Des chemins encore inexplorés: les femmes cadres à la retraite
ISABELLE JOYAL
Lorsque les éditrices de la revue m’ont proposé d’écrire cet article sur ma thèse de doctorat en phase de rédaction et m’ont appris que je pouvais lui donner la forme que je souhaitais, j’ai immédiatement été emballée par le projet. Si la recherche universitaire et les écrits scientifiques habituels m’enivrent toujours par la richesse de leur contenu, je perçois parfois leur ton plus impersonnel comme une contrainte déplorable. Je parviens notamment difficilement à les utiliser pour rejoindre mes proches ou pour leur partager des découvertes qui m’ont pourtant souvent bouleversée.
Cette liberté qui m’est offerte, je veux donc l’utiliser pour vous parler de ces femmes que j’ai rencontrées dans le cadre de mon parcours doctoral en anthropologie, de ces femmes qui m’ont touchée et qui m’habitent, depuis. Je souhaite vous les présenter, à vous, mais aussi à ma tante, à mon oncle, à ma grand-mère, à ma mère, à mon père, mais surtout, surtout, à ma petite sœur, qui incarne à mes yeux notre société de demain.
Pourquoi la retraite des femmes cadres ?
Dominique,
‘Pourquoi t’intéresses-tu à la retraite des femmes cadres du Québec’, me demandas-tu, un certain matin de septembre, juste après avoir terminé d’avaler ta dernière bouchée de céréales? ‘Maman n’est même pas une cadre… en fait, personne qu’on connaît n’est une femme cadre… et puis d’ailleurs, c’est quoi une cadre?’
Parce que je sais que tu es patiente et que toi, tu sais que j’adore prendre quelques détours pour raconter une histoire (et inclure parfois beaucoup trop de parenthèses), je vais prendre le temps de t’expliquer pourquoi je me suis intéressée aux femmes cadres retraitées du Québec. En fait, je pense que ça va te paraître étrange, mais pour partir du début, il me faut admettre que tout ça remonte nécessairement à maman, à papa et à Mamie. Oui, je sais, c’est un peu cliché tout ça, mais que veux-tu… Maman, d’abord, parce qu’elle nous a appris à être sensible à la réalité des gens, parce que nous l’avons vue risquer son maigre salaire pour défendre les droits de ses consœurs, parce qu’elle nous a appris la construction des iniquités, l’importance de la responsabilisation face au sens et à la portée de nos actions, la nécessité de défendre ses valeurs et de se battre pour nos principes ainsi que le refus des frontières, de l’inertie et de la passivité. Papa, ensuite. Parce qu’il m’a transmis le respect de l’autre, le refus de l’injustice, la soif de découvrir et de comprendre, l’absence de jugement préalable et la considération des différents aspects d’une situation que l’on souhaite analyser. Enfin, Mamie. Mamie, parce qu’elle a bercé nos enfances des récits de sa vie, du Québec dont elle fut l’une des artisanes, de sa société, de ces Québécoises qu’elle a connues et engendrées. Parce qu’à travers elle, j’ai découvert la construction d’une société, la vie de paysans, d’ouvriers, de familles, de religieux, d’hommes et de femmes aspirant à bâtir un Québec, découvert les inégalités, les discriminations, la prise de pouvoir, les espoirs et les déceptions d’une représentante de sa génération. Parce qu’un jour, elle m’a partagé son désarroi face à la dissolution d’un lien social qu’elle sentait s’effriter, peu à peu, et ses questionnements, aussi, face aux rapports que notre société contemporaine entretient à l’autre et à l’argent. Parce qu’elle m’a confié, du haut de son petit balcon mal éclairé, par un soir de tempête venteux, entre deux silences trop longs et un sanglot étouffé, sa nostalgie des soirées d’antan, des rires et des pleurs qui résonnent encore, des tréfonds de sa mémoire. Parce qu’elle m’a pleuré sa nostalgie, aussi, de la proximité de ces autres qui lui sont désormais inconnus. Parce qu’elle m’a conté sa désolation face à la solitude et au rapport désincarné que représente pour elle un retrait au guichet automatique. Parce que, donc (et oui, j’y arrive…), j’aurai été marquée, à travers tous ses récits, par les efforts et les fruits du travail d’une génération, par l’influence des conditions de vie sur les choix opérés, par les connaissances, les solidarités et les prises de pouvoir libératrices ainsi que par la somme des changements et des transitions qu’elle avait vécues.
Vois-tu Dominique, c’est un peu pour toutes ces raisons que je me suis d’abord intéressée aux femmes québécoises, puis à leur retraite. Parce que je voulais comprendre ce que ça voulait dire être une Québécoise, ce que ça voulait dire pour les générations qui nous ont précédées, mais aussi ce que ça veut dire pour nous aujourd’hui. Puis, j’ai voulu découvrir le sens de cette transition de vie si importante, celle de la retraite, celle qui peut induire une rupture au regard des pratiques quotidiennes et du lien aux autres. Comment les Québécoises la vivaient-elles ? Continuaient-elles de travailler? Investissaient-elles davantage la famille ou la sphère des loisirs? Gardaient-elles leurs amis? Pratiquaient-elles de nouvelles activités? Préféraient-elles se retirer, seules? Et puis, au fait, que représente, pour elles, cette retraite? Quel sens ces femmes lui donnent-elles ? De fil en aiguille, exigences académiques obligent, j’ai dû circonscrire un groupe de femmes plus précis. Quelqu’un m’a alors parlé des femmes cadres, celles qui avaient géré et dirigé des équipes et des projets tout au long de leur carrière. Je me doute que tu le sais, ma sœur, mais, jusqu’à très récemment, peu de femmes avaient occupé de tels postes de pouvoir, habituellement réservés aux hommes. Il y a bien eu, au travers de l’histoire, quelques exceptions, mais force est de constater que les baby-boomers furent les premières à accéder aussi massivement à des postes de gestionnaires et de directrices tout en continuant de s’engager dans la sphère domestique et familiale. Elles auront alors profité, pour plusieurs, d’une ouverture sociale, politique et économique sans précédent dans l’histoire du Québec, insufflée, notamment, par la richesse d’après-guerre, mais aussi et surtout, par la Révolution tranquille dont on t’a parlé à l’école. Évidemment, quand je dis aussi massivement, tu devines bien que je dis ça parce que je compare à la situation antérieure puisqu’elles demeuraient largement minoritaires au sein de cet univers à forte prédominance masculine.
Bref, j’ai tout de suite été frappée par l’originalité de leur parcours, encore inédit au Québec. Réalises-tu que ces défricheuses ont emprunté des chemins encore inexplorés par leurs aïeules? Qu’elles sont parvenues à intégrer un univers professionnel duquel les femmes laïques étaient pratiquement exclues à ce jour? Qu’elles ont souvent dû tailler, mais aussi défendre cette place qu’elles ont occupée. Elles n’avaient alors généralement aucun réel modèle, dans leur entourage, de femme combinant à la fois leurs aspirations, leur carrière ascendante, leur niveau de responsabilité professionnelle et leurs responsabilités domestiques et familiales. Conclusion, elles ont dû créer un modèle qui fut le leur. Tu vois, Dominique, je me suis alors demandé : qui sont ces femmes cadres? D’où viennent-elles? Comment se fait-il, comme tu l’as si bien souligné, qu’il n’y en a pas dans notre entourage?
Et puis, aujourd’hui, au moment de prendre leur retraite, il n’existe toujours généralement aucun modèle, dans leur entourage, et même dans l’imaginaire collectif, de femme cadre retraitée québécoise les ayant précédées. Elles sont donc, à nouveau, invitées à créer leur propre modèle, à définir les termes de leur retraite. Ces femmes qui se sont souvent battues pour gravir des échelons professionnels, qui ont acquis des connaissances, des compétences, une expertise et un réseau professionnel fortement convoités par nombre d’employeurs potentiels, qui ont parfois sacrifié une part non négligeable de leur vie personnelle et familiale au profit des idéaux qu’elles poursuivaient, ces femmes, donc, que feront-elles de leur retraite? Maintiendront-elles des engagements professionnels? Qu’adviendra-t-il de leurs engagements familiaux? Quels types de rapports sociaux caractériseront cette nouvelle période de leur vie ? Voilà, Dominique, les questionnements qui m’ont amenée à rencontrer une trentaine de personnes, dont quinze femmes cadres retraitées du Québec répondant aux critères de mon projet de thèse (avoir occupé un poste de cadre au Québec, peu importe le niveau et peu importe l’organisation, recevoir des revenus de retraite depuis au moins deux ans et avoir au moins un enfant vivant) qui allaient en devenir officiellement les généreuses participantes.
Clins d’œil sur leurs parcours
Sans entrer dans tout le détail ethnographique et théorique des analyses de ma thèse, parce que ce serait beaucoup trop long, j’aimerais profiter de l’espace qui m’est donné dans ce court texte pour te présenter, même brièvement, ces femmes qui m’ont beaucoup appris… sur elles, sur moi, sur nous. Il y a mille choses que j’aurais envie de te partager sur elles, mille analyses, mille réflexions, mais pour aujourd’hui, j’aimerais juste t’offrir quelques bribes de leurs parcours, pour te donner envie, comme moi, de les connaître davantage.
Ce que j’ai appris, d’abord, Dominique, c’est que ces femmes n’ont pas toujours été des femmes cadres. Pour la forte majorité d’entre elles, elles n’ont même jamais été destinées à en être. Elles le sont devenues. Et si elles ont pu le devenir, force est de constater que c’est en partie grâce à ce contexte socio-économique québécois particulier de la deuxième moitié du 20e siècle dont je t’ai parlé, celui de la Révolution tranquille notamment, de la démocratisation de l’éducation et de la laïcisation de l’état à laquelle elle a donné lieu. Tu t’en doutes certainement, mais il s’avère que, selon ce que ces participantes m’ont partagé, l’entrée en formation représente une première étape décisive au regard de leur carrière et des choix décisifs à envisager, opérer et assumer. En fait, il semble que cette période de leur vie, la formation, loin de mettre en scène une séquence de décisions ou de tergiversations aléatoires, se présente plutôt comme une série de choix conscients et intentionnels dont on peut retracer des déterminants communs dans les récits des futures cadres. Ainsi, aux principaux modèles féminins qui leur sont très souvent présentés ainsi qu’aux contraintes conformistes et limitatives qui les accompagnent, une forte majorité de participantes opposent un besoin d’autonomie, d’indépendance et d’intégrité. Cette confrontation donne lieu à une première affirmation significative exprimée sous la forme du refus : refus du moule, du manque de marge de manœuvre, du conformisme, des limites imposées et, surtout, de l’absence de choix.
Très concrètement, plusieurs se détournent alors de deux alignements forts qui leur sont présentés, soit celui de ‘mère de famille à la maison’ et celui de religieuse, pour s’engager dans un alignement professionnel. Les coûts engendrés par les études, le désir pressant d’autonomie et la pression sociale contribuent à orienter plusieurs des participantes, principalement les plus âgées, vers trois professions considérées comme ‘typiquement féminines’, à savoir celles d’enseignante, d’infirmière et de secrétaire (d’autres étudieront dans d’autres domaines, certaines, plus jeunes, directement en administration). Non seulement s’orientent-elles dans un alignement de femme-professionnelle, mais aussi de professionnelle-mère. Tu vois Dominique, comme pour maman, le parcours professionnel de ces femmes, celui qui a précédé leur carrière de cadre, a mis en lumière un rapport de négociation tendu et ténu entre les engagements familiaux et professionnels qui, déjà, se font compétition, dans une certaine mesure. Les charges des responsabilités respectives de chacun de ces engagements rendent difficilement compatibles les investissements majeurs et prioritaires dans les deux sphères. Ainsi, plusieurs futures cadres choisissent de prioriser leur famille et de reporter leur ascension professionnelle.
Puis, éventuellement, souvent lorsque les enfants sont plus âgés et que le conjoint a stabilisé sa situation professionnelle, les participantes en viennent à assumer, pour la première fois, des fonctions de cadres. Il s’agit alors, pour la très forte majorité d’entre elles, du début d’une carrière ascendante au cours de laquelle elles deviendront des femmes à la fois cadres et mères. Leurs témoignages, investis, dépeignent alors le quotidien chargé de ces gestionnaires, mais aussi, ils permettent d’identifier certaines caractéristiques communes aux pratiques professionnelles de ces femmes : la passion, l’engagement, la performance et l’exigence, le souci de l’humain, l’intégrité et l’honnêteté, la créativité ainsi que la combativité. Pour ce qui est des rapports avec les collègues, s’ils sont généralement cordiaux, ils peuvent également dévoiler des dynamiques conflictuelles, notamment au regard des considérations de genre, ou, au contraire, de solidarité féminine. Enfin, cette période de la vie des participantes demeure teintée, pour une majorité d’entre elles, par l’exacerbation des tensions entre les sphères professionnelle et familiale. Différentes mesures sont alors adoptées par les participantes pour parvenir à négocier leurs différents engagement. Organisation de l’horaire de travail et de vie familiale, répartition des tâches familiales et domestiques avec le conjoint et contractualisation de certaines tâches sont à l’ordre du jour.
Enfin, vient le moment de la prise de retraite. Te rappelles-tu, Dominique, que maman, un peu avant de prendre sa retraite, s’était cassé la jambe ? Elle avait alors dû quitter temporairement le travail et rester à la maison durant quelques mois. Je ne sais pas si tu l’avais réalisé, mais je pense que ce fut pour elle un moment important de transition, de détachement, de prise de conscience et de réalignement pour la suite de sa vie. Étrangement, ce moment de crise un peu particulier, comme hors du temps, en rupture et en décalage par rapport à la carrière, souvent malheureusement déclenché par des problèmes de santé (de soi ou d’un proche), je l’ai retrouvé dans les récits d’une majorité de participantes. Je pense même que pour certaines cadres, ce moment d’arrêt obligé a induit une scission encore plus drastique compte tenu du rythme de vie effréné associé aux responsabilités de cadre. Toujours est-il que, devenues retraitées, les participantes rencontrées semblent avoir adopté trois types de parcours différents que je vais appeler ‘parcours type’.
Le premier parcours type regroupe une majorité de participantes, notamment celles qui ont assumé des fonctions de cadres supérieures, qui, une fois retraitées, continuent de déployer des pratiques professionnelles de cadre dans un contexte rémunéré. Néanmoins, elles m’ont vraiment bien expliqué, Dominique, que le travail revêtait alors un sens nouveau pour elles. En effet, souvent libérées des obligations financières et de l’attachement à l’ancien employeur, le travail à la retraite semble être associé à un niveau de liberté plus élevé : liberté de choisir son horaire, ses contrats, son employeur, ses projets, ses équipes, ses conditions de travail, etc. Ce niveau de liberté leur permet alors souvent de consacrer davantage de temps à leur famille (enfants, petits-enfants ou proches nécessitant du soutien), à leurs amis, voire à elles-mêmes ! Certaines renouent avec des passions délaissées (voyages, horticulture, dessin, théâtre, musique, sport, rénovations, etc.) ou en explorent de nouvelles. Elles acceptent également des engagements professionnels bénévoles dans le cadre desquels elles mettent leurs ressources et leur expertise de cadre à contribution d’organisations ou de projets qui leur tiennent à cœur.
Le deuxième parcours type, quant à lui, rassemble aussi plusieurs participantes qui maintiennent des engagements professionnels de cadre, mais dans un contexte non rémunéré seulement. Différentes raisons justifient ce refus de la rémunération, mais celles qui sont les plus souvent évoquées demeurent le refus des obligations et du niveau d’investissement associés au travail rémunéré, l’association de ce travail rémunéré à l’impression d’un ‘retour en arrière’ qui fait probablement écho au cheminement associé à une rupture découlant de la transition à la retraite, et, finalement, le souhait de ‘redonner à la société’ qui serait davantage en adéquation avec la notion de travail bénévole.
Enfin, le troisième parcours type, qui n’est emprunté que par quelques participantes, correspond à une retraite de laquelle sont exclus tout engagement professionnel, rémunéré ou non, et toute pratique professionnelle de cadre. Les femmes qui ont emprunté ce parcours m’ont expliqué avoir volontairement rompu tous les liens avec leur ancienne carrière (lieu de travail, collègues, dossiers, réseaux, etc.). Elles ont définitivement délaissé l’alignement de cadre pour s’orienter vers autre chose. Pour certaines, la retraite incarne même un moment de rupture par rapport à certaines pratiques de la vie quotidienne qu’elles associent à leurs anciennes fonctions (gérer, organiser, superviser, etc.). La retraite devient alors, pour ces femmes, une nouvelle étape de vie en rupture, dans une certaine mesure, avec la période qui l’a précédée.
Voilà Dominique ! J’espère que cet article t’aura permis de mieux comprendre pourquoi je me suis intéressée à ces femmes cadres québécoises ainsi qu’à leur retraite. C’est surtout ça que je voulais te dire aujourd’hui… Je souhaitais aussi que tu comprennes l’originalité de leur parcours dont je n’ai pu, malheureusement, qu’effleurer les contours. J’espère que les quelques informations que j’ai néanmoins pu te partager sur leurs cheminements auront suscité ton intérêt et piqué ta curiosité. J’espère, surtout, surtout, que cette lecture t’encouragera à voir des possibles là où d’autres n’en imaginent pas ainsi qu’à avoir la confiance d’emprunter des chemins encore inexplorés. Au très grand plaisir de poursuivre cet échange autour d’un bol de céréales lors de ma prochaine visite à Québec…
Ta sœur