Le décompte du coq-à-l’âne
Hélène Matte,
poète indisciplinaire et prolétaire culturelle
Illustration: Hélène Matte
Photo: Jean-Christophe Blanchet
Le décompte jusqu’à la prochaine année est commencé. Nous ne calculons plus les secondes mais caressons de multiples deuils comme on égraine un chapelet. Ici, l’adieu à un commerce de proximité; là, à un ami de toutes les causes dont le cœur s’est arrêté; encore, l’adieu à une justice qui mesure la prison à vie à hauteur d’une génération et qui acquitte les violeurs en récusant les victimes. Les temps changent. Or la fatalité demeure quand nous pleurons nos convictions de larme en larme. Un décompte en compte-gouttes?
Il n’y a pourtant pas de quoi subir le supplice de la goutte d’eau! Sauf pour des populations autochtones qui en ont tant besoin, nous avons l’eau courante, et le fleuve tout puissant… pollué à l’extrême, avons-nous appris récemment, stupéfaits. Mais pourquoi s’attarder aux microplastiques? Il faut voir plus grand n’est-ce pas? Ou tabletter les rapports une fois que le mal a ravagé nos espaces. Les chantres de Laurentia poursuivent leur propagande dégueulasse. Une poignée d’étudiant.e.s ne suffiront pas à anéantir l’épouvantable GNL. Voilà que la cimenterie de Port-Daniel appartient à des intérêts brésiliens, pays dictatorial par excellence, destructeur des poumons de la planète et des droits humains. Mais réjouissons-nous, les quelques travailleur.se.s conserveront leurs emplois! Partout au Québec, nous subissons le chantage économique, nous nous soumettons à la compromission comme nous obéissions jadis aux litanies de l’Église. Lavage de cerveau ou exode de la pensée critique : peuple à genou, le nouvel ordre mondial nous bénit au front! Un décompte en marteau-piqueur?
En cette période de temps des fêtes sans fête, il n’y a pas que le museau du renne qui clignote. C’est le voyant d’urgence de toute une espèce. Je ne vise pas les centaines de cervidés ou d’humain.e.s victimes de la banale banlieusardisation du petit monde. Je vise les caribous des bois : ces bêtes sacrées, à la fine pointe de l’évolution animale, entièrement adaptées et solidaires à leur environnement, au point de s’y confondre dans une quintessence de beauté, de drame et de silence; au point de disparaître dans l’avilissement de leur univers. Que nous reste-t-il? Un décompte en battements de cœur.
Je vous entends me dire : « Ça suffit la poète! Tu ne règleras rien du tout avec ta prose anxieuse! Mêle-toi de tes affaires! » Or, en ce qui me concerne, c’est du pareil au même. En culture, la liberté et l’initiative artistique qui partageaient déjà leur domaine avec une bureaucratie de plus en plus directive se voient définitivement gentrifiées par la technologie. Les structures et les hiérarchies sont priorisées, et ce, au détriment d’une écologie propice à un sain développement du milieu. L’autogestion, revendiquée et organisée depuis quelques décennies, est gangrénée par l’ingérence et la précarité. Les valeurs sont hantées par des idéologies de bonnes consciences qui, plutôt que de parer aux manquements systémiques, exacerbent les contradictions et paralysent les réalisations. Un décompte en déconfitures.
Je suis la poète empanachée. Je rêve d’expressions critiques, senties et rassembleuses, de mutualisme et de justice. Or, je me sens menacée par l’industrie culturelle. Et l’empire de l’humour m’attriste. Mon souhait pour la nouvelle année est de concevoir une œuvre dont l’objet dépasse les ambitions individuelles, les restrictions administratives et les dictats économiques; une œuvre qui, au-delà de sa propre « discipline », travaille à un mieux-être collectif en cherchant à se dépasser elle-même. Désœuvrée, endeuillée, je le suis donc! Désenchantée, non! En ces temps sombres, l’historien de l’art Didi-Huberman nous rappelle, selon une formule de Fédida, que « le deuil met le monde en mouvement ». Il serait alors possible de renverser les valeurs et d’appliquer une jouissive inversion énergétique de notre accablement car « perdre nous soulève ». Ainsi, chaque deuil est un espace de déploiement pour nos désirs. Chaque deuil est une prière et un vœu d’avenir. Adressons-les dorénavant non pas au ciel, mais vers nos territoires et pour nous-mêmes. Réalisons-nous. Soulevons-nous. Bienvenue 2021.