Denise Desautels

NUITS

 

Mais il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

 

 

 

 

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières fourmillent d’obus.
Mais laissez-le donc tranquille.
Manœuvrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 



Blessée. / Quelque chose se plaint, sans un mot.
Christa Wolf

Nuit II

 

 

 

 

Sur la table de survie le froissement des voiles
peau poussière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Subrepticement c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faiblissent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout.
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peupliers centenaires abattus devant sa porte.

 

 



tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régimbald

Nuit III

 

 

 

 

 
Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanches retenues par la force du silence.
La peur a suffi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouffre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Raconte dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

Chaque matin bouge la mort / dans la vie incertaine
Marie-Claire Bancquart

Nuit IV
 
Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ventre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minuscule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime.
Reclining Mother with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encerclé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 



Aujourd’hui / je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V
Il a toujours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouillard dans la chambre.
La scène. Un lit de violets sombres où viennent
se blottir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait perdu de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Baladine Howald

Nuit VI
C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouffre planté dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûcher. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
prolifère dans ses vocalises mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oublier laisse-moi être sans voix.
Endormi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syllabe volubile.

 


Le texte NUITS, accompagné d’une peinture et de six estampes d’Yves Picquet, est paru en livre d’artiste tiré à 12 exemplaires, en juillet 2016, aux éditions Double Cloche à Plouédern (Bretagne).

 


Née à Montréal, elle a publié plus de vingt recueils de poèmes et récits qui lui ont valu de nombreuses distinctions, parmi lesquelles le Grand prix Québecor du Festival international de la poésie de Trois-Rivières à deux reprises, le prix du Gouverneur général du Canada, le prix de la Société Radio-Canada, le prix Athanase-David et le Prix de Littérature Francophone Jean Arp. Plu­sieurs de ses textes sont parus dans des an­thologies, au Québec et à l’étranger, et ont été traduits dans diver­ses lan­gues. Son best-seller, Tombeau de Lou, publié aux Éditions du Noroît en 2000, est paru en catalan, en 2011, à Barcelone (Tomba de Lou, trad. Antoni Clapés), en anglais, en 2013, à Toronto (Things that Fall, trad. Alisa Belanger) et en espagnol, en 2015, à Guadalajara (Sepulcro de Lou, trad. Silvia Pratt). Liée à plusieurs titres au monde des arts visuels, elle a collaboré à plusieurs expositions – dont la toute dernière, De la chair au continent­. Une pietà, en compagnie de l’artiste Louise Viger et du musicien Éric Champagne, présentée chez Circa art contemporain, en 2012, et à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, en 2016 – ainsi qu’à une vingtaine de livres d’artiste réali­sés au Québec, aux Éditions Ro­selin, en France et en Belgique, chez Collectif Génération, aux Éditions Double Cloche, La Sétérée et Tandem, entre autres. Ces ouvrages ont fait partie d’expositions d’envergure, et plusieurs ont été acquis par des musées et d’importantes bibliothèques, tant au Québec et au Canada qu’aux États-Unis et en Europe. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.