange des crèmes caramel en cachette en faisant la vaisselle.

Il y a ma mère qui avait une réserve secrète de chocolat.

Il y a moi qui grignote quand personne ne regarde parce que même si j’adore les repas en groupe, je trouve ça relaxant de manger quelque chose de décadent sans avoir à me justifier, sans risquer la désapprobation – réelle ou imaginaire. Il y a moi qui mélange l’ordre des ustensiles, mais qui ai intégré cette relation désordonnée à la nourriture.

 

Je me demande parfois si ma grand-mère aussi faisait ça. Manger en cachette. Ma grand-mère menue et mordante. Pleine de contradictions. Ma grand-mère qui m’a aimée si fort, mais qui m’a blessée si souvent tout en m’appelant « mon trésor ». Ma grand-mère qui aime et qui châtie. Que j’aime d’un amour compliqué. Ma grand-mère qui cuisinait si bien et qui se plaignait, depuis son arrivée en maison de retraite, des repas très moyens.

 

Ma grand-mère dont les mots tranchants résonnent en moi, même si elle ne parle presque plus depuis quelques semaines. Ma grand-mère qui dépérit.

 

Ma grand-mère à qui j’ai eu tant de difficulté à annoncer que ma fille a la trisomie, par peur de ce qu’elle répondrait. Par peur que ça me blesse. Par peur que ça blesse mon bébé, par ricochet.

Mon bébé à qui je veux éviter cet héritage.

Ma fille. À qui je ne veux pas transmettre tout ce poids. Ce passif familial.

Ma fille que je veux protéger des injonctions sociales qui me pèsent.

De tout ce qui pose problème dans le résumé de cette brochure destinée aux parents d’enfants qui ont la trisomie et qui propose de répondre à leurs questions pressantes. Dans l’ordre : « De quel suivi médical a-t-il [sic] besoin tout au long de sa vie? Comment éviter le surpoids? Comment lui apprendre à lire […] »

 

Je veux la protéger de ça. Des paroles blessantes. Des attaques camouflées en conseils. De la fausse bienveillance. Je veux qu’elle soit libre.

 

Ma fille a six mois. Elle commence à manger des purées.

Moi, je réfléchis. Je ne sais pas si je réussirai à m’affranchir de ce bagage familial. Je ne sais pas comment faire, par où commencer.

 

Ma grand-mère a quatre-vingt-quatorze ans et demi. Presque quatre-vingt-quinze.

Il y a quelques années qu’elle a (re)pris l’habitude de calculer son âge très précisément.

Elle était comptable, mais depuis un an ou deux, elle ne tient plus ses comptes dans le grand cahier où elle notait méticuleusement tous les revenus et toutes les dépenses.

 

Ma grand-mère aimait compter. Je crois qu’elle n’a jamais eu de calculatrice. Elle arrivait à faire de longues divisions dans sa tête et connaissait par cœur des tables de multiplication qu’on n’apprend pas à l’école. Enfant, je m’émerveillais quand elle répondait du tac au tac à mes « 16 x 23? », « 19 x 17? ».

Ma grand-mère aimait compter. Elle me demandait combien de kilos j’avais pris quand elle voyait sur Skype mon visage enflé par huit mois de grossesse.

 

Elle ne compte plus beaucoup ces jours-ci. Ma tante et son mari s’occupent d’elle, la visitent tous les jours dans la maison de retraite près de chez eux où elle vit depuis deux ans.

Mon oncle s’occupe de ses comptes.

Depuis quelques semaines, ma tante va la voir matin et soir pour l’aider à manger.

 

Ma grand-mère a quatre-vingt-quatorze ans et demi. Presque quatre-vingt-quinze.

Elle est fatiguée de cette fin de vie qui ne finit plus.

Elle qui a tant cuisiné.

Elle ne mange plus que des petites languettes de pain et de la purée.

 

/////

 

Ma grand-mère, Simone Sobry, s’est éteinte à presque 95 ans, le matin de la Saint-Valentin.
Je t’aime, Mone.