Le dep ferme dans cinq

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Illustration: Anne-Christine Guy

 

Je peux jurer qu’à chaque minute qui passe, je suis en train de penser à prendre de la drogue. Si pour moi écrire ça est une confession, pour vous, le lire est un simple divertissement, un texte que vous parcourrez entre un top 10 sur les nouveaux restaurants végés et un article sur les couleurs tendance de la saison à venir. Vous lisez mes secrets les yeux ronds comme des jetons qu’on distribue dans les sous-sols d’église et autres endroits difficilement repérables de la rue. Parce que je sais que je ne suis pas seule, que mon histoire n’a rien d’extraordinaire. Après tout, je les ai vus les autres, ceux et celles qui se rencontrent dans les salles communautaires et les églises, je les connais tous, même ceux et celles qui n’y mettront jamais les pieds. An addict is an addict is an addict, dirait Gertrude Stein, aussi bien tous les mettre dans le même panier, car même si la dépendance à la drogue a plusieurs visages, au final c’est du pareil au même : paniquer parce qu’on ne trouve pas son briquet sa pipe son papier son sachet sa paille sa cuillère sa seringue, courir au dépanneur car il est 11 PM et il ferme ou encore car il est 8 AM et il ouvre, cruiser son dealer en échange d’une avance sur un quart un 3.5 un eightball. Si prévisibles, si manipulateurs, c’est ce qu’on dit de nous et de nos jeux de pouvoir, on joue non seulement avec notre vie mais avec la vôtre aussi. Je peux jurer qu’à n’importe quel moment de la journée je suis en train de penser à boire, à fumer, à sniffer, à m’injecter, vous me dites Pourquoi donc en parler, ce à quoi je réponds Pourquoi pas, pourquoi ne pas documenter le temps qui passe, qui ne se passe jamais bien, les minutes qui s’accumulent alors que chacune d’entre elles constitue un exploit, une petite victoire sur laquelle je me penche comme sur le berceau d’un nouveau-né, je me scrute constamment, des années de thérapie pour apprendre à mesurer le progrès naissant de cette partie de moi qui en veut toujours plus et pour qui le mot « assez » ne veut jamais rien dire.

 

Ç’a commencé à huit ans, quand, fascinée par l’idée de fumer, je demandais à ma mère s’il y avait des fumeurs ou fumeuses dans notre famille. Non, personne pour aider la fille de bonne famille qui voulait seulement voler des mégots, demander une puff, une smoke, un mal de cœur. J’ai donc fait ce que chaque enfant semi-saine d’esprit aurait fait, j’ai pris un bâton de cannelle et, allumettes en main, j’ai fait descendre la fumée épicée dans mes poumons. Le poignet cassé, l’index et le majeur bien droits, la bouche qui se ferme, pincée, une vraie de vraie Audrey Hepburn sur un poster cheap acheté au Rif-Raf des Promenades Saint-Bruno, la mine déconstruite par la déception que ce soit seulement ça, fumer. Déjà à cet âge, fumer n’était pas assez. Je cherchais quelque chose d’inatteignable, mais je ne le savais pas encore, alors j’ai décidé de passer à l’étape suivante : aller au garde-manger pour trouver des fines herbes à rouler. Moi qui n’avais aucune idée du type de papier à utiliser, j’ai pris une feuille dans le bac de l’imprimante pour en découper un rectangle avec mes ciseaux bleus de droitière, initiales « MD » sur la lame. J’ai placé les herbes bien au centre et j’ai roulé le papier du mieux que j’ai pu, priant pour que personne n’entre dans ma chambre à ce moment précis. On dit que pour les addicts, le rituel est aussi important que la consommation elle-même, le cœur qui bat et l’anticipation de savoir qu’on va retrouver un rush familier. Déjà, enfant, je me lançais tête première dans un piège si bien tendu, lighter de BBQ en main j’errais dans la cour arrière à la recherche d’un coin sombre où allumer ma création, je ne me doutais pas que tout ce que j’allais aspirer ce serait de la grosse fumée noire, âcre, qui tache les poumons. De toute façon, ça m’importait peu, car tout ce que je voulais, par ce geste de rébellion, c’était m’échapper de moi-même un instant, faillir à mon rôle de première de classe. Oui, après tout, ceci est une histoire comme une autre où la protagoniste hérite d’un surnom digne d’une sous-catégorie de films Netflix : poor little rich girl.

 

Ç’a commencé dans un sous-sol de banlieue où j’ai pris ma première gorgée d’alcool, si on peut appeler ça de l’alcool les drinks de prédilection des ados sont toujours fruités, sucrés, « Tornade » ou « Boomerang » ou tout autre nom qui sonne comme « première brosse », pendant que, déjà à 13 ans, mes amies faisaient de la mescaline sur le top du Mont-Saint-Hilaire avant de se retrouver dans un spécial ado Claire Lamarche. Moi j’étais la peureuse de service, celle qui avertissait de la venue des patrouilleurs, celle qui appelait les parents, celle qui s’assurait que personne ne s’étouffe dans son vomi. Quel comportement étonnant! Peut-être que je voulais me protéger de moi-même. C’était avant de céder complètement, de tomber dans l’exagération des escapades nocturnes, des mensonges cachés dans un tiroir de commode rose pâle, des appels à la voix feutrée pour discuter de plans qui ne se révèlent pas. J’ai goûté à tout en même temps : de la liqueur de menthe à la bouche des garçons, du rhum & coke à la bouche des filles. C’était comme si une barricade avait sauté et que la gentille fille se changeait en démone, celle qui invente des histoires à ses parents, celle qui gribouille dans son agenda pendant que la prof de français s’époumone, celle qui se lie d’amitié avec Chloé dont le père est dealer, Chloé et ses sachets sentant la moufette, Chloé et son discman sur lequel on écoute du hip-hop sur la promenade, faisant des allers-retours au dépanneur qui vend des cuisses de poulet pané et dont le proprio s’appelle Tit-Criss, Tit-Criss qui nous refile des smokes à l’unité et nous on égraine le tabac dans notre pipe, regardant la ville s’embrouiller sous nos yeux avant de déclarer « Hey, ces deux lampadaires-là sont vraiment en ligne droite » et ensuite rentrer en cours de maths où je ne comprends rien à rien mais où j’obtiens quand même des scores avoisinant les 100 %. Le tour de magie de la vie, c’est de convaincre les gentilles filles que jamais rien de mal ne leur arrivera et qu’elles sont au-dessus de tout, car pendant ce temps-là elles peuvent continuer de s’enfoncer en toute tranquillité.

 

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ça n’a pas commencé le jour où j’ai tellement bu de sangria dans un atelier de poésie avec Sina Queyras que j’ai dû appeler mon dealer pour le rejoindre sur Bishop avant de m’enfermer dans les toilettes du Reggie’s, clés et sachet en main. Ç’a commencé bien avant ça, lors du week-end du premier Osheaga, hashtag hispter, après le show de Duchess Says sur la petite scène dans le bois. Week-end durant lequel j’ai finalement rencontré mon amie MySpace Alice dans la Lune, qui m’a introduite à mon nouveau bar préféré : pas le Tokyo, pas le Biftek, celui juste à côté avec le plafond doré et les divans zébrés. En réalité, cette drogue, ce n’était pas la première fois qu’on me l’offrait, mais c’est la première fois que je disais oui. J’ai dit oui à Alice, oui, Go ask Alice et elle a dit oui, alors j’ai plongé le nez premier et c’est là que j’ai commencé à oublier. Oublier les toilettes, les plafonds, les murs, les appartements, les nombreux afters où l’on se fait meilleures amies devant le miroir de la salle de bain, ne prenant même plus la peine de détourner les yeux si l’une d’entre nous va pisser dans la toilette qui déborde dans le coin de la pièce. Si tous les lieux où j’ai consommé pouvaient s’illuminer sur la map de Montréal, on aurait droit à un festival de lumières digne des plus beaux Feux Loto-Québec. En fait, à cette époque, la ville entière était en feu et je me laissais immoler sur la croix du Mont-Royal comme si on tournait un clip de Madonna. Je me laissais brûler par tous les bouts, tous les orifices, toutes les fissures, le feu remplissait le vide et le vide éteignait le feu, repeat, once again, without feeling.

 

Ç’a commencé lors de ma première année de maîtrise, en sortant du métro Berri pour me rendre à mon séminaire, anxieuse, stressée. Je cherchais mon chemin vers ma salle de classe, je cherchais aussi un peu de confiance en moi, alors j’ai succombé et je me suis dirigée, pochette American Apparel en cuir à la main, aux toilettes du quatrième étage avec pour seul désir de m’enfermer dans une cabine, espérant que personne n’entre pendant que je fais ma business, mais m’en foutant à la fois, les bâtons dans les roues je sais me les mettre moi-même merci. J’ai sorti un flacon de comprimés blancs, gravure « DD » d’un côté et « 8 » de l’autre, l’ai déposé sur la surface brillante en métal contenant les rouleaux de papier, glam, j’ai appuyé de toutes mes forces de sac d’os de 105 livres sur un compact Cover Girl pour pulvériser finement le comprimé, puis diviser la précieuse poudre en une ligne bien droite, mon chemin vers la joie à moi, comme ce chemin de pilosité reliant le nombril au sexe. Moi, ma joie, c’est de m’envoyer cette poudre dans le corps, ça me procure le même plaisir que le sexe, du pareil au même. Je suis retournée en classe, les doigts sur les parois brunes des murs, les pieds sur le carrelage beige, la tête ailleurs complètement, j’ai levé la main, posé des questions, cité Courtney Love. À la pause je suis allée m’acheter un paquet de Post-it rose fluo, deux crayons Pilot noirs, un Moleskine à 35 $. Bref, j’ai fait ma pense-bonne juste pour flasher, juste pour oser m’estimer le temps d’une soirée, oublier que je suis une semi-littéraire qui a trop foxé, une ex-gentille fille qui ne trompe plus personne sauf peut-être seulement elle-même, parfois.

 

Ç’a commencé chaque jour de ma vie où je regarde l’horloge en me disant Juste une petite minute de plus. J’essaye de retarder l’heure de ma consommation, repousser mes limites. Cependant il faut prendre en considération que la guérison est une illusion. Addiction is a disease, qu’ils disent, mais pas vraiment, pas si on n’en guérit jamais. Addict un jour addict toujours. Si ma consommation problématique découle non seulement de la génétique, mais aussi de nombreux facteurs sociaux, comment guérir complètement? Comment triompher dans une société qui nous heurte lorsqu’on est née sans carapace, la sensibilité à fleur de peau alors que je suis nue dans la foule, signe astrologique Cancer c’est moi oui allô? Juste une petite minute de plus, juste un petit effort gros comme une montagne. C’est avec l’expérience que ça devient plus facile. C’est en luttant qu’on finit par triompher, c’est en forgeant qu’on devient forgeronne. Oui, tout ceci est vrai de vrai, un pep talk de championne de la consommation, des phrases entendues mille fois qui font du sens comme par magie un bon matin, it works if you work it mais il faut que tu trouves ce qui marche pour toi. Toi seulement détient la clé du succès, magie! Magie comme quand j’étais enfant et que je préparais des potions dans la cour arrière chez mes parents, un peu de boue, un peu d’herbe, beaucoup de temps passé à inventer ces recettes de sorcière, sorcière un jour sorcière toujours. Je suis depuis longtemps experte des liquides, des comprimés, des poudres. Une vie entière passée à calculer, attendre, souffrir, sourire, bien mélanger, pour finalement réaliser que c’est un état constant pour moi, chaque heure, chaque minute, chaque seconde : ça recommence, juste une petite minute de plus.