Des filles en série aux filles de série
MÉLISSA THÉRIAULT
Compte-rendu de Martine Delvaux, Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot. Les Éditions du Remue-ménage, 219 pages.
Volontairement conçu comme une « suite d’images », cet essai nous propose de « repenser le féminin » (p. 10) à partir d’un ensemble de manifestations particulièrement évocatrices aux yeux de l’auteure, soit sous forme de série. Inspirée notamment de sa participation au Printemps érable de 2012 (où des milliers d’étudiants québécois, appuyés de nombreux groupes sociaux, sont descendus dans la rue pendant plusieurs mois pour défendre l’accessibilité aux études et revendiquer une plus grande justice sociale), l’auteure situe sa thèse par la formule suivante : « Les filles en série ne sont pas la mise en forme des filles telles qu’elles sont; c’est une mise en forme des filles comme on souhaite qu’elles soient » (p. 19). Observant l’apport des militantes féministes, très impliquées dans le mouvement de protestation, la romancière et essayiste Martine Delvaux est partie de sa propre expérience (« Ces filles, je suis comme elles. Moi aussi je fais partie de la série », p. 12) et inclut des éléments autobiographiques, situant ainsi son ouvrage dans la lignée des inclassables : à la fois récit et essai, résolument multidisciplinaire.
Le concept accrocheur qui agit comme fil conducteur a de quoi piquer la curiosité, d’autant plus que Delvaux annonce dès l’introduction que les filles en série sont « ingouvernables », « occupent la marge » et résistent à leur chosification et au « devenir générique de la femme » (p. 10-11). On constatera hélas au fil de la lecture que cette résistance se fait aux dépens des principales intéressées, au prix de leur intégrité ou de leur santé (les bunnies de Playboy[i]), du respect de leur vie privée (Virginia Woolf), de leur liberté (certaines membres des Pussy Riot), voire de leur vie, si on considère les funestes destins de Nelly Arcand et Marilyn Monroe. L’analyse comparative entre l’auteure québécoise et l’actrice américaine est d’ailleurs un chapitre qui se démarque, à lire en parallèle avec la lecture proposée par Nancy Huston récemment dans Reflets dans un œil d’homme (Actes Sud, 2012). Huston avait montré comment le rapport problématique à l’image avait été fatal aux deux femmes et souligné la richesse et la sensibilité de la réflexion (dramatique, mais lucide) de Arcand; Delvaux insiste pour sa part sur le choix de ces deux femmes de s’insérer volontairement dans une série tout en, paradoxalement, cherchant à s’en démarquer.
Certains trouveront la lecture proposée par Delvaux quelque peu pessimiste. Mais force est de constater que la variété et l’abondance des exemples choisis empruntés à divers champs de la culture (des trésors de l’Antiquité jusqu’aux produits de consommation de masse) indiquent à tout le moins que la tendance identifiée repose sur un corpus substantiel. Dix-huit figures appuyées par le recours à une littérature variée permettent de voir la diversité des formes que peut prendre cette sérialité. Ces figures auraient gagné à être approfondies et développées, mais la contrepartie heureuse de ce choix est que l’ouvrage, dont la lecture est fluide, est accessible à un lectorat plus large que les milieux académiques. Par ailleurs, certaines prises de position auraient gagné à être accompagnées d’une démonstration plus étoffée, par exemple, le fait d’établir une opposition nette entre les termes de boys (connoté positivement, selon l’auteure), et girls, qui serait infantilisant et réducteur (p. 17), ce sur quoi Delvaux s’est expliquée en entrevue après publication. De la chair à canon des soldats à la chair-canon des pompiers (du moins dans certains imaginaires!), le masculin se présente lui aussi en série, thème pour le moins fertile que l’auteure n’exclut pas d’explorer dans un futur rapproché[ii], ce qui suscitera assurément beaucoup d’intérêt.
La série : une fatalité?
Une part importante de l’essai (p. 171-196) est consacrée à l’analyse de la série télévisée Girls (diffusée depuis 2012 sur la chaîne HBO) en tantqu’exemplification de la thèse de la sérialité, ce qui nous amène à prendre la question par un autre angle. Certes, l’imaginaire et les représentations culturelles que l’on trouve dans les productions télévisuelles sont, à première vue, très imprégnés de ce phénomène de sérification décrit par l’auteure. Mais certaines tendances récentes indiquent à tout le moins que la sérification n’est pas hégémonique, puisque l’on trouve dans cette nouvelle vague de séries télévisées des manifestations éloquentes des modes de résistance évoqués par Delvaux.
Les séries télé (principalement américaines) ont beaucoup évolué au cours des dernières années[iii], tant sur le plan de la qualité visuelle que de la qualité de la trame narrative, générant par le fait même un engouement indéniable auprès des fans et une frénésie de la part des spécialistes des media studies. Dans leur sillage, une imposante production d’ouvrages critiques dérivés (par exemple, la collection Philosophy and Pop Culture Series publiée par Blackwell) indique que la fascination pour ces productions ne se limite pas au fandom ou plutôt qu’elles génèrent une tranche supplémentaire d’aficionados dans les milieux académiques. Comme le roman et le cinéma jadis, ces séries télé nouveau genre présentent un point focal dans lequel se retrouvent concentrées nos représentations. En elles, le public peut reconnaître (souvent inconsciemment) les archétypes qui lui fournissent autant de repères culturels. Elles deviennent alors de véritables laboratoires d’exploration de nos craintes, espoirs et idéaux[iv].
Deux cas de figure illustrent particulièrement en quoi la représentation du féminin n’est non seulement pas confinée à la sérialité (ce qui n’est d’ailleurs pas la thèse qui est soutenue par Delvaux de toute façon), mais place souvent, au contraire, la marge à l’avant-plan (et de façon positive de surcroît). Si le phénomène des filles en série existe parce qu’on les fabrique ainsi (p. 17), on fabrique heureusement autre chose aussi. Les séries Mad Men (2007-2014[v]) et Dexter (2006-2013), par exemple, illustrent particulièrement bien comment la figure du féminin peut résister à sa chosification à l’intérieur même d’une trame sérielle.
Dans le cas de la série Dexter, le personnage central, Dexter Morgan, est en constante quête identitaire et en lutte pour arriver à fonctionneren société malgré un trait particulier de sa personnalité : il appert que c’est un psychopathe poussé à tuer dans l’ombre et dans la constante crainte d’être démasqué. Occupant un emploi de technicien de laboratoire pour la police de Miami qui lui permet d’opérer sous couvert, « notre tueur en série préféré[vi] » dépend, pour survivre, de double (sa sœur Debra, qui comme lui a suivi les traces du père pour se consacrer à combattre le crime et qui aide malgré elle Dexter à camoufler sa véritable nature). Il est également redevable à sa douce moitié, Rita, qui lui permet de ne pas éveiller la suspicion en lui fournissant un cadre de vie conjugale qui lui permet de se fondre dans le décor.
Pour des fins d’économie narrative, les personnages de Debra et Rita sont bien sûr antithétiques. La première est hors-norme, avec son parler coloré, son tempérament bouillant, sa physionomie et, surtout, son incapacité à se conformer au stéréotype féminin qu’incarne la seconde. Calme et posée et, surtout, mère exemplaire, Rita est en fait presque accessoire dans l’histoire. D’ailleurs, les deux femmes n’entreront jamais en conflit au cours des quatre saisons où elles se côtoient, comme si elles n’étaient pas des personnages distincts, mais formaient avec le personnage central un triptyque. En fait, si notre ami Sigmund avait été parmi les scénaristes de la série, le trio Debra/Dexter/Rita aurait plutôt été désigné par les termes Ça/Moi/Surmoi et ce rapport entre les personnages n’est pas sans évoquer la lecture proposée par Delvaux. Debra, qui résiste à la sérification (en ce qu’elle lutte pour être reconnue et acceptée telle qu’elle est) sera captive d’un tueur en série (saison 1), le frère biologique de Dexter. Heureusement, elle sera sauvée in extremis par ce dernier qui choisit de prioriser le lien unique avec sa sœur adoptive plutôt que celui qui l’unit à son frère biologique, son autre double qui incarne le pire de lui-même. En revanche, Rita, conforme au stéréotype féminin, succombera de la main d’un autre tueur en série. Manque d’imagination ou… volonté, de la part des scénaristes, d’explorer à fond les avatars possibles de l’archétype du tueur en série et de son rapport au féminin par un dédoublement de toutes les figures possibles? L’idée à retenir ici est que celle qui résiste sera sauvée, contrairement à celle qui était demeurée dans les rangs.
Dans Mad Men, le rapport entre les personnages féminins et masculins se présente autrement : alors qu’on peut dans un premier temps avoir l’impression que la série est à propos de Don Draper (interprété par Jon Hamm, qui est au centre de toutes les campagnes promotionnelles), on réalise rapidement que la série est en fait axée sur la progression de sa secrétaire Peggy Olsen. Parmi les figures féminines qui entourent Draper (dont sa première femme Betty, sa collaboratrice Joan Holloway, sa seconde épouse Megan et ses nombreuses maîtresses, car Don consomme les femmes en série), Peggy se démarque par sa résilience et son entêtement et est la seule qui arrive à faire dévier les plans de celui qui était à l’origine son patron, et qui la considérera progressivement comme une égale. Le mouvement d’émancipation de la femme est un thème constant de la série, qui se situe à une époque où celle-ci occupe pour la première fois un rôle visible dans les milieux d’affaires.
D’autres séries majeures présentent des variations sur ce thème. Par exemple, dans The Good Wife (2009-…), la femme d’un gouverneur d’État devient une figure publique malgré elle et se voit confrontée à relever non seulement le défi de la combinaison travail/famille, mais celui de se défaire de son identité de trophy wife. Luttant pour être reconnue pour elle-même (et non en tant que « femme de »), ses valeurs sont mises à l’épreuve, notamment par une série de personnages secondaires féminins importants. Ces femmes qu’elle doit affronter usent de stratégies dites féminines (jouer l’innocente, utiliser la famille comme prétexte pour obtenir des avantages, avoir recours à la séduction) pour arriver à leurs fins. C’est justement le fait qu’elles restent volontairement dans les rangs, « en série »[vii] qui constitue un obstacle pour le personnage central. D’autres séries mettent aussi l’accent sur le cheminement d’héroïnes aux prises avec le passage de fille à femme (Veronica Mars, Buffy, Borgen, dont le personnage central a beau être cheffe d’État, n’en est pas moins aux prises avec les mêmes ennuis que les autres). Du côté de la télévision mainstream, le même phénomène se produit : dans le téléroman québécois La Galère (2007-…), les quatre protagonistes se situent à différents degrés sur le spectre (de la petite fille à la femme pleinement assumée). Du côté de la comédie américaine, Tina Fey (sous son avatar Liz Lemon) montre dans 30 Rock (2006-2013) qu’il n’y a pas d’autre issue – semble-t-il – que d’agir en homme si l’on souhaite réussir dans un monde dominé par ceux-ci, du moins dans l’état actuel des choses. Ces séries s’opposent à celles qui, telles que Entourage (2004-2011), ne présentent leurs personnages féminins que sous la forme de « garces » ou aux séries policières qui font un usage abondant (voire inutile et problématique) de représentations de la femme[viii] en tant que victimes abondamment mutilées et/ou torturées (par exemple, True Detectives, diffusée depuis 2014).
Bref, ces quelques exemples évoqués rapidement ne visent qu’à souligner que malgré l’intérêt indéniable que revêt cet ouvrage, la place grandissante occupée par les inclassables, celles qui perturbent l’ordre de la série, donne à penser que tout n’est pas perdu. Si on est encore loin d’une émergence d’une véritable « société des marginales », pour reprendre l’expression de Woolfe à laquelle Delvaux fait référence (p. 31), il reste que cet essai original saura susciter réflexion et débat. Souhaitons qu’il ne reste pas confiné aux cercles habituels de converties et nous permette de mieux comprendre en quoi nous contribuons ou non à un phénomène qui n’est pas (et n’a pas à être) une fatalité.
[i] Le cas particulier des bunnies illustre particulièrement bien le propos du philosophe français Yves Michaud dans Le nouveau luxe. Expériences, arrogance, authenticité, paru en 2013 chez Stock : « Bien que l’égalité progresse et que les femmes soient un peu moins traitées comme des objets, elles relèvent autant que par le passé de la consommation de luxe, et parfois encore plus en termes d’ostentation. » (p. 55).
[ii] https://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/391042/des-filles-fabriquees (page consultée le 15 avril 2014).
[iii] DeFino, Dean J. (2014), The HBO Effect. Bloomsbury, 245 p.
[iv] Voir Thériault, Mélissa (en préparation) « À quoi servent les séries télé? ».
[v] Carveth, Rod et James B. South, éds. (2011), Mad Men : le rêve américain. Original Books, 253 p.
[vi] Garcia Fanlo, Luis (2011), « Sociological Analysis of Dexter, the Television Series », en ligne (page consultée le 13 avril 2014) : https://www.academia.edu/6004029/SOCIOLOGICAL_ANALYSIS_OF_DEXTER_THE_TELEVISION_SERIES_2011_.
Voir également Greene, R., George A. Reisch, Rachel Robison-Green, éds. (2011), Dexter and Philosophy : Mind over Spatter. Blackwell, 293 p.
[vii] Certaines lectures féministes voient toutefois ces stratégies comme autant de leviers d’empowerment (la question demeure matière à débat).
[viii] Sur ce sujet, voir Shepherd, Laura J. (2013), Gender, Violence and Popular Culture. Routledge, 152 p.