De la reconduction de quelques clichés
CLARA LAGACÉ
Patrice Lessard, Cinéma Royal, Montréal, Héliotrope, 2017.
Louiseville, petite municipalité au maire rébarbatif qu’on connaît malheureusement trop bien – d’ailleurs réélu l’automne dernier – est le lieu choisi pour camper l’intrigue du plus récent roman de Patrice Lessard, Cinéma Royal, paru chez Héliotrope à l’automne 2017.
Cinéma Royal raconte l’histoire de Jean-François, surnommé Jeff, barman depuis plus de vingt ans à la taverne Windsor. C’est un sympathique raté. Un jour, son quotidien morne et prévisible, qu’il affectionne néanmoins, est bousculé par l’arrivée de Luz. Gros plan d’abord sur ses longues bottes sexy, puis on recule jusqu’à un plan taille pour prendre pleine mesure de sa beauté mystérieuse et exotique (elle vient d’Espagne), qui ne cadre d’aucune façon avec le décor fané du bar (et de Louiseville en général). S’ensuivent quelques semaines de séduction durant lesquelles de nombreuses bouteilles de vin rouge sont englouties. Jeff tombe amoureux de Luz et cela semble réciproque, malgré ou en raison du mariage malheureux de cette dernière. Pourtant, cela paraît pour le moins surprenant que cette ténébreuse étrangère se soit éprise d’un homme qui selon ses propres dires est « une insignifiante personne » (p. 101) sans ambition. Alors que Jeff doit s’évader avec sa douce, celle-ci disparaît, confirmant les réticences inavouées de notre narrateur (et les nôtres). Je n’en révélerai pas plus ; il s’agit d’un roman à intrigue après tout! Suffit de mentionner que la troisième partie est particulièrement délectable sur le plan de l’autodérision et des aventures rocambolesques.
J’admets donc avoir été complètement prise par la trame narrative cocasse, voire tenue en haleine par un dénouement que je pouvais certes deviner, mais qu’il me hâtait tout de même de lire. Or, en déposant le roman, un goût âcre m’est resté en bouche. Ne venais-je pas de dévorer une histoire qui donne à lire une représentation très stéréotypée d’une femme fatale — exotisée de surcroît, lieu commun sexiste des films noirs et de notre imaginaire collectif depuis la chute d’Ève?
Il faut dire que Cinéma Royal regorge de clichés et s’amuse à les grossir jusqu’à les rendre dérisoires. L’important intertexte avec le cinéma de Hitchcock et l’exploration des codes et l’esthétique des films noirs y est pour beaucoup. Luz fait ravage dans la vie de Jeff qui est obnubilé par sa beauté provocante. Elle est mariée à Alexandre Gagné, un avocat lié à « la pègre locale », et affirme vouloir se venger de lui et du traitement qu’il lui réserve. Tous les ingrédients pour une intrigue à la Fenêtre sur cour – film qui obsède d’ailleurs nos deux protagonistes – sont au rendez-vous.
Cependant, bien que Lessard joue avec plusieurs stéréotypes, il en reconduit par ailleurs d’autres. De fait, on n’accède jamais à la subjectivité de Luz. Comme dans les films dont le roman s’inspire, la femme fatale de Cinéma Royal demeure un objet de fascination qui occupe certes un rôle central dans l’intrigue, mais est avant tout l’objet de désir du protagoniste masculin. Rien dans le roman de Lessard ne laisse penser que ce schéma est ébranlé. Pas même lorsque son narrateur remarque qu’« il n’y avait aucun personnage féminin dans la nouvelle [qui a inspiré Fenêtre sur cour], c’est Hitchcock et son scénariste qui avaient inventé Lisa, Stella, Miss Torso et Miss Lonelyhearts » (p. 86). Sommes-nous supposés-es remercier Lessard d’avoir également inclus quelques personnages féminins dans le sien? Leur seule présence ne suffit pas.
D’ailleurs, les autres personnages féminins dans Cinéma Royal sont presque exclusivement des femmes sur qui Jeff a fantasmé par le passé. Par exemple, on apprend que Luz habite dans l’ancienne maison d’Élisabeth, la grande sœur d’un de ses amis d’enfance qui personnifiait, à l’époque, tous ses rêves sexuels adolescents : « Son maillot rouge enserrait sa lourde poitrine et je rêvais d’elle et me masturbais frénétiquement chaque jour en imaginant ses seins dans mon visage alors qu’elle se penchait pour les mettre à ma portée » (p. 123). Élisabeth n’existe que relative au regard objectivant du narrateur. Les lecteurs-trices baignent dans un univers qui donne peu d’agentivité et encore moins de complexité aux personnages féminins mis en scène.
Bref, si je peux accepter que Luz, comme Jeff et Alexandre Gagné, occupe une fonction spécifique dans cette intrigue hitchcockienne, il m’est plus difficile d’avaler le fait qu’elle n’a pas pour autant de subjectivité propre. Je me serais attendue à une plus grande complexification des rôles féminins dans le cadre d’un roman qui ironise sur les codes des films noirs – du moins, certains de ces codes.
P.S. Puisqu’on parle de cinéma, ajoutons que Cinéma Royal est loin de réussir le test Bechdel.
Flectures
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