Déplacement

ANNE-MARIE RÉBILLARD

Illustration : Catherine Lefrançois

 

Je fais un pas de côté sur l’asphalte surchauffé et gluant de l’année 2040. Mes baskets blanches, et propres, et blanches, et propres, et mes mains sales, et l’asphalte accroché à ma semelle qui s’étire en longs souvenirs chewing-gum Hollywood. Un goût de fraise rose bonbon se perd dans la crasse du masque qui recouvre ma bouche. Je fais un pas de côté, et tout ce que je laisse, c’est un déplacement d’air. Mon corps sec, et vieux, et cassant; mon corps aux seins à vif, mon corps qui a survécu malgré l’attaque, et ses vêtements, neufs, et cheaps, et neufs, et cheaps qui se décolorent sur ma peau. Mon corps qui pousse, l’espace d’un instant, l’haleine fétide de la ville à broil de l’année 2040. Je fais un pas de côté, et de l’air neuf s’engouffre dans l’absence que mon corps laisse à ta gauche. Tes petits pas sur le trottoir encore solide, tu as l’année neuve et insouciante dans le regard. C’était aujourd’hui. Aujourd’hui ta peau lisse, et rose, et lisse, et douce, et toute l’immensité innocente de ton esprit. J’ai fait un pas de côté, l’air s’est déplacé, et tu as pris toute la place à mes côtés – et tu respires calmement, supportant la chaleur qui enflamme tes joues. Je fais un pas de côté et je scrute tes joues rugueuses et moites, leurs poils naissants déjà écourtés et brûlés par l’attaque. Et tes joues enflammées, et ton souffle résilient, et ta bouche ouverte qui gobe l’air neuf que je t’ai laissé. Respire mon fils, respire, et marche, et laisse traîner tes pieds nus et calleux dans la rosée que l’aube aura laissée sur le peu d’herbe qui verdira mon corps. Piétine mes os, recueille ma poussière et trace des ponts immaculés sur l’asphalte mou de l’année 2040. Souille-les tes baskets usées, et sales, et usées, et sales; laisse les traces de ta fuite sur mon souvenir. Fais un pas de côté et regarde la mousse qui a verdi tes orteils. Il y a toujours de la mousse, jaunie et résistante, et rêche et ignorée. Elle était là quand l’air s’est pour la première fois déplacé; quand la mère a eu besoin de feu pour faire naître sa fille, entre ses dents crispées par le froid polaire, elle a soufflé sur les braises et l’univers a vacillé tant elle tremblait. Du bout de ses doigts couverts d’engelures, les ongles cassés, et noircis, et ras, elle a gratté la terre; avec la mousse, mon fils, elle a alimenté le feu. Garde ses mains dans ta mémoire, son pouce jadis meurtri et écrasé, continuant de pousser noueux et tordu, accroché à la bêche de sa survie. Son front en sueur, et résilient, et ridé penché au-dessus du fraisier. Elle fait un pas de côté, et je souffle entre ses dents. Suis l’air que je déplace, agite ta détresse dans l’espace laissé vacant; occupe, et résiste, et dresse-toi animal, à quatre pattes avec tes petits genoux éraflés, et cherche et retrouve avec mes mains nues les forêts profanes qui ont été épargnées.