Des communautés qui séparent

Fleche

LORI SAINT-MARTIN

 

Berri-UQAM, en pleine heure de pointe. Debout au milieu de l’accès à la station de métro la plus achalandée de la ville, deux garçons de seize ou dix-sept ans, enlacés, s’embrassent à pleine bouche, longuement, passionnément, et je suis envahie de bonheur. Quel privilège de partager, même de loin, la passion et la félicité qu’exprime un tel baiser, et surtout si les deux personnes ne sont pas « censées » l’échanger. Eros contre Thanatos : je me suis sentie liée à eux, comme si leur baiser très public appelait une solidarité, une communauté, quelques jours à peine, quelques larmes à peine après Orlando. Ou peut-être que les deux garçons s’embrassaient sans la moindre intention politique (vivement le jour où un geste à la fois aussi banal et aussi extraordinaire sera possible pour tout le monde), et alors la communauté se composait plutôt de moi et de la personne qui m’accompagnait et qui partageait mon émoi. Et peut-être aussi de quelques autres passants qui ont aimé, eux aussi, que ces garçons n’aient pas peur.

Tout ça pour dire que, réelles ou imaginées, durables ou éphémères, les communautés sont affaire de frontières. In, out, nous, eux, exclu, inclus. Communauté : « état, caractère de ce qui est commun (à une personne ou à une autre ; à plusieurs personnes) » (Grand Robert). Qu’avons-nous en commun après tant de tueries ? Qu’ont en commun les femmes et les hommes ? Peut-il y avoir des lieux communs, des lieux de rencontre au sens humain et non sexuel, des lieux où on peut travailler, penser, construire ensemble ?

Je pense tout le temps à ces questions. Un baiser public me remplit d’espoir. Toute réitération de la norme m’inonde de peine et de furie. Le Salon de l’homme et le Salon de la femme, organisés tous deux à Montréal cette année, sont une incarnation concrète de ce qui ne va pas entre « eux » et « nous », un exemple extrême, navrant, d’une ségrégation sociosexuelle. Un salon, c’est un espace physique, mais aussi un lieu de rassemblement par affinités et goûts supposés ; au-delà des fins commerciales qui sont sa principale raison d’être, il invite la participation d’une communauté. En même temps, il fabrique lui-même cette communauté ; il inclut certains intérêts, en exclut d’autres et crée une image qui se répand au-delà de ses murs, voire diffuse un message, une idéologie. Impossible d’imaginer deux mondes plus différents — deux communautés plus opposées — que ces salons[1]. Le singulier qu’ils ont en commun — célébration de la Femme, de l’Homme — est la marque concrète de cette opposition : ils créent des essences, aux antipodes l’une de l’autre.

« L’ultime sortie entre filles » : voilà comment se présente le Salon de la femme. Les femmes, c’est des filles, évidemment. Des nunuches, serait-on tentée de dire, au vu des intérêts plutôt limités qu’on leur suppose. Avec des commanditaires comme « Minçavi, mon coach minceur » (plus infantilisant, tu meurs), on offre les thématiques suivantes : « Tendances mode », « Super vente mode et beauté », « Beauté et bien-être », « Saveurs et passions », « La zone de la mise en forme, des voyages et des loisirs » et « Le centre des affaires et de la carrière ». Vous avez remarqué une certaine redondance ?

Qu’ont donc en commun les femmes, selon le Salon ? Elles travaillent, bien sûr, mais surtout, elles se pomponnent. Elles passent leur vie à cuisiner (les « passions » annoncées sont uniquement culinaires), mais surveillent obsessionnellement leur ligne, paradoxe familier à toute lectrice des magazines féminins. Surtout, elles magasinent, c’est leur luxe, leur volupté, leur oxygène. Et comme ce sont des femmes, le plaisir s’accompagne forcément de remords (thème récurrent des publicités pour la crème glacée ou le chocolat). Sujet d’une conférence au salon de 2016 : « Apprenez à magasiner sans culpabilité ! » Même pour cette activité qui, à en croire le Salon, constitue l’expression la plus authentique et la plus spontanée de leur nature, elles ont besoin qu’on les prenne par la main.

En gros, les femmes sont d’éternelles mineures en quête des  « conseils en matière de mode, de beauté et de style » prodigués par « nos vedettes invitées ». Et quelles sont ces sommités ? Mise à part « Laurence Bareil, reine du shopping » (!), ce sont des hommes : les chefs Daniel Vézina et Martin Juneau, le « styliste » Jean Airoldi. On pense à ces publicités où la voix off qui vous vante le produit miracle est toujours masculine.

Voici comment le Salon cherche à nous appâter : « Quoi de mieux que de se retrouver entre amies pour une journée de relaxation, pour recevoir de fabuleux conseils, pour s’amuser et faire du magasinage hors pair! Nous avons de quoi pour (sic) plaire à toutes les femmes : de la venue de vedettes, à des dégustations de nourriture, à la mode et la beauté, aux ressources d’affaires et de carrières, et encore plus ! » Programme mince et pauvre (malgré les points d’exclamation un brin hystériques, omniprésents aussi au Salon de l’homme), dites-vous ? Cucul, dites-vous ? Arriéré, dites-vous ? En tout cas, si être une femme se résume aux défilés de mode et aux recettes, je n’en suis pas une. Nous sommes beaucoup, je le sais, à ne pas en être. Une idée, peut-être, un livre, une question sociale, une pensée qui ne soit pas liée à la consommation ? Pas au Salon de la femme. Un peu d’air, s’il vous plaît, on étouffe.

Si je ne suis pas une femme, peut-être que je suis un homme, on ne sait jamais. Y a-t-il plus d’air frais de leur côté ? Le slogan du Salon de l’homme est un appel vibrant : « Montre-nous ta vraie nature, viens vivre tes passions ! » Il est simpliste, essentialiste et un peu quétaine sur les bords (il faudra voir quelles sont ces passions), mais tout de même plus riche que « l’ultime sortie entre filles » – il s’agit de vivre, ce n’est pas rien!

Bien qu’aussi stéréotypées que celles du Salon de la femme — on n’a pas beaucoup d’imagination quand on répertorie les intérêts masculins et féminins —, les zones thématiques du Salon de l’homme sont plus nombreuses et plus variées : affaires/entrepreneuriat, automobiles/véhicules récréatifs, aventures/voyage, chasse et pêche, divertissement/culture, domotique/électronique, gastronomie/alcool, jeux vidéo/jeux de table, « man’s cave », mode/beauté, moto/quad/VTT, rénovation/hobbies/passion, santé/bien-être, sports/plein air, tatouage… Des photos montrent des chasseurs, des pêcheurs, un homme qui répare une auto, un verre d’alcool à côté d’un tonneau, une main brandissant quatre as, des cigares, des adeptes des sports extrêmes, un guitariste sur scène, un appareil photo. Beaucoup de gadgets et d’articles de consommation, bien sûr, mais aussi des activités nombreuses et agréables — sports, jeux, musique, bricolage — à pratiquer seul ou avec d’autres hommes[2], une solidarité, du mouvement, de l’action : l’homme fait, la femme paraît. Pour elles, la moitié des rubriques portent sur la mode et la beauté ; pour eux, une sur quinze.

La communauté créée par le Salon de l’homme se proclame large et inclusive : « Que vous soyez un homme d’affaires stylisé, un sportif, un bûcheron ou un pêcheur… Que vous soyez marié, en couple, célibataire, hétérosexuel, gai… Que vous soyez accompagné de votre blonde, votre épouse, votre chum, votre amie ou encore votre mère… » Personne ne parle d’inviter les hommes au Salon de la femme ; le Salon de l’homme serait donc plus « universel », comme ce qui touche le masculin en général (air connu, soupir las). Mais puisqu’on fait miroiter la chance de voir les cheerleaders des Alouettes en personne et de « poser avec les plus belles femmes du Summum », magazine masculin de porno soft, le chat sort du sac, pour ainsi dire : le Salon prône un type particulier de masculinité, celui précisément que défend Summum, l’un de ses principaux commanditaires[3]. Une masculinité à la fois affirmée — un homme, c’est fort, c’est conquérant, c’est une boule de testostérone ambulante et extrême — et fragile, menacée par les femmes et par les institutions sociales. La communauté masculine se construit en compagnie des autres hommes, mais aussi contre les femmes.

Le sexe féminin, pour le Salon de l’homme, se compose de deux groupes : les femmes qu’on veut baiser et les autres. David Paré, « coach en séduction », créateur de « la première école sérieuse de coaching au Québec » (on frémit à la pensée des écoles frivoles qui l’ont précédée), promet de « percer » ce qu’on nomme encore, comme au XIXe siècle, le « mystère féminin » (pourquoi pas le « continent noir », tant qu’à y être ?) Freud, Irigaray et tutti quanti peuvent aller se rhabiller, David Paré est là : « Psychologie homme-femme : la vérité ! » dissipera à jamais les ténèbres.

Les femmes du Salon sont belles et anonymes, confinées à des masses indistinctes (cheerleaders des Alouettes, girls de Summun) qui, loin de toute solidarité interne, sont entièrement tournées vers les hommes. Le programme de conférences évoque le spectre d’un autre groupe féminin : les méchantes mégères de la vraie vie, les sapeuses sournoises de la virilité. On propose une véritable bible de l’idéologie masculiniste : « Éveillez le Guerrier pacifique en Vous ! » (Ian Renaud) ou « Crise de la masculinité ou crise de civilisation » (Jean-Denis Marois). Impossible d’imaginer une conférence intitulée « Crise de la féminité ou crise de civilisation » : c’est le sort des hommes qui est le miroir de la civilisation, voyons !

Il y a pire. « La violence n’a pas de sexe », prétend Jean-François Guay : « Dans la foulée de l’affaire Galchenyuk, de plus en plus d’hommes parlent de la violence qu’ils ont subie ou des failles d’un système de justice qui, pour protéger les femmes, accuse les hommes sans discernement. » Statistiquement, on l’a mille fois vu, la violence a bel et bien un sexe — et elle est masculine —, et oui, beaucoup d’hommes sont violentés physiquement, mais le plus souvent par un autre homme. On rappelle une conférence passée de Guay consacrée à « un aspect méconnu de la violence conjugale : une utilisation à mauvais escient du système judiciaire contre les hommes ». Enfonçant le même clou, Luc Latreille montre aux hommes comment « survivre à l’aliénation parentale », c’est-à-dire la diabolisation par son ex-femme.

Les hommes sont donc victimes des femmes, victimes du « système » ; loin de dominer dans la société, ils ont besoin de protection, besoin de s’unir pour combattre les forces liguées contre eux. Une seule femme a droit de parole au Salon de l’homme : Lise Bilodeau, présidente de l’Action des nouvelles et nouveaux conjoints du Québec (ANCQ), selon qui les juges ont un « préjugé favorable pour les femmes ». (Traduction : la deuxième épouse trouve toujours que la première reçoit trop d’argent.) Le titre de sa conférence dit tout : « Quand les pensions alimentaires t’enlèvent ta dignité et te marginalisent »[4]. Le porte-parole du salon, l’ex-joueur de football Étienne Boulay, parle également d’avoir perdu tout contact avec son fils après une séparation houleuse. Plus que d’un thème, on peut parler d’une obsession et d’une nette visée politique.

Que les femmes ne soient pas des anges et que certains ex-maris et pères aient pu être lésés, c’est l’évidence même. Mais les conférenciers, comme l’ensemble des masculinistes, généralisent et dépeignent — inventent — un monde systématiquement hostile aux hommes. Théorie du complot, quand tu nous tiens… On va jusqu’à laisser entendre que les hommes sont exclus du champ littéraire, dominé par les femmes : « Alors que peu d’hommes au Québec se sont aventurés sur le terrain de la littérature érotique, Jean-François Guay démontre à travers sa plume fine et lubrique que ce n’est pas une chasse gardée féminine. »

À part l’appel à la consommation et la grande présence des hommes comme « experts », les deux Salons créent des espaces totalement opposés. Celui de la femme, procédant par tautologie, semble s’adresser à des lobotomisées : « Le Salon national de la femme est de retour au Palais des congrès pour offrir davantage de ce que les femmes préfèrent ! » Il est vide de contenu, vide d’idées autres que « Venez, achetez ! » Il ne crée pas de communauté, seulement une foule de mordues du magasinage, et ne propose aucune valeur, aucune cause mobilisatrice. Aucun appel au combat, aucune mention de droits à défendre. Papoter, se pomponner, faire la popote : voilà tout l’univers féminin, rond, compact, fade, endormi.

Au-delà de l’impératif mercantile, le Salon de l’homme vise à réveiller les consciences. Il martèle sans fin le credo masculiniste : les gars, unissez-vous, les femmes veulent votre peau ! Il fait des hommes une classe opprimée et crée entre eux une solidarité qui s’exerce aux dépens de « l’autre » sexe, rendu étranger par l’objectivation ou par la diabolisation. Bref, il fabrique une communauté entre les hommes en tant que victimes d’une injustice concertée et les invite à répliquer.

Un Salon, c’est un monde. Un monde temporaire, mais qui assigne des places durables : aux femmes, la féminité frivole, aux hommes, la défense d’une masculinité éculée. Je ne voudrais fréquenter ni l’un ni l’autre de ces salons. Symbole de mon malaise, la rédaction de ce texte m’a coûté un effort infini, moi qui écris presque toujours dans la jubilation. Ces mondes m’oppressent. Me dégoûtent. Me font honte. C’est ça, être une femme, un homme ? Quelle tristesse, quel ennui ! J’ai juste envie d’être ailleurs, loin, autrement. À Berri-UQAM à l’heure des baisers, par exemple.


Sources

Salon de la femme :

https://www.nationalwomenshow.com/fr/montréal/visiteur/

Salon de l’homme :

https://salondelhomme.ca

https://quebec.huffingtonpost.ca/2016/02/25/homme-honneur-salons_n_9318194.html

Lise Bilodeau et l’ANCQ :

https://quebec.huffingtonpost.ca/2016/03/11/pensions-alimentaires-le-malheur-des-peres-dans-lombre_n_9439422.html


[1] Comme je me suis intéressée à la construction des espaces sexués, ce qui suit se base sur les sites Web respectifs des deux Salons. Autrement dit, je traite ici de ce qu’ils disent à leurs client.e.s possibles — et donc aussi aux nombreuses personnes qui consultent leurs sites sans aller au Salon — et non de l’expérience de visite.

[2] En revanche, pas de rubrique « amour » ou « vie familiale », par exemple.

[3] Voir Lori Saint-Martin, Postures viriles, ce que dit la presse masculine, Montréal, Remue-ménage, 2011, pour une étude de Summum et d’autres magazines.

[4] Comme Luc Latreille est aussi représenté par l’ANCQ, ce groupe a deux fois la parole.